Le Colonialisme/II

La bibliothèque libre.
Société Nouvelle de Librairie et d’Édition (p. 21-34).

CHAPITRE II

LES CAUSES DU COLONIALISME


Le colonialisme contemporain, comme d’ailleurs le colonialisme de toutes les époques, découle du régime économique. L’expansion exotique de notre âge se ramène même à une explication beaucoup plus simple que les migrations des temps antiques. C’est parce que la classe possédante, — la bourgeoisie industrielle et commerçante, — recherche soit des débouchés pour les produits de ses usines, soit un placement pour ses réserves d’argent, soit de nouvelles sources d’exploitation et de richesse, qu’elle a détourné l’action publique vers les entreprises d’outre-mer.

Les anciens ont connu les grands déplacements de peuples. Les cités helléniques détachèrent, pendant des siècles, des rameaux qui s’implantèrent sur tout le pourtour de la Méditerranée. Les Phéniciens semèrent un peu partout des comptoirs qui devinrent, telle Carthage, des empires ; plus tard, les hordes barbares se déversèrent sur Rome expirante, et enfin, à une date moins éloignée de nous, les croisades répondirent au grand assaut de l’islamisme. Mais ces mouvements de masses, qui se transportaient à des milliers de kilomètres de leur point de départ, n’offraient qu’une rudimentaire analogie avec le phénomène que nous étudions ici. Les excédents de population, les querelles politiques, le fanatisme religieux, les famines successives sont à l’origine de toutes ces poussées soudaines ou continues.

La colonisation espagnole, portugaise, hollandaise des xvie et xviie siècles, ne saurait être assimilée non plus, totalement, en dépit des traits de rapprochement indéniables, à celle de la France, de l’Angleterre ou de l’Allemagne de 1900. C’est avec le temps que les tentatives des particuliers devinrent des entreprises d’État, et que l’aristocratie dominante, les pouvoirs publics, dans la péninsule ibérique et aux Pays-Bas, s’intéressèrent aux affaires des mondes nouveaux. Ce n’était pas non plus la seule ambition d’accaparer des plantations, qui entraînait les hommes à affronter les périls des terres inconnues. Nul n’ignore quel rôle jouèrent les sectes réformées dissidentes dans la fondation des colonies de l’Amérique du Nord. Mais déjà la religion n’était plus que le manteau de la rapacité, et le clergé espagnol, en évangélisant le Pérou, le Chili ou la Bolivie, aspirait avant tout à partager, avec les conquistadores, le revenu des mines d’or ou d’argent.

La colonisation hollandaise a pris, au suprême degré, le caractère mercantile. Ce qui la différencie le mieux, de l’expansion européenne de la fin du XVIIe siècle, c’est qu’elle n’apparaît pas au même point fatale et nécessaire ; c’est qu’elle semble moins un système préconçu qu’une aventure heureuse. Les navigateurs qui quittèrent Amsterdam, à la recherche de domaines à saisir, n’étaient nullement désireux d’apporter aux peuplades noires, jaunes ou rouges, une civilisation plus raffinée ou une religion plus complexe. Ils voulaient se procurer les essences précieuses, les denrées rares, que l’Europe, dans le développement de sa richesse et de son luxe, réclamait à tout prix. Dans certaines îles de leur empire, ils limitaient strictement le nombre des girofliers, afin de maintenir le cours du produit. Ailleurs ils interdisaient aux blancs, sous peine de mort, l’entrée des districts de culture, de peur de toute indiscrétion et de toute imitation. Les Néerlandais introduisirent, avant les Espagnols de Luçon, les pratiques qui fleurissent aujourd’hui au Congo.

