Le Collier des jours/Chapitre XLIV

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Félix Juven, Éditeur (p. 186-188).




XLIV




Nous étions assez peu nombreuses, à la classe de musique ; classe tout à fait à part et soumise à l’autorité absolue de sa sœur Fulgence, seule à la diriger.

C’était une personne très remarquable que la sœur Fulgence, au visage énergique et anguleux, avec des yeux fauves, ombragés par des sourcils en broussailles. Courte et trapue, elle marchait toujours très vite, penchée en avant et se dandinant, comme si elle eût voulu faire valoir sa tournure.

Son enseignement était divisé en deux parties. La première consistait en une espèce de conférence, où elle racontait les origines et l’histoire de la musique, en développait la théorie, en expliquait les principes. Ce discours, qui s’adressait plutôt aux élèves de dix-huit ans, qu’aux petites comme moi, je le suivais cependant sans en perdre un mot, et la sœur Fulgence était certainement éloquente, car sa parole me communiquait son enthousiasme et m’ouvrait tout un monde magnifique.

Malheureusement, la seconde partie de l’enseignement n’était pas à la hauteur de la première : assise devant le piano, je ne savais plus du tout ce que le professeur voulait de moi. Sa façon d’enseigner me rappelait assez la manière dont j’apprenais à lire à ma camarade de Montrouge : Nini Rigolet ; elle me disait : « Jouer », tandis que je n’avais aucune notion, ni d’exécution, ni de lecture musicale. Le morceau qu’elle plaçait sur le pupitre, n’eût pas été facile, même pour une élève déjà forte c’était une pièce de concert intitulée : La Ronde des Porcherons, et pour moi, naturellement, absolument indéchiffrable. Il y avait aussi une polka, hérissée de dièzes : Fleur des champs et fleur des salons, qui m’intéressait davantage, à cause de l’image gravée sur la couverture, mais je ne voyais pas plus loin.

la sœur Fulgence insistait. Après avoir résisté longtemps, je me mettais à taper, au hasard, sur le clavier et à donner même des coups de pied dans la caisse. La leçon finissait mal. La maîtresse, qui avait sa méthode à elle, pour enseigner, avait aussi une façon spéciale de châtier, et là, les exemptions n’avaient pas cours.

Dans une terrine, à demi pleine d’eau et de vinaigre, trempaient des verges menaçantes. La sœur Fulgence les saisissait, vous faisait mettre à genoux, troussait vos jupes et vous fouettait d’une main alerte. Après la leçon, sûre de ne pas l’échapper, j’allais moi-même dans la chambre des exécutions et je me mettais en posture.

Je fis un jour à la « professeuse » cette proposition ingénieuse : « Ne pas prendre de leçon et être fouettée tout de suite » puisque l’issue était fatale, cela éviterait, à elle, la peine, à moi, l’ennui. D’un air à la fois furieux et rieur, la sœur Fulgence me répondit

— Non, mademoiselle, vous prendrez d’abord votre leçon, et vous serez fouettée, ensuite.

Après deux ans de ce régime, j’étais parvenue à jouer une ligne de la polka : Fleur des champs et fleurs des salons, et une ligne et demie de : La Ronde des Porcherons, mais j’avais la musique en horreur !