Le Collier des jours/Chapitre XXVIII

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Félix Juven, Éditeur (p. 99-105).




XXVIII




Un fiacre à galerie, hérissé de paquets et de malles, s’arrêta un jour, à la grande stupéfaction des rares voisins, au bord du trottoir, devant notre maison.

Au bruit insolite d’une voiture, route de Chatillon, j’avais bondi à la fenêtre de la cuisine, que j’avais ouverte pour mieux voir.

Le cocher, debout et retourné sur son siège, dénouait des cordes et jetait par terre des paquets, de l’intérieur de la voiture s’échappaient des miaulements, et, tout à coup, hors du cadre de la portière, jaillit une extraordinaire figure de vieille femme, couleur de pain d’épices, les mèches éparses, le chapeau tombé dans le dos, qui se mit à parler avec de grands gestes, aux Rigolet, tous dehors et béants de curiosité.

La voix de Florine cria dans l’escalier :

— Mam’zelle Zoé, descendez vite, c’est pour chez vous !…

Je vis tante Zoé traverser le trottoir, en se grattant le coin du sourcil, comme elle faisait toujours quand elle était embarrassée. Mais quand elle fut près de la voiture elle se mit à pousser des Ah ! et des Oh ! ouvrit précipitamment la portière et l’étrange vieille personne lui tomba dans les bras.

Tante Lili était venue près de moi à la fenêtre et clignait ses petits yeux myopes pour mieux voir.

— Vite ! vite ! appelle papa, lui cria tante Zoé, qui tenait un panier, dans lequel un chat miaulait éperdûment, c’est la tante d’Avignon !…

— La tante d’Avignon !…

Elle arrivait, comme cela, sans avoir prévenu, pour passer un mois avec son frère et ses nièces.

Grand-père lui fit presque une scène. Elle répondait, au milieu d’éclats de rire, dans un français semé de patois et avec un accent extraordinaire.

Les yeux écarquillés, je regardais, avec stupéfaction, cette vieille figure, anguleuse et noire, comme cuite au soleil du Midi, éclairée par les mèches blanches et les dents saines ; agréable malgré sa laideur, si gaie, si bonne aussi, et qui parlait avec une volubilité si drôle, en une langue incompréhensible.

Elle me découvrit tout à coup.

— Boudillou !… C’est ma petite nièce, cet amour-là ? s’écria-t-elle, est-elle jolie la bagasse !…

Et, m’attirant entre ses genoux, elle me dit les gentillesses les plus flatteuses, mêlées de mots inconnus.

Son installation dans l’appartement causa un grand remue-ménage ; les tantes lui abandonnèrent leur lit, émigrèrent dans la chambre aux légumes ; mais je ne fus pas déplacée, et l’idée ne m’effraya pas de coucher dans le voisinage de cette extraordinaire personne.

Cette tante d’Avignon, dont je n’avais pas entendu parler jusque-là, s’appelait : Mion Gautier (Marie, sans doute). C’était l’unique sœur de grand-père, un peu plus jeune que lui. Elle habitait Avignon, dans une petite maison de la rue Calade, qui lui appartenait, et elle vivait là, toute seule, n’ayant jamais été mariée.

On me raconta, plus tard, la cause du célibat de cette bonne tante Mion, qui avait été dans sa jeunesse très romanesque et d’un idéalisme intransigeant. Elle était fiancée à un jeune homme, sans doute plein de qualités, à qui elle en prêtait d’autres encore, qu’elle considérait comme un héros, un être éthéré, exempt de tout le prosaïsme de la vie. Il venait faire sa cour chaque jour, et elle l’attendait en rêvant, guettant sa venue du haut de sa fenêtre, dont la vue s’étendait sur la campagne, au loin…, hélas !…

Une fois, qu’il s’avançait ainsi, ne prenant pas garde, le malheureux, au danger qu’il courait d’être aperçu par celle qui ne voyait que lui, il s’arrêta, troublé par quelque malaise, et agit comme s’il eût été seul !…

L’indignation de la fiancée n’eut pas de mesure, tout son beau rêve s’effondra subitement, sous le choc de cette vision fâcheuse ! Le bien-aimé, désormais exécré, fut chassé ; elle ne le revit jamais et jura de rester fille.

Elle tint son serment, la pauvre tante Mion, et sacrifia toute sa vie à cette minute de désenchantement.