C’est une colonisation capitaliste et strictement mercantile que la nôtre, et nous tâcherons d’en montrer le mécanisme. Là-dessus, J. Ferry pensait au fond comme Crispi, et Guillaume II nourrit la même conception que le président Roosevelt, M. Chamberlain ou feu Cecil Rhodes. Alors que les générations antérieures recherchaient l’or ou les marchandises coûteuses, notre génération se préoccupe principalement d’élargir le marché de son industrie, de parer à la surproduction chronique, qui l’accable. Mais les gouvernements, lorsqu’ils sollicitent, des Parlements, des crédits pour les expéditions de Chine ou d’ailleurs, n’ont garde d’avouer les causes exactes de leurs entreprises. Ou s’ils laissent percer les motifs vrais, ils s’efforcent tout de suite de les masquer par des déclamations creuses et des raisonnements de haute métaphysique sociale. Ces sophismes qui se sont étalés impunément, à la tribune ou dans les journaux, depuis un quart de siècle, il importe de ne les point laisser subsister.

Le peuple, trop souvent sentimental et naïf, détourné de toute perception nette des réalités par l’éducation de l’école primaire, offre à la duperie des mots une masse malléable à merci. Les ministres dirigeants et les économistes, engagés dans le colonialisme, ont accumulé les formules dérisoires, pour le convaincre.

On a accrédité cette idée que plus vaste est le domaine exotique d’une nation, et plus consistant est son prestige. Ferry demandait jadis aux Français s’ils voulaient que leur pays devînt « une Suisse », et Seeley, le théoricien de l’impérialisme britannique, écrivait : « Les États qui garderont une faible étendue en face de ces colossales agglomérations de la Russie, de l’Amérique, tomberont au second rang. » À ce compte-là, il suffirait d’annexer quelque désert, quelque terre inhospitalière, pour passer ou rester au premier plan des grandes puissances, et la France de 1900, maîtresse de l’Indo-Chine, de Madagascar et du Tchad, l’emporterait, en vigueur relative, sur la France de 1880. L’effondrement actuel de la Russie fait justice de cette thèse, qui n’a jamais, au surplus, été qu’accessoire dans l’esprit de ceux qui la soutenaient. Chauvinisme, mégalomanie idéaliste, phraséologie pauvre, et répétitions conscientes et voulues : voilà tout le fond de la propagande coloniale dans les pays latins et dans les pays anglo-saxons —, en admettant toutefois les fameuses distinctions d’origine ethnique.

Mais à quoi bon s’étendre ? Il suffit de cataloguer les arguments forgés pour les besoins de la cause. M. Leroy-Beaulieu fait appel à l’âme même des collectivités humaines, qui doivent sans relâche élargir leur horizon : « La conscience nationale, dit-il, sait que seule la colonisation peut maintenir ouverte cette vaste carrière d’activité et d’expansion, ce champ nécessaire de l’idéal, dont ne peut se passer complètement un peuple qui n’est pas caduc. »

Les devoirs des gens policés, vis-à-vis de ceux qui ne le sont pas, ou qui le sont moins, ont été, des centaines de fois, invoqués. Les groupements politiques de l’Europe occidentale ou centrale, qui jouissent d’une constitution, de certaines libertés, d’un semblant d’ordre public, qui ont réussi à assurer la sécurité des routes et à purger les forêts des bêtes fauves, ont des obligations strictes et inéluctables à l’égard des tribus d’Océanie ou d’Afrique. Peuvent-ils permettre que des roitelets fauchent des milliers de vies humaines, que les missionnaires soient exterminés, que les trafiquants soient attirés dans d’abominables guet-apens ? La civilisation, que nous avons reçue en dépôt des Grecs et des Romains, nous ne saurions la garder immobile, inféconde entre nos mains. De même que les chrétiens et les musulmans firent œuvre de propagande pour leur foi, en parcourant le monde, l’épée à la main ou le cimeterre au poing ; de même, nous manquerions à notre tâche la plus sacrée, si nous n’allions pas supprimer, sur la côte de Guinée, les massacres traditionnels, ou abolir la traite sur les grands lacs africains ! Ainsi l’humanité est intéressée aux entreprises publiques ou privées des Européens dans les terres vierges. Chaque expédition, chaque conquête, marque un progrès de la justice, de l’ordre, de la science, de la bonté. Ceux qui combattent les aventures, au nom d’on ne sait quels principes erronés, sont des ennemis de l’évolution du monde, des ignorants, des rétrogrades. Un pays se déshonorerait, s’il n’essayait pas d’arracher à sa torpeur séculaire, à sa barbarie honteuse, quelque parcelle des contrées à demi explorées. À l’inverse, il saisit des titres de gloire devant la postérité, s’il accomplit une œuvre utile et durable d’assimilation. Voilà la substance de certains développements que J. Ferry en France, Crispi en Italie prodiguèrent jadis, à l’époque de la grande poussée.

