Le Collier des jours/Chapitre XXXI

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Félix Juven, Éditeur (p. 115-120).




XXXI




Après ces étranges histoires, on jugea prudent, pour m’empêcher de vagabonder, de me mettre, pendant la journée, dans une pension de Montrouge. L’institution de Mlle Lavenue parut tout à fait convenable. Il n’y avait d’ailleurs pas de choix ; Mlle Lavenue régnait seule au Grand-Montrouge.

Son établissement était situé tout à fait à l’opposé de la route de Châtillon, presque en face de l’église ; et pour être bien sûr que je m’y rendais, on me faisait conduire par une bonne femme, presque centenaire, qui s’appelait Catherine et ressemblait à une vieille pomme toute ratatinée. Elle était proprette, vaillante encore, un peu en enfance et s’efforçait de gagner quelques sous en rendant de légers services ; mais sa préoccupation principale était de recueillir, sur les routes, les souillures qu’y laissaient les chevaux. Elle portait toujours, à cette intention, un panier, une pelle et un petit balai. Sans doute elle trouvait là une source de profits sérieux, car rien ne la détournait de ce devoir.

J’avais vite fait, moi, de lui échapper et de filer, tandis qu’elle s’absorbait dans ce grave travail ; mais, pour ne pas la faire gronder, je la rattrapais, avant d’arriver au pensionnat, et elle avait l’air de me conduire…

Grand-père était parvenu à m’apprendre un peu d’écriture ; avec la lecture, cela suffisait pour mes six ans et on ne cherchait guère à me pousser plus loin. Ce n’était donc pas pour me livrer à de studieuses études, que je devenais une des externes, du pensionnat Lavenue. Je ne faisais que traverser la classe. Après une page d’écriture, une fable récitée et un peu de lecture, on me laissait libre, dans la grande cour, où une fontaine, devant laquelle une grande auge de pierre s’emplissait d’eau, m’intéressait beaucoup, et dans le jardin profond, où, toute seule, je m’enfonçais lentement, pour avoir un peu peur.

Les voix ânonnantes des élèves, dont je distinguais, de la cour, toutes les paroles, s’atténuaient, puis n’étaient plus qu’un bourdonnement, à mesure que je m’éloignais sous les vieux arbres, dans la pénombre des massifs.

Dès que je ne voyais plus la maison et que j’étais enveloppée de cette solitude et de ce silence, je m’immobilisais dans des rêveries singulières : la petite personne intérieure, qui ne communiquait jamais ses idées, commençait à divaguer.

Je n’avais jamais dit — à qui l’aurais-je dit d’ailleurs ? — l’impression intense que me produisait cette partie du vieux Montrouge, où je venais rarement, avant mon entrée chez Mlle Lavenue. Il me semblait, confusément, que tout un monde invisible devait habiter dans cette atmosphère ; ceux pour qui avaient été construits ces grands murs sombres, clôturant de mystérieux jardins et ces demeures hautaines, qui, certes, n’étaient pas faites pour les êtres qui y logeaient à présent.

Je regardais les tournants des allées, m’attendant à voir s’avancer quelque personnage du passé, qui ne devait plus craindre de se montrer, puisqu’il n’y avait que moi. Je croyais entendre des chuchottements, des froissements d’habits et j’étais profondément intéressée, par je ne sais quoi que les choses semblaient me raconter. On eût dit que l’air avait été comme aimanté, par toutes les pensées qui avaient bouillonné dans cet espace, et qu’il en gardait un fluide subtil, dont le magnétisme était perceptible peut-être à la sensibilité toute neuve d’un cerveau d’enfant.

C’est là, sans doute, un phénomène inconnu encore ; mais il est certain que je subissais une influence incompréhensible. J’avais l’idée très nette d’une foule ; une foule triste, ne s’occupant que de choses graves, un peu effrayantes, mais que j’aurais voulu connaître. Cependant, je n’en parlais jamais ; il me semblait qu’il y avait là un secret et que, si je le trahissais, toutes ces impressions s’évanouiraient. Beaucoup plus tard, quand il me fut permis de lire la nouvelle de mon père intitulée : La morte amoureuse, toujours, à ce passage où le jeune prêtre, que l’on vient d’ordonner, retournant au séminaire, reçoit furtivement le billet de Clarimonde, toujours je voyais la scène se passer à un certain angle d’une vieille muraille de Montrouge. Je m’arrêtais net à ces lignes, surprise par cette bizarrerie inexplicable, car il n’y avait pas de séminaire à Montrouge, et l’aventure se passe en Italie.

Ces jour-ci seulement, en retrouvant ces souvenirs, j’ai voulu me renseigner un peu sur l’histoire de ce Montrouge, que je croyais dénué d’histoire, et j’ai appris, avec un vif étonnement, que des Bénédictins, venus d’Italie, s’y étaient installés en 1827, et que, avant eux, pendant plus d’un siècle, les jésuites avaient eu là un des centres les plus importants de leur ordre et une école fameuse ; qu’ils étaient revenus, après l’expulsion, et avaient fondé un séminaire renommé, dont ils furent chassés, définitivement, en 1830.

Que de pensées, en effet, avaient saturé cet air ! Que de volontés inflexibles ! de luttes secrètes, dans des âmes douloureusement domptées !…

L’impression, pour moi, commençait vers le milieu de la Grande-Rue, avant de déboucher sur l’avenue, plantée de vieux arbres, qui passe devant l’église et aboutissait au parc de Montrouge… Je traînais toujours en arrière, m’attardant à regarder, je ne sais quoi. Dans l’avenue même, le sentiment se modifiait. J’avais l’idée de quelque chose de brillant et de joyeux et tout mon désir se tendait vers le parc. Il m’inspirait, lui, un attendrissement sentimental des plus étranges ; mais en cela j’étais influencée par des bribes d’une romance que les tantes fredonnaient :


Au fond du parc, un inconnu
Vint un instant charmer mes yeux.

. . . . . . . . . . . . .


Hélas ! il a fui comme une ombre
En me disant je reviendrai !


L’idée qu’elle l’attendait toujours et qu’il n’était pas revenu, m’emplissait de chagrin, et je m’arrêtais, avec un gros soupir, devant l’immense prairie, qui s’étendait devant les bois touffus de ce parc… C’était peut-être aujourd’hui qu’il allait reparaître, là-bas, tout au fond, dans la verdure. Mais celle qui l’attendait ? où était-elle ?… Ce n’était bien sûr pas tante Zoé…

Renseignements pris, la romance faisait partie d’un opéra, joué quelque dix ans auparavant : Guido e Ginevra ; les tantes, par manque de mémoire, falsifiaient le texte : il n’y a pas de parc et l’inconnu est une inconnue ; mais rien ne changera pour moi le sens de cette mélodie, qui m’attendrit encore aujourd’hui, et dont le souvenir reste à jamais lié à celui du parc de Montrouge.