Qui sait ce que cachait cette bonne humeur, et cette gaieté exubérante, qui me réjouissait tant aujourd’hui et combien de longues, de douloureuses années de regrets et de renoncements avaient trempé cette âme, encore romanesque et naïve ?

Son entrain mit beaucoup de mouvement dans la maison ; mon père vint plusieurs fois à Montrouge, pour voir sa tante ; il y eut des dîners, où le demi-cercle de la grande table couleur de marron d’Inde, en face de la muraille, était occupé tout entier.

Dès le premier jour, la tante d’Avignon m’avait prise en grande affection et elle me gâtait, comme il faut gâter, sans restriction. J’avais vite reconnu cette façon d’aimer, de laquelle j’étais déshabituée, depuis que j’avais quitté « la Chérie ». Cette tendre faiblesse qui excuse tout, se fait complice plutôt que de punir et qui, sur les natures violentes, mais point mauvaises, a souvent de meilleurs effets que la sévérité et les sévices.

Sans doute, me sentant soutenue, j’étais plus diabolique qu’à l’ordinaire ; car elle dut faire lever bien des punitions. Quand elle n’y parvenait pas, et qu’exilée dans la chambre aux légumes, j’étais privée de dessert, elle venait me retrouver, en m’apportant le sien.

— Je ne peux pas voir ça, disait-elle, mon frère a toujours été un tyran… pauvre petite bagasse, tu devrais t’en venir avec moi à Avignon…

Le mois passa trop vite. Vers les derniers jours, tante Mion, avec l’une ou l’autre de ses nièces, fit beaucoup de courses dans Paris, pour des emplettes. Elle était fort coquette, avait toujours de jolies guimpes brodées et des collerettes tuyautées, et elle tenait à se mettre tout à fait à la mode pour rentrer dans sa ville natale. Elle revint, une fois, avec un énorme carton à chapeau, l’air très satisfait, tandis que Zoé, qui l’avait accompagnée, semblait au contraire très perplexe et se grattait le coin du sourcil.

Lili fut convoquée, pour admirer les nouveaux achats et donner son avis.

— Tu verras quel superbe chapeau et comme je suis fière là-dessous, disait tante Mion.

Moi aussi je voulais voir et j’étais là, naturellement.

On ouvrit le carton et on en tira une fraîche et délicieuse capote en satin rose !…

— Hein ! elle est jolie ?…

Et l’empoignant de ses longs doigts hâlés, tante Mion se la campa sur la tête, en se faisant des mines dans la glace. Lili et Zoé échangeaient des regards effarés et se retenaient à grand-peine de pouffer de rire. Elles essayèrent quelques objections : c’était bien fragile, bien voyant, peut-être un peu trop jeune tout de même, et puis cette couleur rose n’allait pas à tout le monde… Mais tante Mion ne voulait pas se rendre.

– Vous autres Parisiens, vous avez des idées toutes faites, disait-elle, ce n’est pas comme chez nous : je suis sûre qu’à Avignon ça plairait…

Tout à coup elle me chercha des yeux.

— Tiens ! c’est la mignonne qui va décider, s’écria-t-elle, allons, dis-le franchement comment me trouves-tu ?

Je n’avais pas envie de rire, tant j’étais stupéfiée par ce que je voyais : cette vieille figure bistrée, dans le rose tendre du satin semblait tout à fait noire, et il y avait de quoi faire peur.

Je n’hésitai pas à prononcer l’arrêt :

— Tante Mion, dis-je, tu as l’air de la femme du diable !…

Elle éclata de rire et m’embrassa, puis envoya la capote au fond du carton.

Bientôt, on refit la malle et les paquets, considérablement augmentés ; le gros chat tigré fut replacé dans son panier, la bonne tante d’Avignon s’en alla, comme elle était venue, et jamais plus je ne la revis.

Elle vécut longtemps, cependant, et dans ma mémoire ne s’effaça pas. Toutes les fois, qu’avec des camarades je chantais, en tournant, la ronde bien connue :


Sur le pont d’Avignon
On y danse, on y danse,
Sur le pont d’Avignon
On y danse tout en rond…


Je m’arrêtais, attristée subitement, et je me demandais si l’on pouvait apercevoir la maison de la tante Mion, de ce pont d’Avignon, sur lequel on dansait.