Mais ce n’est pas tout : pour justifier ce programme d’expansion civilisatrice, on a façonné la théorie des races inférieures. Le blanc est l’homme supérieur ; aucun type d’être vivant ne pourrait être comparé au sien. De même qu’il a domestiqué le cheval, le chameau, l’éléphant et le chien, de même il mettra en tutelle tous les hommes qui ne sont pas blancs. Une volonté providentielle les a destinés à servir, à peiner pour autrui, à travailler sans récompense. En 1866, l’Américain Helper écrivait : « Conformément aux commandements du Tout-Puissant, il faut que tous ceux dans les veines desquels coule du sang noir soient exterminés. » Nous verrons comment ces doctrines furent appliquées littéralement en Australie : les premiers colons algériens étaient fort disposés à les étendre aux Arabes ; les compagnies congolaises, par esprit d’économie bien entendue, ménagent quelque peu la vie de leurs ressortissants, mais partout le dogme de la servitude a été professé. Bien plus, il domine partout la politique des États, qui refusent tous droits à leurs « nationaux de couleur », si l’on peut s’exprimer ainsi. Le Peulh et le Cafre, le Bantou et la Papou, le Canaque et l’Annamite, le Hova et le Sakalave, le Krouman et le Maori sont des citoyens de seconde ou de troisième classe. Ils correspondent, à peu de choses près, pour les colonialistes anglais, français, allemands, à l’esclave de Rome ou de Sparte. Nous verrons plus loin à quelles conséquences pratiques a abouti cette conception. Ici, il nous suffit de la signaler.

Lorsqu’on ne mène pas une expédition coloniale pour dégager le drapeau, l’honneur national, souvent engagés par des individualités dépourvues de mandat, on invoque encore la surpopulation. Remarquez que les gouvernements ont allégué, presque toujours, l’accident, le cas fortuit, pour expliquer leurs dépenses de soldats et d’argent. Chez nous, personne n’aurait songé à prendre la Tunisie, si les Kroumirs n’avaient créé des démêlés de frontière ; et les Anglais ne se seraient pas installés en Égypte, si la sûreté des Européens n’avait été menacée à Alexandrie. Mais enfin les théories générales produisent une impression beaucoup plus profonde que la simple énonciation d’un fait brutal. Le nombre des habitants de l’Europe tend à s’élever, et chaque année des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers d’hommes, quittent la Belgique, l’Allemagne, l’Italie. N’est-il pas équitable de leur donner une patrie nouvelle, de seconder leur effort, de leur conférer la protection du pavillon ? On n’observe pas que certains pays, tel la France, n’ont pas d’émigration ; — que d’autres, tels l’Italie et l’Allemagne, qui en ont, déversent leur trop plein sur l’Argentine, l’Uruguay, le Brésil, — au lieu de féconder l’Érythrée, le Benadir, ou le Cameroun. Mais c’est là un raisonnement qu’on fait miroiter devant les prolétaires, comme on représente aux possédants, avec Turgot, Talleyrand et Thiers, la nécessité d’expulser, en terres éloignées, les pauvres, les chômeurs, les réfractaires, contempteurs nés de la propriété privée. Ô colonialisme ! Que de thèses absurdes l’on échafauda en ton honneur ! — Passons maintenant aux réalités.

Pour beaucoup d’économistes, la fondation des colonies est la meilleure affaire dans laquelle on puisse engager un riche pays. Rouher et J. Ferry exprimaient la même pensée lorsqu’ils saluaient, l’un dans le Mexique, l’autre dans le Tonkin, des placements de pères de famille. La colonisation contemporaine n’est qu’une opération de capitaux.

