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Le Colonialisme/IV

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Société Nouvelle de Librairie et d’Édition (p. 47-59).

CHAPITRE IV

LE COÛT DES COLONIES


La conquête et l’exploitation des domaines exotiques sont des opérations coûteuses, on pourrait presque dire des caprices de luxe. Lorsque les peuples modernes s’imaginent qu’ils font de bons placements, en asservissant quelques millions de barbares, ils se trompent singulièrement. C’est du moins la conclusion qui ressort de toute brève comparaison entre les profits coloniaux et les dépenses coloniales. Mais le principe, auquel il faut se référer, pour établir pareille confrontation, n’est pas celui de l’intérêt national : seul l’intérêt de la classe possédante peut entrer ici en compte. Cette classe possédante touche les revenus intégralement, mais n’acquitte qu’une faible part de l’impôt, et encore cette faible part retombe-t-elle sur le prolétariat. Le colonialisme est une entreprise économique déplorable lorsqu’on considère l’ensemble de la nation ; il n’est plus qu’une entreprise médiocre, si l’on examine les rouages profonds du système, et si l’on songe exclusivement à ses inspirateurs et à ses bénéficiaires.

Nous avons vu que l’assujettissement des terres lointaines devait parer aux besoins du capitalisme, et lui fournir de nouveaux champs d’exercice et de spoliation. Or, c’est la collectivité tout entière qui paie les frais des expéditions, qui solde le coût des corps d’occupation permanente ou des administrations civiles. C’est la collectivité tout entière qui garantit aussi les arrérages des dettes coloniales, lorsque ces dettes, comme il advient en France, sont contractées sous la tutelle de la métropole. Le prolétaire français verse, tous les douze mois, quelques décimes pour l’entretien des troupes du Tonkin, du Wadaï et de Madagascar. Il contribuera éventuellement à servir des annuités aux porteurs de la rente indochinoise. La nation inscrit à son passif les débours, qu’exigent la mise en valeur ou le simple élargissement de l’empire. Et voilà pourquoi les parlements du xixe et du xxe siècle, qui représentent surtout les convoitises des dirigeants, — les pouvoirs exécutifs qui gèrent les intérêts de la bourgeoisie, n’hésitent pas à donner des sommes croissantes pour le colonialisme, et à gaspiller sans ménagement les crédits une fois consentis. C’est la bourgeoisie qui en bénéficiera de toutes façons : en émoluments de fonctionnaires, en fourniture de matériel, en adjudication de travaux publics.

Les dépenses coloniales, qui sont lourdes pour tous pays, peuvent affecter des formes diverses, selon que le métropole assigne à ses dépendances des budgets autonomes, ou qu’elle inscrit à son propre budget des subventions régulières. La première méthode est celle du Royaume-Uni ; la seconde, celle de la France et de l’Allemagne. La Grande-Bretagne, en apparence, ne consacrerait que quelques dizaines de millions annuellement à ses immenses possessions. La réalité est tout autre : il faut faire état des frais d’expédition, des arrérages d’une dette issue parfois des campagnes exotiques, et aussi du développement des crédits de la guerre et de la marine.

Les derniers tableaux statistiques du Royaume-Uni n’évaluent, qu’à de faibles sommes, les contributions de la mère-patrie aux dépenses coloniales. Il n’importe guère de s’y arrêter. Par ailleurs, l’on sait que le budget de l’Inde s’élève à 1,600 millions, et celui de l’Australie à 800 ; la Nouvelle-Zélande équilibre ses bilans financiers à 160 millions ; le Cap et la Natalie réunis, à 300 millions, le Canada et Terre-Neuve à 310, Ceylan à 45 ; les autres colonies offrent naturellement des devis moins forts, qui tombent à 15 millions pour Maurice et à 13 pour la Guyane. On sait aussi que toutes ces communautés anglo-saxonnes ont des dettes qui montent à tout près de 16 milliards. L’Inde doit 5,750 millions ; l’Australie, 5,125 ; la Nouvelle-Zélande, 1,400 ; le Cap et le Natal, 1,200 ; le Canada et Terre-Neuve, 2 milliards ; la Guyane 25 millions et l’île Maurice, 30 ; les diverses Antilles, 157 ; Ceylan, 147 ; le Transvaal et l’Orange, 80 ; la Gambie, 90 ; les États Malais, 77 ; les différents protectorats africains, 70.

On pourrait donc croire qu’entre la métropole et les colonies, subsiste un lien financier extrêmement ténu ; que celles-ci, pour la plupart, n’attendent rien de celle-là, et qu’en somme, le prolétariat ne contribue que vaguement aux frais d’exploitation de l’Empire.

