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Le Colonialisme/I

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Société Nouvelle de Librairie et d’Édition (p. 9-20).

CHAPITRE PREMIER

APERÇU GÉNÉRAL DE LA COLONISATION CONTEMPORAINE


C’est dans la période qui s’intercale entre 1880 et nos jours, que toutes les puissances dites civilisées se sont ruées à l’assaut des continents africains et asiatiques ; c’est dans ces vingt-cinq années que se multiplient les expéditions, les négociations avec les potentats indigènes, les conventions territoriales.

Les empires exotiques de l’Espagne et du Portugal avaient été étrangement rétrécis par les guerres, les évacuations, les insurrections du passé. Les soulèvements de l’Amérique centrale et de l’Amérique du sud, dans le premier quart du XIXe siècle, avaient à tout jamais dissous les immenses domaines qui avaient fait si longtemps la fierté et la richesse des gouvernements de Madrid et de Lisbonne. De leurs splendides possessions du passé, les deux royaumes ne conservaient plus que des miettes. Les Espagnols tiraient encore quelque profit des Philippines, de Porto-Rico, de Cuba, que pillaient leurs moines, leurs généraux, leurs fonctionnaires civils. On sait comment l’Union, soutenant d’abord les autonomistes des îles, rompit soudain avec la régence de Marie-Christine et s’appropria à la fois Manille et la Havane. Il restait encore à l’Espagne les Carolines, qui avaient jadis failli lui valoir une guerre avec Bismarck. En 1899, elle les vendit à l’Allemagne. À dater de ce jour, elle a cessé définitivement d’être une puissance coloniale.

Le Portugal a été moins cruellement frappé, mais ses dépendances d’Afrique, quelque étendues qu’elles soient, ne contribuent plus à sa fortune. Depuis qu’il a perdu le Brésil, dont l’histoire propre commence avec celle du Mexique, du Pérou, de la Colombie, de l’Argentine, il n’a jamais marqué la moindre initiative. La pénétration anglaise a habilement séparé l’Angola, que baigne l’Atlantique, du Mozambique, sur l’Océan Indien, et ainsi fermé tout avenir à des terres qui pouvaient être fécondes.

La Hollande a résisté plus longtemps. Java et les possessions voisines de l’Insulinde demeurent sous la tutelle toujours oppressive du cabinet de La Haye. Là, se serre une population autrement nombreuse que celle de la métropole, mais la Néerlande elle aussi se contente des débris d’un empire, et bien qu’elle reprenne de temps à autre sa terrible campagne d’Atjeh elle ne cherche plus à accroître son patrimoine. La colonisation espagnole, la colonisation portugaise, la colonisation hollandaise appartiennent aux siècles écoulés.

L’Angleterre, par contre, n’a cessé de développer la superficie de ses terres et l’effectif de ses sujets. Si l’Europe, dans son ensemble, a annexé près des trois quarts des continents et des îles, le Royaume-Uni à lui seul occupe bien les deux septièmes du monde habité. On a calculé que de 1885 à 1900 il a acquis de trois à quatre millions de milles carrés, — soit de quinze à vingt fois la France, — avec 60 millions d’hommes. Le contingent total de ses ressortissants doit excéder, à l’heure actuelle, 350 millions. Il a des annexes créées d’ancienne date, telles l’Inde, et les provinces canadiennes arrachées à la France en 1763, le Cap conquis sur la Hollande à l’heure des grandes guerres de l’Empire, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ce furent là les piliers, en quelque sorte, d’une domination qui s’étendit de proche en proche.

Si l’on examine les récentes acquisitions, celles qui se placent dans le dernier quart de siècle, elles peuvent à peu près s’énumérer comme il suit : Bornéo (1888) ; Weï-Haï-Veï, sur le littoral chinois (1898) ; le Bechuanaland (1895) ; la Rhodesia (1888), c’est-à-dire une immense contrée au nord du cap de Bonne-Espérance ; les districts du Zambèze et du Nyassa (1891), — et l’Ouganda (1890), dans l’Afrique du centre ; l’Afrique orientale (1886-1890) ; la Nigeria, soit une grande portion du bassin du Niger, avec les cités maîtresses de Kano, Bida, Yacoba, et de 25 à 40 millions d’hommes ; le Transvaal et l’Orange (1900) ; la Nouvelle-Guinée (1887).

