Le Collier des jours/Chapitre XXXII

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Félix Juven, Éditeur (p. 121-130).




XXXII




Une solennité se préparait, dont je ne me doutais guère, et cependant j’en étais une des héroïnes : on allait, ma sœur et moi, nous baptiser… Pourquoi si tard ? Ce n’était certes pas à cause d’opinions antireligieuses, aussi peu vraisemblables dans la famille italienne et pieuse de ma mère, que dans la famille Gautier, ardemment légitimiste et fidèle autant à l’autel qu’au trône. Peut-être était-ce simplement un oubli ; l’on n’avait pas trouvé le temps ; ou bien pour choisir des parrains et des marraines dignes de cette haute mission, ne s’était-on pas pressé.

Une des tantes me conduisit donc, un beau jour, rue Rougemont, et m’y laissa.

Quelque chose m’occupa tout de suite, ce fut la découverte que je fis de ma sœur, Estelle. On ne m’avait jamais parlé d’elle, pas plus qu’on ne me parlait de ma mère, et je ne savais pas que j’avais une sœur. Elle ne s’en doutait probablement pas plus que moi et me regardait d’un air extrêmement surpris. Elle était pâlotte, avec des yeux noirs à longs cils et un petit toupet de cheveux noué par un ruban.

La connaissance fut vite faite, et ma sœur, me tenant par la main, me fit visiter l’appartement.

Je le connaissais d’ailleurs. Je n’avais pas oublié l’antichambre noire où j’avais tant pleuré, ni la salle à manger au plafond bas, dans laquelle avait eu lieu ma première entrevue avec mon père, ni le salon, ni les grosses roses de son tapis, rouges sur rouge. Je regardais la cheminée, où brillaient des cuivres, et je me souvins d’une visite d’hiver avec « la Chérie » pendant laquelle trépignant et criant, j’avais voulu à toute force m’asseoir dans le feu.

Le balcon si étroit, me parut affreux, et j’avais le vertige de voir les pavés en bas à une telle distance. Mais ma sœur m’indiqua une manière de courir tout le long en sautillant et je voulus bien condescendre à cette galopade restreinte.

On nous rappela à l’intérieur, pour essayer des robes blanches, que la couturière venait d’apporter. Il y avait des broderies, des jours, des rubans ; cela me parut très joli.

Ma mère était là, en grande toilette, assise dans un fauteuil bas, elle nous faisait tourner, à droite, à gauche, pour voir l’effet et riait de nos mines satisfaites. Mon père, debout, regardait à travers son monocle.

Mais ils s’en allèrent, ensemble, dîner en ville, et on nous laissa seules, avec deux jeunes bonnes.

Deux folles, qui se mirent danser et à chanter, dans la joie d’être délivrées des maîtres pour toute une soirée, et firent sauter ma sœur d’une façon désordonnée, à laquelle elle semblait accoutumée, car elle ne réclama pas.

Notre petit dîner nous amusa beaucoup. Seules dans la salle à manger et servies comme des grandes personnes. Mais quand ce fut fini, les bonnes s’emparèrent encore de ma sœur, pour la secouer et la tirailler d’une façon extraordinaire, puis l’une d’elles l’enleva de terre et la posa sur le rebord de la fenêtre de la salle à manger, tandis que l’autre courait à la fenêtre de la cuisine.

Elles avaient imaginé un jeu, dont la vue me terrifia. Il consistait à faire marcher l’enfant sur la saillie du mur, le long de la gouttière, et à la faire passer ainsi, en dehors, de la salle à manger à la cuisine. Une des bonnes la tenait tant que ses bras le permettaient, puis la lâchait et il y avait au moins deux mètres à parcourir avant que l’autre pût la rattraper. Ma sœur subissait cet exercice d’un air très grave, mais sans marquer de déplaisir. L’idée de ces cinq étages, du danger de cette chute horrible sur les pavés de la cour, me donna presque une crise de nerfs. Mes cris amusaient ces deux stupides filles, qui continuaient de plus belle. Cependant la menace de raconter à nos parents, quand ils reviendraient, ce qu’elles faisaient en leur absence, les arrêta net. Elles m’entreprirent, alors, pour me faire promettre de ne rien dire, et jurèrent de ne plus jamais jouer à ce jeu.