Il arrive parfois qu’une puissance européenne ou qu’une association de capitalistes, en ouvrant une dépendance exotique à l’exploitation, se préoccupe moins de créer une clientèle pour la cotonnade ou la métallurgie, que de monopoliser, par l’assujettissement du travail noir ou jaune, une matière précieuse. Il est évident que l’État indépendant du Congo vise moins à introduire des tissus, des machines ou des couteaux, qu’à exporter la plus grande somme de caoutchouc ou d’ivoire. Certaines dépendances françaises, anglaises, allemandes, de la côte de Guinée apparaissent aussi surtout comme de vastes plantations, mais ce type de colonisations tend à s’effacer de plus en plus devant l’autre.

L’Inde, pour les Anglais, n’est en théorie qu’un marché, où les articles du Lancashire et d’ailleurs doivent s’écouler sans limites. Nos voisins émettent des idées analogues sur le rôle de la Birmanie et du Cap, de l’Australie et du Canada ; et c’est même parce que cette doctrine est fortement enracinée chez eux, qu’ils ont d’abord donné à M. Chamberlain de si bruyants et si faciles succès. Lorsque la France a annexé la Tunisie, elle n’avait nullement l’intention de susciter une concurrence à sa viticulture ; mais elle comptait répandre chaque année, sur son nouveau domaine, quelques dizaines ou quelques centaines de millions de ses produits manufacturés.

Le trait caractéristique : c’est que la grande expansion coloniale du dernier quart de siècle a suivi, pas à pas, la poussée de la grande industrie.

Du jour où un État a renforcé son outillage, substitué la machine au bras humain, et l’usine au petit atelier ; du jour où la concentration capitaliste y a déchaîné ses conséquences logiques et universelles, il entre nécessairement dans la carrière des conquêtes. La constatation est trop simple pour qu’on doive s’y arrêter longtemps.

Jamais l’Allemagne n’avait songé à s’installer sur un autre continent, avant l’heure où elle bouleversa de fond en comble sa structure économique, et où elle déracina sa population agricole, pour l’appeler dans ses centres soudain congestionnés. Ses compagnies de commerce ne se sont formées, préparant les voies aux entreprises d’État, que lorsqu’elle était déjà capable de rivaliser économiquement avec la France et l’Angleterre.

Les Américains se sont enfermés, plus d’un siècle durant, dans l’enceinte de leurs frontières. Le territoire de l’Union était assez vaste, au surplus, pour que nul ne prétendît à le développer encore. Pourtant, et bien avant qu’il ne connût la surpopulation, l’impérialisme a sévi, et une guerre heureuse a doté la République d’un embryon d’empire. Or cette tentative, qui en annonce d’autres, est intervenue au moment précis où l’équilibre de l’activité était rompu, outre-mer, au profit de l’industrie. L’Amérique agricole, l’Amérique qui cultive le blé et le coton, ne cherchait pas un autre champ d’exploitation ; l’Amérique manufacturière, celle qui fabrique de la fonte et de l’acier, celle qui extrait de la houille, se sentait à l’étroit entre le Pacifique et l’Atlantique. Nulle part, la corrélation entre l’expansion coloniale et le développement usinier ne s’est affirmée de façon aussi saisissante.

Pour citer un troisième exemple, et qui n’est pas moins suggestif, nous prendrons le groupe belge-congolais. Le Congo n’est pas une possession de la Belgique, bien que la Belgique ait contribué de ses deniers aux affaires de l’État indépendant ; mais si la Belgique n’avait pas été un pays industriel, sa classe dirigeante se serait sans doute désintéressée de l’entreprise du roi Léopold, et celui-ci n’eût point recueilli aussi aisément des capitaux. C’est que de cette terre à caoutchouc et à ivoire, on n’a pas renoncé à faire un débouché pour les ateliers de Wallonie et de Flandre. Un jour viendra, à coup sûr, où les produits actuels de cette colossale contrée se raréfieront, mais on aura cependant créé des besoins aux nègres, et les manufacturiers y devront trouver leur compte.