Mais ce n’est point tout encore. Les Anglais ont étrangement agrandi certaines possessions où ils étaient déjà établis ; — l’Inde, par exemple, que les récentes campagnes du Chitral et du Thibet ont pourvue de bastions renforcés, la Birmanie, les Strait’s Settlements, les États Malais, les dépendances de la côte occidentale d’Afrique. Si vaste que fût déjà, avant 1880, leur zone de souveraineté, ils l’ont démesurément accrue ; ils ont fait beaucoup plus peut-être en comblant certaines lacunes, en supprimant certaines résistances. Maîtres effectifs de l’Égypte, ils ont ressaisi le Soudan égyptien qui leur avait échappé depuis le grand soulèvement Mahdiste ; ils ont profité de la campagne de lord Kitchener contre les derviches, pour entamer le chemin de fer du Haut-Nil, qui courra à la rencontre de celui de l’Afrique australe, et amorcera la longue ligne du Cap au Caire. La construction d’une voie ininterrompue, d’une extrémité à l’autre du continent noir, l’exécution du programme conçu simultanément par lord Cromer, l’habile et dur proconsul d’Égypte, et par Cecil Rhodes, le conquistador de la Rhodesia, sera la grande œuvre des années qui vont s’écouler. L’Angleterre se hâtera d’autant plus d’accomplir ce plan colossal, que la victoire japonaise ferme l’Asie aux puissances blanches, et qu’elle devra abandonner toute visée sur la vallée chinoise du Yang-Tsé.

Tout compte fait, l’expansion coloniale récente de la Grande-Bretagne ne le cède pas en importance aux poussées antérieures. Pour la bien apprécier, il faut l’envisager dans son ensemble. Les contemporains s’attachent parfois beaucoup trop aux détails ; ils s’intéressent aux petites expéditions, à certaines annexions, mais négligent les larges conquêtes qui s’opèrent dans l’ombre, et dont la portée pratique est autrement considérable. Pendant des mois et des mois, le monde a été tenu en suspens par la guerre des Boers, par la résistance valeureuse, mais inutile, qu’opposèrent les Kronje, les Dewet, les Delarey ; et pourtant la main-mise du cabinet de Londres sur la région du Niger passait presque inaperçue : c’est qu’ici les épisodes romanesques ou héroïques faisaient défaut. Cécil Rhodes n’a vraiment paru intéressant qu’à la veille de sa mort, lorsque déjà était achevée une entreprise qui égale presque celle d’un Clive.

L’Angleterre est le type de la puissance coloniale contemporaine ; nulle autre n’a érigé à ce point le colonialisme en système ; nulle autre, après avoir recueilli certains profits, n’a éprouvé aussi tôt les inconvénients du système. Mais les émules furent nombreuses et leur histoire mérite aussi d’être contée en raccourci.


La France, en 1880, gardait de son ancienne domination : les établissements de l’Inde, la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Pierre et Miquelon, la Guyane, soit 850,000 âmes ; de la période de la monarchie de Juillet et de l’Empire, elle tenait l’Algérie, Mayotte, les établissements de la Guinée et de la côte d’Ivoire, plus ou moins inoccupés, il est vrai, — le protectorat de la côte des Somalis, demeuré plutôt théorique, — la Nouvelle-Calédonie, quelques îles d’Océanie, le Cambodge et la Cochinchine, le Sénégal, soit un peu plus de 9 millions d’âmes.

