Le Collier des jours/Chapitre XXX

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Félix Juven, Éditeur (p. 109-114).




XXX




Les tantes qui n’aimaient pas beaucoup à sortir, profitaient de mon perpétuel vagabondage, pour me faire faire des commissions, que j’exécutais toujours exactement. Les plus fréquentes me dirigeaient vers une petite charcuterie, établie dans une baraque de bois, près des fortifications. C’était, en général, pour l’achat de quelque plat spécial, destiné aux chats, quand le mou avait manqué.

Je m’y rendis, une fois, de très grand matin et je fus très surprise d’apercevoir un bel équipage, arrêté auprès du massif des fortifications. Le cocher, descendu de son siège, se dissimulait à l’angle du mur pour regarder dans le fossé. Que se passait-il donc dans le fossé ?…

Dépassant la cahute du charcutier, où les guirlandes de saucisses n’étaient pas encore accrochées, je m’avançai tout doucement dans l’herbe trempée de rosée, jusqu’à l’extrême bord. Je vis beaucoup de monde au fond du fossé, huit ou dix personnes et des personnes qui, certes, n’étaient pas de Montrouge. Les épaulettes d’or et le pantalon rouge d’un officier attiraient les regards tout d’abord, au milieu du costume sévère des autres. Qu’est-ce que ces gens pouvaient bien faire là à une pareille heure ?… Quelques-uns marchaient et semblaient prendre des mesures. Je m’imaginais qu’ils cherchaient un trésor et allaient creuser un trou ; mais ce ne fut pas cela : des sabres brillèrent, l’officier ôta sa tunique, un des hommes apparut en manches de chemise et le duel s’engagea. J’y assistai sans savoir ce qu’était un duel ; un peu enrayée par le cliquetis des lames, mais très intéressée et revenant toujours, quand j’avais fait un pas en arrière, pour m’enfuir.

Tout à coup les sabres cessèrent de se choquer ; une tache rouge apparut sur la chemise blanche de l’un des hommes qui tomba sur un genou. Je crus qu’on allait le tuer, qu’il demandait grâce, et je m’enfuis en courant, cette fois, pour ne pas voir.

Un autre jour, je revenais par ce même chemin, en tenant dans mes bras ma grande poupée, quand un monsieur grisonnant, qui marchait dans le même sens que moi, ou me suivait peut-être, se mit à me parler. Il me fit toutes sortes de questions, puis me demanda si j’aimais les bonbons : « Oh ! oui, ceux en chocolat surtout ». Justement il y avait chez lui énormément de chocolat, je n’avais qu’à venir avec lui, il m’en donnerait tant que je voudrais. « Où ? chez lui », tout près, à deux pas. Mais je connaissais les rares maisons, et ce monsieur n’était certainement pas de nos voisins.

On m’avait raconté une aventure, arrivée à Rodolpho, qui m’avait beaucoup impressionnée. Très joli enfant, avec ses grands yeux bleus et ses longues boucles blondes, il avait été volé par des saltimbanques, et retrouvé, seulement, après plusieurs jours de recherches éperdues.

— Si la police n’avait pas découvert les voleurs, à cette heure-ci, Rodolpho danserait sur la corde raide, et ses parents ne l’auraient jamais revu », disait tante Lili.

Je regardais le monsieur en dessous : je n’étais pas dupe de sa tenue correcte ni de sa chaîne d’or : c’était certainement un saltimbanque déguisé, et j’avais le sentiment que je courais un sérieux danger. Il m’avait pris la main et essayait de me tirer en arrière. La route de Châtillon était déserte, le crépuscule tombait, il aurait très bien pu m’empoigner de force et m’emporter. Je jugeais prudent de ne pas le brusquer.

— Je veux bien venir chercher les bonbons, lui-dis-je, mais d’abord il faut que faille coucher ma grande poupée.

Il fallait l’emmener avec moi, il lui donnerait un lit bien plus beau que celui qu’elle avait et je n’aurais qu’à choisir parmi tous les joujoux du monde.

— Non, non, je ne la sors jamais le soir, elle pourrait s’enrhumer.

Je marchais toujours, et c’était moi qui le tirais, car il ne lâchait pas ma main. Nous n’étions plus très loin de la maison. Tout à coup j’aperçus le père Rigolet descendant les marches du seuil.

— Tenez, je reviens tout de suite, je vais donner ma poupée à ce vieux-là, qui est mon ami…

D’une brusque secousse, je dégageai ma main et je me mis à courir, en criant :

— Père Rigolet ! Père Rigolet !…

Je savais bien qu’il ne pouvait pas m’entendre, le pauvre canonnier ; mais le saltimbanque, qui m’avait fait si peur, ne savait pas, lui… En effet, il s’arrêta net, et quand, arrivé à la porte, je me retournai, je vis qu’il avait traversé la chaussée.

Les tantes, qui d’ordinaire ne prêtaient pas grande attention à mes histoires, parurent terrifiées de celle-là. Elles me défendirent d’en parler à grand-père, tout en me félicitant de ma présence d’esprit.

Je fus sensible au compliment et il me donna une certaine confiance en moi-même, qui me servit, dans une autre circonstance.

Ce qui n’arrivait presque jamais, les tantes étaient sorties, toutes les deux, avec le grand-père, pour une longue course dans Paris. J’étais seule, avec Nini, dans l’appartement ; on m’avait fait promettre de ne pas sortir, même dans le jardin, et je tenais toujours mes promesses.

La porte de la rue était ouverte. Quelqu’un monta l’escalier et sonna. C’était un personnage qui se donna pour un horloger, que l’on envoyait, disait-il, chercher les pendules, afin de les réparer.

Bien qu’il fût habillé comme un monsieur et tînt poliment son chapeau à la main, j’eus tout de suite l’idée que c’était un voleur. Nullement intimidée, je le regardais fixement en me tenant bien au milieu de la porte, pour l’empêcher d’entrer.

— Avez-vous une lettre ?…

Non, il n’avait pas de lettre, on l’envoyait tout simplement, il n’y avait pas besoin de tant de façons…

— Moi, on ne m’a pas dit qu’on viendrait chercher les pendules, je ne les laisserai pas emporter.

Le monsieur haussait le ton : il venait de Paris, tout exprès, il n’allait pas s’être dérangé pour rien !

Nini, très effrayée, me tirait par ma robe. Mais j’étais au bord du palier j’entendais, en bas, Florine chantonner, tout en repassant, je demeurais parfaitement intrépide.

— Si vous voulez, monsieur l’horloger, les arranger sur place, je vais appeler des grandes personnes, pour vous tenir compagnie.

Sans doute, il s’aperçut, alors, qu’il y avait du monde en bas, car il n’insista plus.

— Je n’ai pas mes outils sur moi, dit-il, je reviendrai plus tard.

Et il déguerpit, tandis que je criais bien fort, à Florine, de fermer la porte à double tour.

Naturellement, on n’avait envoyé aucun horloger et l’on fut très stupéfait de cette bizarre aventure. Florine avait vu le monsieur s’en aller, je n’inventais donc rien et les pendules l’échappaient belle.

Ma conduite fut déclarée héroïque et digne de louanges. Grand-père m’allongea même, pour ce beau fait, une aimable pièce de dix sous, qui, dès le lendemain, naturellement, fut muée en autant de poupées à ressorts.