Le Collier des jours/Chapitre XLIII

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Félix Juven, Éditeur (p. 181-185).




XLIII




L’expérience me fit découvrir, qu’il y avait, parmi les religieuses, et vis-à-vis de moi, deux camps, dont l’un m’était très favorable, l’autre très hostile.

Le couvent avait des nouvelles du monde, par les élèves, d’abord, dont les plus grandes avaient jusqu’à vingt ans, et les murs n’étaient pas assez hauts pour que la célébrité de mon père ne les ait pas franchis. L’auteur de Mademoiselle de Maupin n’était probablement pas en odeur de sainteté ; de plus, ma mère chantait au théâtre ; ma tante dansait ; Julia Grisi était ma cousine ; tout cela m’entourait d’une atmosphère particulière, qui avait, pour les unes, l’attrait du fruit défendu et inspirait aux autres la réprobation et l’horreur. Celles-là m’accablaient de regards courroucés et dénonçaient mes moindres peccadilles ; tandis que les premières me cajolaient et me poursuivaient d’insidieuses et d’indiscrètes questions.

On me demanda une fois, s’il était vrai que mon père avait deux femmes !… Je répondis, sans hésiter (je ne sais où j’avais pris cette réponse péremptoire) : « Qu’il pouvait bien en avoir deux, si cela lui plaisait, puisqu’il était Turc. » Turc !… J’étais donc une païenne, alors ? Cela se voyait bien, à mon absence complète de dévotion…

L’idée d’être Turque ne me blessait en rien ; j’étais même persuadée que j’avais été en Orient et je donnais, au sujet de ce voyage imaginaire, tous les détails que l’on voulait, et qui, par extraordinaire, étaient exacts. La cause de cette bizarrerie est sans doute très explicable, mais elle m’échappe complètement.

Parmi les religieuses qui me détestaient, il y en avait une, qui me produisait une impression indéfinissable. Quand elle était présente, je l’épiais continuellement sans pouvoir m’en empêcher, et elle s’en apercevait, car bien souvent, son regard irrité se heurtait au mien et c’était un choc dont je ressentais vraiment la secousse.

Cette religieuse était jeune, comme une novice, bien qu’elle portât le voile noir. Elle était grande, — très grande — mince et souple, pleine de brusquerie, cependant, dans ses gestes et dans sa marche. Son visage régulier, pâle, à la bouche sinueuse, au menton arrondi et saillant, était énergique et beau, mais il y avait dans toute sa personne comme une gaucherie ou une gêne. À son aversion pour moi se mêlait à ce que j’imaginais, une certaine crainte. On l’appelait sœur Basile.

Elle n’enseignait pas, mais comme presque toutes les religieuses, nous gardait, à son tour, pendant les récréations. Elles avaient lieu quelquefois, en hiver, ou quand il pleuvait, dans la seconde classe, grande salle, en contre-bas, qui longeait le préau et coupait à angle droit la première classe et la petite classe, situées sur la cour. Une sainte Anne, en plâtre peint, apparaissait tout au fond de cette salle, plus longue que large.

C’est là que je crus découvrir, un jour, le mot de cette énigme, si longtemps cherchée. Brusquement il me sembla que tout s’expliquait. J’attirai, dans l’angle le plus reculé, ma peureuse et douce Catherine, et je lui soufflai dans l’oreille, le plus bas possible :

— Je sais, maintenant, la sœur Basile est un homme.

— Un homme !

— Regarde-la, ça se voit bien, va ; elle est si grande, l’air si fier, et quand elle marche, sa robe n’est pas assez large pour ses pas…

— Prends garde, on dirait qu’elle t’a entendue.

La sœur Basile, en effet, dardait vers nous un regard fixe et dur, de l’autre bout de la salle, où elle se tenait debout et les bras croisés, dans une attitude vraiment virile.

— Elle n’a pas entendu, mais elle a peur que je devine, il y a longtemps qu’elle se méfie.

Catherine était terrifiée :

— Si on sait que nous savons, qu’est-ce qu’on va nous faire ?…

Moi, j’étais fière de ma découverte, et j’aurais voulu pouvoir répondre une fois : « Oui, mon père » à ce Basile, pour voir ce qu’il dirait ; mais il ne me parlait jamais, et je guettais le son de sa voix, entendu bien rarement.

Je ne pus garder un tel secret. Il fut chuchoté d’oreille à oreille et les grandes surtout y prirent un vif intérêt. Plusieurs étaient convaincues comme moi. Elles disaient que ce devait être un jeune prêtre, qui avait, peut-être, sa sœur dans le couvent ; d’autres cachaient des sourires, pleins de sous-entendus ; quelques-unes le trouvaient charmant.

Les religieuses furent certainement informées de cette scandaleuse rumeur, car Basile fut dispensé de la garde des classes. On ne le revit plus, que de loin, à la chapelle. Mais il n’y eut pas d’enquête, on ne chercha pas à punir. Sans doute la communauté décida que le mieux était d’étouffer, sous le silence, une aussi monstrueuse histoire ; ou, peut-être… J’ose à peine avouer, que je ne suis pas encore bien convaincue, que la sœur Basile n’était pas un homme !…