Ce serait là un aperçu très faux de la situation. Les vraies dépenses coloniales anglaises sont celles qui n’apparaissent en aucun chapitre particulier, et qui se dissimulent, tout au rebours, sous les grandes rubriques générales de tout budget moderne.

Plus loin, nous envisagerons le développement du militarisme terrestre et du marinisme ou militarisme naval, dans leurs rapports avec le colonialisme. De toute évidence, si les puissances ont fortifié leurs armements, et surtout construit des flottes bien plus nombreuses et onéreuses que celle du passé, c’était en grande partie pour défendre les annexes acquises sur les océans, ou pour saisir les annexes d’autrui. Or, l’Angleterre, plus que tout autre État, a grossi ses budgets, dans les dernières années ; plus que tout autre, elle a poussé son programme naval. Comment ne pas imputer aux colonies une large portion du capital dépensé ? Il est certes très malaisé de chiffrer cette portion, même approximativement, mais il n’en est pas moins équitable de présenter une considération dont la légitimité éclate à tous les yeux.

Pourquoi ne pas tenir compte aussi des frais d’expéditions ? Lorsqu’on affirme que l’Angleterre entretient son énorme empire presque sans bourse délier, on oublie seulement que chacune de ses guerres d’occupation a absorbé des millions, parfois des centaines de millions et des milliards. À l’heure actuelle, le devis des campagnes stériles du Somaliland excède 70 millions. De 1899 à 1901, la guerre sud-africaine a prélevé, sur les budgets annuels, 1,475 millions au total.

Restent encore les emprunts contractés pour faire face à telle conquête, que les recettes ordinaires étaient impuissantes à soutenir. La guerre sud-africaine a grossi la dette britannique de 4 milliards ; c’est à dire que chaque année, en dehors de tout amortissement, les contribuables du Royaume-Uni doivent verser de 100 à 120 millions pour couvrir les dépenses d’annexion du Transvaal et de l’Orange. Ainsi apparaît erronée la thèse de la quasi-gratuité du colonialisme anglais. À l’inverse du Royaume-Uni, la France a un budget colonial apparent des plus considérables. Ce budget s’est élevé d’année en année, avec une rapidité vertigineuse. Mais c’est surtout à dater de 1890, que la croissance s’est accusée, et qu’elle a exclu toutes limites.

En 1820, — il ne s’agissait alors que de pourvoir à d’anciennes colonies : la Réunion, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et les comptoirs de l’Inde, — le coût n’excédait pas 5 millions ; dix ans plus tard, l’Algérie n’entrant pas encore en compte, il atteignait 7 millions et demi. L’Algérie demeurant toujours en dehors, comme si elle n’était pas, à proprement parler, une colonie, le total passait à 10 1/2 millions en 1840, à 20 en 1850, à 21 en 1860, à 26 1/2 en 1870, à 31 1/2 en 1880. Dans l’intervalle, la France avait opéré quelques annexions.

Ce budget a presque quadruplé de 1880 à 1905, et jamais la subvention de la métropole à l’Algérie n’y a été incorporée, quelque onéreux que fût l’entretien de tout un corps d’armée.

Les chiffres votés par les Chambres, en début d’exercices, et les crédits supplémentaires mis à part, sont :

1897, 83 millions ; 1898, 101 ; 1900, 126 ; 1902, 113 1/2 ; 1904, 113.

Voilà pour les prévisions : bon an, mal an, il y faudrait ajouter une quarantaine de millions, pour toucher approximativement à une réalité très partielle. En 1902, bien qu’aucune expédition n’ait signalé cet exercice, l’on a évalué les dépenses régularisées en pratique à 154 millions.

Si l’on compare ces contributions métropolitaines à celles qu’ont versées les dépendances elles-mêmes pour leurs propres besoins, on constate, que de tout temps, le partage s’est fait par moitié. En 1891, la France payait 69 millions sur 148 millions de dépenses totales ; en 1901, 125 millions sur 249 millions. Comme les annexes exotiques doivent servir les intérêts du capitalisme dirigeant, celui-ci admet parfaitement la nécessité de leur prêter un concours pécuniaire ininterrompu.

Le budget colonial français s’applique, au reste, principalement à l’entretien des troupes d’occupation. On est très frappé, lorsqu’on le regarde d’un peu près, du caractère presque essentiellement militaire qu’il offre. Les travaux publics, les entreprises de mises en valeur n’y prennent qu’une place restreinte : l’armée absorbe environ les quatre cinquièmes du total.