À l’heure actuelle, on évalue à près de 52 millions le total de ses ressortissants exotiques. Elle a constitué un vaste domaine en Afrique, de la Tunisie au Fouta-D’jallon, au Congo, et au Tchad. Tandis que l’Angleterre s’étendait sur le continent noir, en suivant la direction du nord au sud et celle du sud au nord, de façon à relier Alexandrie aux grands lacs et les grands lacs au Cap, la France s’attachait à saisir toute la partie massive de l’ouest. Elle n’a pas réussi complètement à appliquer ce programme, parce qu’elle a eu à compter avec le Royaume-Uni d’abord, puis avec l’Allemagne, et avec l’État-Indépendant, dont le roi des Belges est le chef ; mais elle a annexé déjà un champ immense, dont la population monte au moins à 30 millions d’unités. Certains de ses dirigeants avaient fait le rêve de joindre la mer Rouge à l’Atlantique, Saint-Louis à Djibouti, et l’expédition fameuse du commandant Marchand parut inspirée par cette idée. Or, l’on sait comment l’impérialisme français dut reculer, à Fachoda, devant l’impérialisme britannique : Djibouti est restée isolée sur le littoral de l’est. Si l’on énumère chronologiquement les conquêtes de la France dans l’Afrique occidentale, on obtient la série suivante : la Tunisie (1880), le Soudan (1880-1893), le Congo (1884), le Dahomey (1893), mais en réalité la conquête a été de tous les jours, et c’est par une succession de raids souvent inconnus du pays et des Chambres (qui étaient appelées, après coup, à voter les crédits nécessaires), qu’étaient comblées les lacunes, et arrondis les contours de ce domaine africain. Pour prendre un exemple, le plus significatif de tous, l’expansion soudanaise a duré treize années sans interruption.

Madagascar, que sa position insulaire a défendue quelque peu contre une annexion hâtive, mais sur laquelle la France avait jeté de longue date son dévolu, a été définitivement assujettie en 1896. On estime sa population à 2 millions 1/2 d’habitants. Elle est devenue comme le noyau d’un groupe insulaire, qui comprend la Réunion, les Comores et Mayotte.

L’empire Indo-Chinois de la République le cède à peine, en importance, à son empire d’Afrique. Napoléon III avait occupé la Cochinchine et obtenu le protectorat du Cambodge, léguant au régime, qui lui succéderait, 3 millions de sujets jaunes. L’acquisition du Tonkin, de l’Annam et du Laos, (1884-1885, et conventions ultérieures), a porté cet effectif à plus de 18 millions.

Les ambitions des coloniaux français ne sont pas encore satisfaites. Ils espèrent qu’avant longtemps le Maroc sera réduit au sort de la Tunisie ; c’est avec peine qu’ils ont dû abandonner à l’Italie l’expectative de la Tripolitaine ; c’est avec douleur qu’ils ont enregistré les victoires terrestres et navales du Japon, qui dérobent pour toujours à leurs convoitises la Chine méridionale, et en particulier cette province du Yunnan, déjà soumise en théorie à une pénétration économique. Quant au Siam, ils feraient volontiers bon marché de son indépendance.


La colonisation russe se caractérise par ce trait, qu’elle opérait dans des contrées limitrophes de la métropole. Alors que la France et l’Angleterre étaient tenues d’envoyer à grands frais des expéditions à travers les mers, les tsars n’avaient qu’à déverser leurs cosaques à l’est et au sud, pour saisir d’énormes provinces. De plus, tandis que la France et l’Angleterre dispersaient leurs domaines sur les continents et les océans, la Russie déployait le sien en Asie. Il est vrai que ce domaine avait fini par comprendre toute l’Asie septentrionale, et qu’il était devenu, par suite, l’un des plus importants en étendue qui fussent au monde.

C’est de longue date que les explorateurs partis de Moscou ou d’ailleurs avaient reconnu la Sibérie, et établi sur elle une suzeraineté nominale. La grande poussée commença sous Nicolas Ier, et l’échec de Pérowski, près de Khiva, en 1837, ne déconcerta point les projets de l’empereur sur les khanats du Turkestan, Boukhara et Khokand devinrent les objectifs essentiels de la campagne. En 1847 était fondé le fort Aralsk, à l’embouchure du Syr-Daria, dans la mer d’Aral : c’était la base des opérations futures ; en 1848, la prise d’Ak-Medjid ouvrit l’ère de la conquête. Sous Alexandre II, la ville de Turkestan, celle d’Aulié-Ata, et finalement celle de Tchemkend (1864), tombent entre les mains des Russes. L’élan est donné : Tchernaïef enlève Tachkend, en 1865, et Romanowski, Khodjend, en 1866. Kaufmann, deux ans plus tard, entre dans Samarcand ; le khanat de Khokand et le khanat de Khiva se reconnaissent vassaux. La dernière résistance des Turcomans est brisée par Skobelef, à Geop-Tepe, en 1881. On sait comment, dans les vingt dernières années, le cabinet de Pétersbourg a essayé de tirer parti du Turkestan, en développant ses ressources économiques, et en le reliant à l’Europe par une voie ferrée.