Quelques instants plus tard, n’y pensant déjà plus, nous étions installées, ma sœur et moi, dans une autre chambre, donnant sur le balcon, assises par terre, près de la porte-fenêtre, et absorbées, sans doute, par quelque jeu intéressant.

Il faisait nuit ; les bonnes cousaient auprès d’une lampe. À un moment, on trouva qu’on sentait un peu le froid et qu’il fallait fermer la fenêtre. Avec ma turbulence ordinaire, je m’élançai pour la pousser et j’appuyai, de toute ma force, mes deux mains contre la vitre. Avec un grand fracas la vitre se cassa et je passai au travers.

On me releva couverte de sang. J’avais au bras une entaille profonde, devant laquelle les bonnes s’affolèrent. Selon mon habitude je ne criais pas, je ne souffrais d’ailleurs nullement, je riais même, devant la drôle de grimace que faisait la petite figure pâlotte de ma sœur, prête de pleurer. Je lui fis remarquer comme c’était amusant, au contraire, cette petite fontaine rouge qui jaillissait.

Une des bonnes se souvint que les toiles d’araignées arrêtaient le sang et s’en alla fureter dans les coins sales, qu’elle connaissait, certainement mieux que personne. Elle revint avec toutes sortes de détritus poussiéreux dont elle tamponna la coupure qu’elle comprima ensuite avec une serviette repliée. Mais rapidement la serviette devenait rouge et la soirée parut longue, avant la rentrée des maîtres.

Mon père ressortit tout de suite, pour aller réveiller le docteur Aussandon et le ramener en voiture ; tandis que ma mère, en grondant l’absurde bonne, nettoyait la blessure, de toutes les saletés qui y étaient accumulées.

Il s’en fallait de l’épaisseur d’un cheveu qu’une artère ne fût coupée… Une veine de la saignée était tranchée et le pansement fut long. Je tombais de sommeil et je m’endormis sans en voir la fin.

Le lendemain, pendant qu’on m’habillait pour le baptême, la blessure se rouvrit et envoya un jet de sang sur la robe blanche. Il fallut, en toute hâte, effacer ce baptême sanglant et sécher la robe avec des fers chauds.

Bientôt les invités arrivèrent et on me présenta à mon parrain, Maxime du Camp. Je n’avais pas encore lu le Faust de Gœthe, sans cela il est certain que je l’aurais pris pour Méphisto : grand, très maigre, le teint brun, les traits fins, la mince barbe effilée en pointe, il avait le regard aigu, la bouche narquoise et dédaigneuse, Il fut charmant pour sa filleule et s’apitoya beaucoup sur ce bras, que l’on était en train de serrer dans une bande de taffetas noir.

Le parrain de ma sœur était Louis de Cormenin. Quoique de stature assez semblable, il était très différent de Maxime du Camp. Mon père a tracé son portrait « Grand, mince, sa tête avait une physionomie arabe qu’il se plaisait à faire remarquer et ressortir parfois, en l’encapuchonnant d’un burnous en temps de bal masqué. Il avait le nez légèrement aquilin, les lèvres fortes et des yeux vert de mer d’une couleur étrange et charmante ; une barbe brune assez fournie encadrait son visage, dont la bonté était éveillée par une ironie spirituelle. »

Je n’ai gardé qu’un souvenir assez confus, des commères en grande toilette, qui causaient et riaient avec leurs compères. D’ailleurs, ma vraie marraine n’était pas là, elle était représentée seulement par une remplaçante provisoire. La gloire, les triomphes nouveaux, la retenaient en de lointains pays ; mais il était bien entendu que je ne pouvais pas avoir d’autre marraine qu’Elle : l’Étoile, la fée, la diva, Giselle, enfin ! que le monde entier acclamait. Carlotta Grisi était ma tante ; mais cela ne suffisait pas, une marraine est bien mieux située pour transmettre des dons… Si elle pouvait me donner de danser comme elle !…

Ma mère gardait une foi superstitieuse en sa sœur, qui avait été comme le bon génie de la famille, et, dès l’âge de neuf ans, par son talent précoce, l’avait aidée à sortir de situations difficiles.

