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Le Collier des jours/Chapitre XX

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 64-66).




XX




Au lieu des fables habituelles, on voulait me faire apprendre des vers de mon père.

Si j’avais été en âge de comprendre, j’aurais connu le poète avant de connaître l’homme ; mais je ne m’expliquais pas la nécessité de cet exercice, et j’y étais très rebelle. Je ne voulais pas non plus écrire, et, entre mon grand-père et moi, commença un duel sans répit. Il était autoritaire et violent ; moi j’étais têtue, au delà de tout ce qu’on peut s’imaginer. Nous perdions de longues heures, en face l’un de l’autre, et c’était à qui ne céderait pas.

Une fois, la lutte se prolongea très tard dans la nuit. Il s’agissait d’apprendre une poésie qui commençait par ce vers :

« Au Luxembourg souvent, lorsque dans les allées »

Je m’arrêtais au premier hémistiche, bien décidée à ne pas aller plus loin, car c’était justement à cause de cet hémistiche, que je ne voulais pas apprendre cette pièce de vers-là.

La journée passa, je fus privée de dîner, car je ne touchais pas au pain sec ; la soirée passa aussi, j’en étais toujours :

« Au Luxembourg souvent… »

J’avais mes raisons pour ne pas vouloir, et ces raisons vraiment, je ne pouvais pas les dire, au grand-père surtout.

Quand on jugeait que, par extraordinaire, j’avais été sage, pour me récompenser, grand-père m’emmenait au Luxembourg. Je ne redoutais rien autant que cette récompense. Du Grand-Montrouge au Luxembourg, à pied, c’était loin pour mes petites jambes, surtout en cette austère compagnie, tenue par la main, tout le long de la route. La grille du jardin franchie, je restais sur une chaise, navrée ; pour me régaler, grand-père achetait un échaudé !… Je détestais le Luxembourg, je détestais l’échaudé, que j’émiettais, pour faire croire que je l’avais mangé, sur la pénible route du retour…

« Au Luxembourg souvent !… »

J’étais bien résolue à me laisser tuer, plutôt que d’apprendre cette pièce de vers-là.

À minuit, nous étions encore en présence, le grand-père et moi : les tantes, après d’inutiles essais de conciliation, étaient allées se coucher.

— Nous verrons qui cédera le premier ?…

Je ne sais plus comment finit l’histoire. Sans doute un de nous deux s’endormit.