À l’heure où Nicolas Ier lançait ses premières colonnes sur les khanats, il ordonnait l’annexion intégrale du Caucase. Ce programme ne fut réalisé qu’après une guerre de destruction implacable contre le célèbre Chamyl (1859).

Mais c’est surtout vers la Chine septentrionale, que la Russie officielle tournait ses regards. De la construction de Nicolaievsk, à l’embouchure de l’Amour, et du traité d’Aigoun, qui assure à la Sibérie un débouché sur le Pacifique (1858), jusqu’aux événements récents, une pensée assez cohérente et logique a dominé l’action des tsars. Il s’agissait, pour eux, de saisir l’hégémonie de l’Extrême-Orient. La main-mise sur Port-Arthur, après la guerre sino-japonaise ; l’établissement d’une souveraineté déguisée, mais réelle, sur la Mandchourie ; l’achèvement rapide du Transsibérien et du Transmandchourien, marquèrent, dans les dernières années, les intentions du gouvernement impérial. La Corée eût été, à son tour, assujettie, Pékin et Tientsin menacées, si les armées et les escadres japonaises n’avaient déterminé une catastrophe et refoulé la domination russe.


L’Allemagne est une des plus jeunes puissances coloniales, et d’ailleurs, trop tard venue, elle n’a guère fait fortune dans la carrière. C’est avec appréhension, avec réserve que ses pouvoirs publics abordèrent une entreprise, dont, à l’origine, ils contestaient l’opportunité. Avant de seconder les compagnies de commerce fondées à Hambourg, à Lubeck ou à Brême, Bismarck tenta de dégager l’État de toute solidarité. Par la force même des événements, il fut entraîné à favoriser cette expansion, et ses successeurs, dociles à la politique mondiale de Guillaume II, n’ont reculé devant aucun sacrifice pour accroître les possessions exotiques.

Les dépendances allemandes comprennent présentement : sur la côte occidentale d’Afrique, le Togoland (1884, 2 1/2 millions d’habitants), et le Cameroun (1884, 3 1/2 millions d’habitants), le Sud-Ouest-Africain (1884-1890, 200,000 habitants) ; sur le littoral de l’est, l’Afrique orientale (1885-1890, 8 millions d’habitants) ; en Chine, l’enclave de Kiao-Tchéou (1897, 60,000 habitants), qui devait être un grand foyer d’activité politique et économique ; en Océanie, l’archipel Bismarck et les îles Salomon (1885) ; les Marshall (1886) ; les Carolines, les Palaos, et les Mariannes (1897). Dans l’ensemble, l’empire germanique compte ainsi une quinzaine de millions de ressortissants.

Les entreprises coloniales de l’Italie sont demeurées jusqu’ici totalement infructueuses. Depuis son effroyable désastre d’Abyssinie, la péninsule ne possède plus que l’Érythrée, sur la côte de la mer Rouge (450,000 habitants), le sultanat d’Obbia (1889), le pays des Somalis et les établissements du Benadir.

Les États-Unis, qui s’étaient gardés pendant longtemps de sortir de leurs frontières continentales, ont annexé, au lendemain de leur guerre avec l’Espagne, l’archipel des Philippines (8 millions d’habitants), Cuba (1,600,000 habitants), Porto-Rico (1 million d’habitants) ; ils se sont installés également, grâce à une révolution heureuse, dans l’île de Hawaï. Eux aussi ont versé dans la politique mondiale, et peut-être ne sont-ils qu’au début des conquêtes.

L’État indépendant du Congo, gouverné au nom du roi des Belges, apparaît comme l’une des créations les plus significatives du colonialisme. Succédant à l’association internationale du Congo, fondée par Léopold II en 1883, il a été reconnu par les puissances en 1884-85, et son statut a été réglé par l’acte de Berlin de 1885. Nous aurons à étudier d’un peu plus près le développement et l’histoire de cette contrée, qui n’est pas une dépendance de la Belgique, — mais, à vrai dire, le domaine d’un groupement de capitalistes, et qui pourtant possède tous les attributs juridiques d’un pays régulièrement administré. Sur une étendue qui représente 82 fois celle de la Belgique, l’État indépendant groupe 30 millions d’habitants. Il offre au publiciste, qui envisage, dans ses causes et dans ses conséquences, la poussée coloniale contemporaine, le plus riche des champs d’observation.