Pour mon père, qui, aux débuts à Paris de la jeune danseuse, avait composé pour elle le fameux ballet de Giselle, considéré aujourd’hui encore, comme le ballet idéal, elle représentait un premier et magnifique succès au théâtre, avec toutes ses conséquences flatteuses ; sans compter l’aisance accrue, par lui, au point de permettre voitures et chevaux ; splendeurs fragiles, d’ailleurs, qui s’étaient écroulées au souffle rude de la Révolution de 48, mais dont le souvenir demeurait lumineux et devenait de plus en plus aigu et poignant, dans les jours mauvais, et à mesure que le temps épaississait le voile des regrets. Carlotta, c’était toujours Giselle, et l’ivresse ancienne des succès, liés aux triomphes de la Wili, s’évoquait à ce seul nom et ne finissait pas. Mon père a fait d’elle bien des portraits, tant avec sa plume qu’avec ses crayons et ses pinceaux :

« Carlotta, malgré sa naissance et son nom italiens, est blonde ou du moins châtain clair, elle a les yeux bleus, d’une limpidité et d’une douceur extrêmes. Sa bouche est petite, mignarde, enfantine, et presque toujours égayée d’un frais sourire. Son teint est d’une délicatesse et d’une fraîcheur bien rares : on dirait une rose thé qui vient de s’ouvrir… »

C’est ainsi qu’elle est dans la vie réelle ; mais lorsqu’il la voit au théâtre, dans l’éblouissement des lumières, incarnant les types rêvés, il prend la lyre pour la chanter :

« Comme elle vole, comme elle s’élève, comme elle plane ! Qu’elle est à son aise en l’air ! Lorsque de temps à autre, le bout de son pied vient effleurer la terre, on voit bien que c’est par pure complaisance, et pour ne pas trop désespérer ceux qui n’ont pas d’ailes. Elle est la danseuse aérienne que le poète voit descendre et monter l’escalier de cristal de la mélodie dans une vapeur de lumière sonore ! Elle parvient sans vaciller jusqu’à la dernière marche de cette échelle de filigrane d’argent que le musicien lui dresse, comme pour mettre au défi sa légèreté, et le public émerveillé l’applaudit avec furie lorsqu’elle redescend. »

Et ailleurs, à propos du ballet de La Péri, composé par lui, qui avait été aussi un éclatant succès :

« Quelque charme que puissent offrir les péris orientales avec leurs pantalons rayés d’or, leurs corsets de pierreries, leurs ailes de perroquet, leurs mains peintes en rouge et leurs paupières teintes en noir, je doute qu’elles dansent aussi bien… Le pas du songe a été pour elle un véritable triomphe ; lorsqu’elle paraît dans cette auréole lumineuse avec son sourire d’enfant, son œil étonné et ravi, ses poses d’oiseau qui tâche de prendre terre et que ses ailes emportent malgré lui, des bravos unanimes éclatent dans tous les coins de la salle. Quelle danse merveilleuse ! Je voudrais y voir les péris et les fées véritables ! Comme elle rase le sol sans le toucher ! On dirait une feuille de rose que la brise promène : et pourtant, quels nerfs d’acier dans cette frêle jambe, queues force dans ce pied, petit à rendre jalouse la Sévillane la mieux chaussée ; comme elle retombe sur le bout de ce mince orteil ainsi qu’une flèche sur sa pointe !… Il y a dans ce pas un certain saut qui sera bientôt aussi célèbre que le saut du Niagara. Le public l’attend avec une curiosité pleine de frémissement. Au moment où la vision va unir, la Péri se laisse tomber du haut d’un nuage, dans les bras de son amant ; cet élan si périlleux forme un groupe plein de grâce et de charme… »

Mais la Péri, qui courait le monde, n’était pas au baptême de sa filleule. En sa qualité de fée, elle y assistait, sans doute, invisible…

La cérémonie eut lieu dans l’église Bonne-Nouvelle, que la Commune a brûlée, avec les registres où était consigné ce fait mémorable. Dans la nef vide, nous formions un groupe brillant, devant le maître-autel. Comme nous étions très petites, ma sœur et moi, on nous avait mises debout sur des chaises, en nous recommandant de répondre « oui » à tout ce que demanderait le prêtre. Je crus devoir ajouter une réflexion sur la qualité du sel, que l’on me mit sur la langue, et dont je voulais bien encore un peu.

Ni le grand-père ni les tantes n’assistaient à cette petite fête : l’une d’elles vint me chercher, le lendemain, et je m’en retournai à Montrouge, en emportant ma belle robe blanche, et en croquant, moi-même, les dragées de mon baptême.