La caractéristique de l’industrie, en période capitaliste, est la surproduction inévitable. Comme la concurrence est la loi du monde moderne, comme la fabrication des tissus, ou des chapeaux, ou des brosses échappe à toute règle concertée, et que chaque patron se tient, à cet égard, pour une individualité isolée, chacun cherche à faire rendre à ses salariés et à ses machines le plus possible. Il semble qu’entre le principe même de la concurrence et cet extrême individualisme des entrepreneurs, il surgisse une criante contradiction, car c’est précisément parce que la concurrence s’exaspère que les producteurs devraient se contrôler les uns les autres, mais la réalité est souvent séparée de la logique par un abîme.

Il y a lieu de tenir compte des frais généraux des entreprises ; plus la fabrication est active, et plus le coût des objets diminue, puisque ces frais généraux se répartissent entre un plus grand nombre d’objets ; moins une machine travaille au cours d’une année, et plus elle devient onéreuse à son détenteur. Il y a donc intérêt à la laisser le moins possible au repos. Et de la sorte, au fur et à mesure que se déploie l’outillage mécanique, le fabricant vise à accroître la quantité de ses produits. Comme tous les fabricants raisonnent de même, qu’ils sont moins frappés des inconvénients cruels, mais intermittents, de la surproduction, que des inconvénients chroniques d’une sous-production, ils s’imaginent toujours que, pour une raison ou pour une autre, ils se soustrairont personnellement à la crise ; ils se gardent de limiter leur rendement ; et c’est ainsi qu’en permanence, — ou à peu près, — les grands et les petits États, où la manufacture s’est implantée, possèdent une surabondance de marchandises.

De là, la nécessité d’exporter, de trouver à l’extérieur une clientèle qui consente à laisser se déverser sur elle ce stock accumulé. L’exportation était aisée, dans le passé, lorsqu’on ne comptait, sur le globe, que quelques pays industriels, et que la France, l’Angleterre et, à un moindre degré, la Belgique et la Suisse, rivalisaient seules entre elles. Mais d’autres nations sont entrées dans la carrière ; l’Allemagne et l’Amérique, l’Autriche et la Russie, le Japon et l’Italie, voire même l’Espagne, ont fermé, d’une part, leurs propres marchés aux produits venus d’ailleurs, et d’autre part, ont saisi ou tâché de saisir des débouchés au dehors. Alors la lutte est devenue terrible et implacable : alors chaque État, chaque branche d’industrie s’est sentie menacée d’engorgement incessant et croissant, et il a paru indispensable d’étendre l’aire de la « civilisation », pour stimuler la demande générale. Voilà la vraie raison de la colonisation moderne.

La conquête exotique, le colonialisme, résulte donc de la diffusion du système capitaliste. Aussi longtemps que celui-ci ne s’était pas déployé sur toute l’Europe, et n’avait pas englobé, de plus, le Japon et l’Amérique, l’expansion territoriale des puissances avait pu s’opérer lentement et timidement. Elle a semblé une nécessité, le jour où la surproduction a partout prévalu, avec le nouvel outillage. Elle a pris, dans les dernières années, tous les traits de la fatalité.

La classe possédante a dû coloniser, sous peine de mort. Au risque de périr, avant l’heure, sous l’entassement de ses produits manufacturés, elle a été entraînée à chercher, sabre au poing, des clients. Elle ne s’est préoccupée ni de la religion chrétienne, ni de l’humanité, ni de l’évacuation des régions surpeuplées, ni d’aucune idée morale, ni d’aucune fin politique, mais uniquement de ses intérêts les plus immédiats. Cette histoire est celle de l’aristocratie dirigeante du monde envisagée dans son ensemble, car elle s’applique aux métallurgistes de Pittsburg, du Creusot et de Seraing, comme aux tisseurs des Flandres et du Lancashire, comme aux verriers du Nord et d’Allemagne. Le colonialisme est la dernière carte du capitalisme : or, — et la conséquence est décisive pour la bourgeoisie, — le colonialisme aboutit finalement à répandre le capitalisme sur toute la surface des terres, c’est à dire à surexciter la concurrence, et la surproduction, c’est-à-dire aussi à supprimer les garanties qu’il semblait contenir, et à porter à l’extrême le péril qu’il devait écarter ou atténuer.