Le Collier des jours/Chapitre XLV

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 189-192).




XLV




Le bulletin qui tenait l’état de ma conduite et que l’on remettait chaque mois à ma famille, portait, invariablement : — Religion : — aucune.

Chose très singulière, dans ce milieu, sous ces influences, malgré mon imagination très vive, le mysticisme n’avait aucune prise sur moi. J’avais bien, tout d’abord, écouté attentivement l’histoire religieuse ; la toute-puissance, les grâces accordées, à qui les demandait d’un cœur fervent et en ayant la foi, m’intéressaient surtout, mais, au point de vue pratique. J’adressai plusieurs lettres à la Vierge et aux saints, pour leur demander différentes choses — entre autres du chocolat — ayant été sage dans le but de les obtenir. Les réponses n’étant pas venues, j’avais, du coup, perdu la foi. Je dormais tout le long de la messe, chaque matin, sous l’œil compatissant de la bonne sœur Dodo ; et, le dimanche, aux offices, je n’étais occupée qu’à tâcher de voir dans l’église publique et à communiquer mes réflexions à Catherine, qui n’osait pas rire et tremblait toujours de mes audaces.

On faisait cependant, pour l’édification des petites, un catéchisme spécial, qui avait lieu les jeudis. À cet effet, des bancs étaient rangés dans le chœur des religieuses et cela nous amusait d’être en ce lieu sacré, si sévèrement interdit d’ordinaire.

Le prêtre, en surplis blanc, s’asseyait contre le grillage, dans l’église publique, il nous apparaissait par le carré ouvert ; sa tête, et ses bras gesticulant, débordant de notre côté.

Il ne me semble pas que ce vieil abbé, jovial et rieur, prenait sa mission très au sérieux ; il nous racontait des histoires, le plus souvent comiques, et je n’ai retenu, de son enseignement, qu’une seule recommandation et des plus extraordinaires, faite surtout à des petites filles de huit à dix ans :

« Lorsque l’on joue une partie de dames avec une dame, nous dit-il un jour, il faut toujours lui laisser prendre les pions noirs, parce qu’ils font ressortir la blancheur de ses mains ».

Depuis lors, je me suis religieusement conformée à cette loi, c’est-à-dire que j’ai toujours accaparé les pions noirs.

C’était ce même prêtre qui confessait toute la communauté, les élèves, et jusqu’aux pécheresses de huit ans. Il n’avait pas besoin pour cela de pénétrer dans le couvent : le confessionnal était, comme l’église, partagé en deux par une grille et il ne communiquait pas autrement.

Quand c’était mon tour de confesser mes péchés, je mettais mon orgueil à en avoir beaucoup et de très damnables, et comme en somme, mon examen de conscience ne m’en fournissait que d’assez piètres, j’en inventais de plus importants. On m’avait appris que l’on péchait en pensée, aussi bien qu’en action, et puisque j’imaginais des fautes, j’en étais donc vraiment coupable.

Ce n’était guère l’avis du brave confesseur, qui, au récit de mes méfaits, avait des pouffements contenus, qui jaillissaient, parfois, en gloussements si drôles, que je me mettais à rire aussi, et nous arrivions à de tels éclats, que la sœur Marie-Jésus, qui était sacristine, prenait sur elle d’ouvrir brusquement la porte du confessionnal et de m’en faire sortir, en murmurant, pâle de colère :

— Cette petite-là est tellement pervertie, qu’elle est capable de causer la perdition, même d’un prêtre !…

Était-ce donc, alors, comme brebis égarée, qu’on cherche à reprendre par des cajoleries, qu’on me gâtait, cependant, plus qu’aucune autre ; avait-on l’idée de me conquérir à la vie monastique, pour laquelle je n’avais jamais donné aucun symptôme de vocation ? il est certain qu’on me traitait avec une indulgence spéciale.

Un jour, il y eut grande émotion dans le couvent, préparatifs de fête, tapis, guirlandes, fleurs effeuillées : l’archevêque de Paris venait visiter le couvent !

Il arriva en bel appareil, avec une suite nombreuse, et le cloître, si fermé d’ordinaire, se laissa fouler par les pas de beaucoup d’hommes.

Très curieuse de voir ce spectacle inusité, je m’étais faufilée au premier rang, en me cachant un peu, toutefois. Une des religieuses m’aperçut et, au lieu de me gronder, m’attira à elle et me poussa vers l’archevêque.

— Monseigneur, lui dit-elle, je vous présente l’espoir de la communauté.

Le prélat me tapota les joues en me félicitant ; mais j’ai toujours cherché, depuis, en quoi j’avais pu être, un seul instant, l’espoir de la communauté…