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Le Collier des jours/Chapitre XXXV

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 149-153).




XXXV




Le corps de logis où se trouvaient les classes, fermait la cour d’un côté. C’était le morceau le plus singulier parmi toutes ces laides constructions : il contenait des espaces dallés, des passages voûtés, avec des différences de niveau, des marches de pierre. Confinant à la chapelle, il semblait avoir formé, jadis, une église plus vaste, dans laquelle on avait disposé des compartiments, pour différents usages.

La porte de la petite classe ouverte, il fallait descendre un étroit escalier en bois de quatre ou cinq marches. Devant les deux fenêtres donnant sur la cour, s’allongeait une table unique, quoique double, faite de deux rangs de pupitres, réunis au sommet des pentes, par un chemin plat, dans lequel étaient ménagés des trous pour les encriers. Les bancs, de chaque côté, tenaient aussi à la table, le tout peint en noir. Les murs, salis, étaient d’une vague teinte de beurre, et l’humidité bossuait, par places, le plancher grisâtre. Un vieux piano carré, sur lequel « les grandes » venaient étudier, s’appuyait à la paroi opposée aux fenêtres, et c’était tout.

Quand je descendis pour la première fois le petit escalier, poussée par la mère Saint-Raphaël, une vingtaine de petites filles menaient dans la classe un grand tapage, qui s’éteignit subitement.

À un des bouts du double rang de pupitres, devant une petite table, la religieuse avait sa chaise. Elle me fit venir près d’elle, et je dus subir un examen. Il se trouva que les leçons de mon grand-père m’avaient menée assez loin, et que j’allais être une des plus avancées de la petite classe. J’étais une des plus jeunes, mais ma taille, au-dessus de mon âge, me mettait parmi les grandes.

On me donna un ruban vert, en laine, large de deux doigts, qui était la couleur distinctive de la division. La façon de l’enrouler était assez compliquée : il devait entourer la taille, passer sur les épaules en se croisant dans le dos et sur la poitrine. Cela égayait un peu le noir du costume.

Mes cahiers et mes livres étaient déjà rangés dans un pupitre devant lequel on me fit asseoir, et une demi-heure fut accordée pour repasser la leçon : quelques pages d’histoire sainte. Penchées sur leur livre, les coudes sur le bois, la tête dans les mains, toutes ces petites filles m’examinaient en dessous, mais elles n’étaient pas pour m’intimider : je leur trouvais l’air bête et sournois et, sauf une, frêle et jolie, la dernière du banc, aucune ne valait la peine d’être regardée.

Mais avec une vague épouvante, j’étudiais la mère Saint-Raphaël, quand elle ne regardait pas de mon côté. Elle était petite et forte, avec la peau très blanche, et des yeux veloutés, sous des sourcils noirs et épais ; au-dessus de sa bouche s’estompait une petite moustache assez accentuée, et c’était cela qui me faisait peur. Je me rends compte aujourd’hui qu’elle ressemblait un peu à Balzac.

La demi-heure écoulée, sur un coup de règle frappé contre la table, tous les livres se fermèrent et la récitation commença. La leçon était très mal sue, chacune n’en disait que des bribes sans suite ; mais lorsque ce fut le tour de la jolie dernière, elle n’en put pas trouver un seul mot, et, comme les autres, qui n’avaient pourtant pas de quoi être fières, pouffaient de rire et se moquaient d’elle, elle se mit à pleurer. Elle était trop petite, aussi, et devait à peine savoir lire j’eus envie de tomber à coups de poing sur ces vilaines gamines ; je fis même un mouvement pour me lever. La religieuse crut que je voulais réciter :

— Je ne vous interroge pas, mon enfant, dit-elle, vous n’avez pas eu le temps d’apprendre la leçon.

— Mais si, madame, je la sais…

« Madame !… » Toutes les élèves se tordaient de rire.

Des coups de règle précipités sur le bord de la table, leur imposèrent silence.

— Appelez-moi : ma Mère, et dites ce que vous avez pu retenir.

Je récitai la leçon, presque mot à mot, ce qui me valut plusieurs petits bouts de papier bleu. Ma voisine m’expliqua que c’était des bons points, et qu’il fallait les garder précieusement, parce qu’ils servaient à racheter les punitions.

— Tu es bien heureuse, ajouta-t-elle, moi, je n’en ai pas du tout.

Je ne sentais guère mon bonheur. Je ne pouvais croire qu’il me faudrait rester dans cette prison, où tout était laid, où chaque mouvement était surveillé, où il fallait se taire quand on avait envie de parler, et rester assis quand on aurait voulu courir.

La récréation du soir me fut particulièrement pénible, dans cette cour sans air et sans horizon, entre ces bâtiments gris, qui faisaient la nuit plus tôt. J’avais le cœur et la gorge serrés. J’éprouvais un sentiment d’étouffement et de désespoir, et j’amassais des rancunes contre ceux qui n’avaient pas su me défendre, le grand-père surtout, lui, si autoritaire, et qui pouvait si bien se faire obéir.

Après m’avoir séparée de ma vraie mère, on me privait maintenant de la nature, qui seule, m’avait consolée, et je ne pouvais rien dire, qu’à moi-même, au milieu de tous ces inconnus. La peine était vraiment lourde pour la force de caractère d’une enfant de sept ans…

Au dortoir des petites, où mon lit était aligné, je fus étonnée par toutes ces couchettes à rideaux blancs, parmi lesquels la religieuse de garde qu’on appelait : sœur Dodo, circulait, se détachant à peine sous son voile d’un blanc plus doux.

Les bruits du dehors, les cris des charretiers s’entendaient distinctement : le dortoir longeait donc la rue !… Au lieu de dormir, lorsque tout fut tranquille, je me soulevai pour regarder les étroites fenêtres, hors de portée et barrées d’une croix de fer.