Le Collier des jours/Chapitre XL

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Félix Juven, Éditeur (p. 165-172).




XL




Le jour où elle parut, dans la petite classe, je crus avoir une hallucination.

On avait annoncé une nouvelle élève, mais sans rien dire de plus, et ce que je voyais était si inattendu, si invraisemblable, surtout dans ce milieu austère, où tout était endeuillé et sombre, qu’il me sembla que je rêvais.

Celle qui descendait, avec hésitation, le petit escalier de bois, c’était une aimée !… Vêtue d’une veste écarlate, à manches de gaze lamée d’or, elle était coiffée d’une calotte brodée de perles, posée de côté, au-dessus de deux belles nattes blondes.

Quelle vision ! toute la classe était béante de stupeur, tandis que la nouvelle venue, plus grande qu’aucune de nous, fronçait le sourcil et baissait la tête, au point de cacher son visage, tellement elle était intimidée d’être regardée par tant de paires d’yeux.

Le premier étonnement passé, malgré les : « Chut, chut » et les coups de règle de la mère Saint-Raphaël, les élèves étouffèrent mal leurs rires et leurs chuchotements moqueurs. Ces petites filles, alors, me parurent si ridiculement sottes que je les pris définitivement en grippe.

Je sortis de mon banc, ce qui n’était pas permis, et passant derrière la chaise de la religieuse, j’allai, dans un élan spontané, embrasser la nouvelle venue.

— De quel pays es-tu, pour être si belle ?

— Je suis Valaque, me répondit-elle.

— Comment t’appelles-tu ?

— Catherine.

— Eh bien ! Catherine, je serai ton amie, et tu n’as pas besoin d’avoir peur de ces petites cruches-là.

Le lendemain toutes ces splendeurs avaient disparu, Catherine avait pris le deuil ; le ruban de laine verte de la division remplaçait les palmettes d’or et les gazes lamées ; mais elles existaient toujours pour moi, je savais tout cela enfermé dans un coffre et la jeune Valaque restait à mes yeux une personne mystérieuse et attrayante.

Elle était douce et craintive, avec un visage un peu large, des yeux bruns et le teint légèrement brouillé de taches de rousseur. En somme, dépouillée de son costume original, elle n’avait rien de très particulier dans l’aspect, mais son caractère était singulier ; sa manière de parler, ses gestes, tout me rappelait à chaque instant son origine et ce qu’elle contenait d’inconnu.

Je me mis à l’aimer beaucoup, et mon chagrin s’en alla. Tout fut changé autour de moi. Je commençais à examiner les êtres qui peuplaient le couvent ; jusque-là ils n’avaient été pour moi qu’une foule vague, et, poussée par mon caractère insoumis et mon instinct de domination, au lieu de ruminer mon ennui, j’entrepris la conquête du couvent !

Dans la classe, je ne quittais plus la première place, à droite de la religieuse ; Catherine, plus âgée que la moins jeune de la division, était en retard, quoique sachant parler le français ; elle mérita cependant par son application, la seconde place, et, ainsi, elle était en face de moi, tout près, devant l’autre versant des pupitres noirs.

J’avais établi, entre elle et moi, toute une télégraphie de clins d’yeux et de grimaces, que j’employais quand il était défendu de parler, et qui la remplissait de terreur. Elle craignait, surtout pour moi, les punitions, mais j’avais toujours une provision de bons points, que je m’efforçais de gagner, uniquement pour avoir de quoi me libérer et pouvoir tout me permettre. C’était là, la base initiale de mon indépendance ; j’étais étonnamment sage et laborieuse, dans le seul but d’échapper à la règle.

Cette combinaison, fruit de profondes réflexions, embarrassait beaucoup l’autorité ; sous peine de renverser l’ordre établi par elle et de rapporter ses propres décrets, elle était bien forcée d’accepter les rançons qu’elle avait fixées, et de subir mes infractions. La mère Saint-Raphaël disait « que je me déguisais en ange pour mieux faire le diable… »

Je tenais beaucoup, surtout, à quitter la classe sans permission, car cela me paraissait très humiliant de demander toujours à être autorisée, pour les actes les plus insignifiants. Pendant les quarts d’heure de repos, où l’on était à peu près libre dans la classe, je m’échappais, entrainant Catherine, quand elle avait assez de courage et était munie de bons points. Nous allions rôder dans les couloirs, à la buanderie, à la cuisine, dans le jardin des religieuses, et en tous lieux où il était défendu d’aller. Quelquefois nous montions, posément, l’escalier bien ciré qui conduisait aux appartements de la supérieure et des dames assistantes, et nous frappions à la porte de la vieille mère Sainte-Trinité, dont l’enfance sénile se réjouissait toujours de la nôtre, et nous comblait de verres de cassis et de croquignoles.

