Le Collier des jours/Chapitre XXI

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Félix Juven, Éditeur (p. 67-70).




XXI




Les gamins de ma bande m’avaient enseigné l’art, très important, de grimper aux arbres. J’avais montré des dispositions remarquables, et le plus souvent, quand le temps permettait de vivre dehors, j’étais à califourchon sur quelque branche. Le grand catalpa central du jardin, était mon perchoir le plus habituel. Ses larges feuilles me cachaient très bien et, quelquefois, je me laissais chercher partout, quand j’étais là, tout près. Mais un éclat de rire, que je ne pouvais pas longtemps retenir, me trahissait.

Presque toujours, les après-midi, les tantes venaient s’asseoir sur la pelouse, à côté du fauteuil de grand-père. Elles causaient ou faisaient du crochet. Lui, un livre à la main, me poursuivait de quelque devoir.

— As-tu appris Paysage ?… Descends me le réciter.

— D’ici je le sais très bien et, c’est drôle, si je descendais, je suis sûre que je l’aurais tout de suite oublié.

Et je me dépêchais de réciter :


Pas une feuille qui bouge
Pas un seul oiseau chantant,
Au bord de l’horizon rouge
Un éclair intermittent.


— Je trouve que les feuilles bougent beaucoup et qu’il y a un gros oiseau qui chante, disait tante Zoé…

Quand il y avait des visites, on apportait des chaises et des rafraîchissements, et on restait là, sous l’ombre du catalpa.

Ceux qui venaient n’étaient pas très nombreux ; les plus fréquents étaient le commandant Gruau, avec sa femme, presque des voisins ; ils habitaient au Petit-Montrouge, à vingt minutes à peu près de chez nous. Avec eux, venait souvent une dame, qui, elle, était de Paris. Je ne l’ai jamais connue que sous le nom de la Tatitata. Les tantes l’aimaient beaucoup et elle m’était, à moi, très sympathique. Jolie, très brune, la bouche ombrée d’un peu de duvet, la voix grave, mais très douce, je ne pouvais pas m’imaginer autrement une Espagnole.

Un jour, la société, réunie sur la pelouse, après m’avoir longtemps taquinée de questions, m’envoya voir l’heure qu’il était, dans la chambre de grand-père. Heureuse de m’échapper, je grimpais vite le petit escalier de bois, qui montait de la cour dans la salle à manger. J’entrai dans la chambre et je pris un tabouret, pour monter dessus, et bien m’installer devant la pendule.

Cette pendule était simple autant que laide. En bois noir verni, avec un double rang de perles en cuivre, et sous le verre, autour du cadran, une guirlande ciselée, elle servait de socle à un petit buste de mon père, en plâtre stéariné.

Les coudes sur la cheminée, la figure dans mes mains, je regardais de très près le cercle des heures ; mais je ne le voyais guère, occupée que j’étais à retourner dans ma tête un problème très ardu.

On venait de me faire subir un véritable interrogatoire, sur mes pensées les plus secrètes, et j’étais fâchée contre ceux qui m’avaient ainsi harcelée, fâchée contre moi-même aussi, contre moi surtout. Pourquoi devinait-on ce que je pensais ?… Ce devait être par ma faute… Est-ce que les grandes personnes voyaient à travers moi ?… Pourtant, bien des fois, on n’avait rien su ; mais c’était quand on ne me faisait pas parler, comme on venait de le faire là, tout à l’heure. Certainement il y avait de ma faute, je disais ce qu’il ne fallait pas dire, ce que je ne voulais pas dire ; comment faisaient-ils pour m’y forcer, sans en avoir l’air ?… Cela me remplissait de colère et de chagrin. J’avais l’impression, très singulière, que ma personne intérieure, nul autre que moi n’avait le droit de la connaître et de la juger ; là, aucun grand-père, aucune tante ne pouvait gronder, ou raisonner, ni savoir surtout. Tant que j’imaginais secrètement, sans parler et sans agir, cela ne les regardait pas.

La petite personne, inconnue et solitaire, qui était au fond de moi, n’entendait pas être découverte. Sans doute quelque aveu maladroit m’avait été arraché, pour que je fusse, ce jour-là, amenée à une réflexion aussi décisive. C’était la première fois que j’essayais de m’expliquer avec moi-même, sur cet état particulier, où il me semblait être dédoublée.

Le souvenir de la pendule, à laquelle j’étais censée voir l’heure, est resté attaché à celui de cette grave méditation.

Quand je revins dans le jardin, les chiffres romains étant pour moi indéchiffrables, j’annonçais une heure impossible et l’on m’accusa, pour être restée aussi longtemps, d’avoir fouillé dans le placard et chippé des confitures.