Au retour de ces escapades, je payais tout de suite en petits bouts de papier bleu et Catherine, honteuse, s’exécutait aussi, tout attristée et repentante.

Il y avait, pourtant, des punitions pour lesquelles je dédaignais de me racheter, celle surtout qui consistait à avoir le tablier noir relevé sur la figure. En général, toute la classe la subissait en même temps et je trouvais cela plutôt amusant et très ridicule. J’avais d’ailleurs un moyen, qui réussissait presque à coup sûr, de faire pardonner à toutes.

Une verve très singulière m’était venue depuis quelque temps, un besoin de discourir abondamment, sur les sujets les plus imprévus. La teneur et le style de ces beaux discours m’échappent tout à fait, mais j’ai le souvenir très net des effets qu’ils produisaient.

Le tablier sur la tête, dans le silence consterné de la classe, je commençais à parler, à demi-voix, comme à moi-même, puis je haussais le ton insensiblement. Je m’adressais à mes compagnes, les exhortant, sans doute, au repentir, avec des inflexions et des éclats de voix de prédicateur en chaire.

À travers l’étoffe, j’y voyais un peu. Je guettais le visage de la mère, je voyais le coin de sa bouche remuer, pour un sourire qu’elle retenait, mais, de plus en plus irrésistible. Tout à coup elle se renversait sur sa chaise, en éclatant de rire :

— On n’a pas idée d’un pareil démon, disait-elle, qui est-ce qui lui souffle tout cela ?

Presque toujours elle ajoutait :

— Allons, je pardonne, reprenez vos livres.

J’allais alors la remercier, et elle m’embrassait, en recommençant à rire…

Cette verve bizarre ne se bornait pas aux paroles, j’écrivais aussi. Ma grand’mère m’avait fait cadeau d’une papeterie, où étaient rangés, avec leurs enveloppes, des cahiers de papier à lettres, rose, vert pistache, bleu tendre, lilas, tout à fait jolis. Elle me les avait donnés pour m’inciter à écrire à ma famille, mais je n’avais rien à lui dire.

C’était à la mère Sainte-Madeleine que j’adressais, de préférence, mes épîtres.

Depuis que l’amitié de Catherine me faisait prendre le couvent en patience, je cherchais à m’expliquer dans quel but les religieuses y étaient ainsi enfermées. J’avais cru d’abord qu’elles subissaient une pénitence, pour le rachat de quelque faute très grave, et j’eus beaucoup de peine à comprendre, et même je ne compris pas du tout, comment elles y étaient de leur plein gré, pour toute leur vie, et heureuses d’y être. Cela je ne pouvais pas le croire ; en tous cas, elles étaient abusées par quelque folie, et j’avais entrepris de convaincre la mère Sainte-Madeleine qu’elle se trompait : je voulais la guérir de son erreur…

C’est dans ce but que je lui adressais de si belles lettres, sur mon papier à couleurs tendres. Je regrette d’avoir oublié les arguments que j’employais et la façon dont je les énonçais, cela devait être d’une extravagance et d’une drôlerie extrêmes, car la mère Sainte-Madeleine, si réservée et si sérieuse, s’amusait infiniment de ces lettres, qui cependant ne la convertissaient pas à mes idées.

Je me souviens seulement du sens de quelques-uns de ces gribouillages, qui prenaient la forme de déclarations d’amour, car, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, c’était au nom de l’amour (comment pouvais-je savoir quelque chose de lui ?) que je l’adjurais de renoncer à une réclusion aussi cruelle.

Je lui adressais donc des déclarations ; prenant le rôle d’un jeune homme, un prince naturellement, qui lui proposait de l’enlever et de l’emmener dans son château, où elle s’amuserait à toutes sortes de choses, et ne serait plus jamais religieuse.

Mon papier s’épuisa à cette correspondance, sans convaincre celle à qui elle s’adressait, mais sans la lasser ni lui déplaire.

Mais, quelque chose me désolait, moi, outre la vaine dépense d’un style, sans doute admirable, c’était le contraste de l’écriture déplorable, dont je disposais alors, ponctuée de pâtés et d’éclaboussures, avec la fraîcheur tendre du papier. Aux premières lignes, je tâchais bien de m’appliquer, d’écrire un peu moins gros et plus droit, mais le feu de l’inspiration m’entraînait vite, et c’était très vilain à l’œil, ces lettres, qui ne finissaient pas de sécher, et que je fermais, en poussant un gros soupir, à la fois résigné et navré…