D’après les dernières prévisions, ces dépensés de souveraineté ou de conquête dissimulée atteignaient 89 millions. La métropole donne 1 million et demi aux Antilles et aux colonies du Pacifique, 6 millions et demi à l’Afrique occidentale, 2 1/2 au Congo, 20 millions à l’Indo-Chine, 8 millions 1/2 à Madagascar, pour la seule solde des troupes. Le commissariat s’inscrit pour plus de 2 millions, les frais de passage et de route pour 7 millions ; la remonte pour près d’un million ; les vivres et fourrages pour 16 millions ; l’habillement, le campement, le couchage, pour 6 millions 1/2 ; les bâtiments militaires pour 1 million ; l’artillerie et les constructions militaires pour 7 millions ; la défense des colonies pour 7 millions.

Comme ce budget comprend des chapitres distincts et des chapitres globaux, de beaucoup les plus nombreux, il est impossible, ou à peu près, de faire des décomptes spéciaux pour chaque possession. Du moins peut-on dire que le coût militaire de l’empire indo-chinois, pris isolément, n’est pas inférieur à 40 millions environ, dont 20 millions de solde, 6 millions de vivres et fourrages, 3 1/2 pour l’artillerie et les constructions militaires, 3 millions pour l’arsenal de Saïgon. C’est là un budget de guerre égal à celui d’un petit État, et que les événements actuels aboutiront à renforcer encore.

Mais, à ce compte, la France entretient, de Saïgon à Hanoï et à Lao-Kaï, une armée permanente de 34,000 hommes, deux fois et demie plus considérable, toutes proportions gardées, que celle préposée par les Anglais à la garde de l’Inde.

De 1891 à 1901, les dépenses militaires de nos colonies, part coloniale et part métropolitaine additionnées, ont passé de 48 à 113 millions ; de 1901 à 1905, la part métropolitaine est demeurée immuable, parce qu’un certain ralentissement, dû à une pression croissante de l’esprit public, s’est manifesté dans l’activité des colonnes. Il n’en reste pas moins qu’en quatorze années, les effectifs que la France nourrit en Asie, en Afrique et ailleurs, ont été portés de 30,000 à 55,000 hommes.

Le coût des services civils apparaîtra maintenant quelque peu restreint, mais il correspond pourtant à un excès de fonctionnarisme dénoncé à chaque instant.

Cet abus de la bureaucratie coloniale, comme l’abus de la bureaucratie en Europe, tient à l’essence même du régime gouvernemental.

La tactique de la bourgeoisie capitaliste consiste à opérer sur le revenu public les plus larges prélèvements, soit pour nantir ses fils de sinécures suffisantes, soit pour attacher à sa cause le plus grand nombre d’hommes de toutes catégories.

Si elle ne trouvait pas moyen de réagir contre les déclassements, que provoque de jour en jour l’évolution économique, — si elle livrait totalement à leur sort les petits bourgeois, entraînés dans les catastrophes commerciales, écrasés par la concurrence des grands industriels et des grands magasins, — si elle ne conférait pas des avantages personnels à des citoyens dépouillés de leurs biens et dénués de tout, la subversion sociale apparaîtrait autrement menaçante. L’effectif des gens qui sont intéressés au maintien du système se réduisant progressivement, les derniers supports ne tarderaient pas à crouler. Mais le fonctionnarisme intervient, qui offre des places, et qui constitue proprement un outil de corruption et de division. Il est des chances pour que les candidats, choisis entre cent ou mille, qu’on dote d’un poste plus ou moins bien rétribué, s’érigent en défenseurs de la société capitaliste. Un révolutionnaire nanti sent bien vite décroître en lui l’énergie d’attaque. Et voilà pourquoi la bourgeoisie, au lieu de réduire le contingent des fonctionnaires qui, dans l’État français, représente plusieurs centaines de milliers d’individus, s’attache à l’accroître sans relâche. Le budget national, alimenté par la contribution des prolétaires, n’est-il point là pour parer à toutes les prodigalités ? Les colonies donnent un champ nouveau à l’expansion de la bureaucratie ; n’y faut-il pas, comme en Europe, des percepteurs, des receveurs de l’enregistrement, des douaniers, des gendarmes, des inspecteurs des forêts, des agents-voyers, des ingénieurs des mines, des contrôleurs, surveillants, administrateurs de toute nature ; et si ces multiples agents ne sont pas indispensables, n’est-il pas facile de proclamer leur nécessité, en invoquant des arguments qui iront au cœur des représentants du peuple ?

C’est de la sorte que, de 1891 à 1901, le personnel civil était porté dans l’empire exotique de la France, de 3,750 à 7,560 unités. La Guadeloupe, à elle seule, compte 1,152 fonctionnaires, la Martinique, 973, la Réunion, 904 ! Ne sied-il pas que les colons soient gouvernés comme leurs frères de la métropole, et ne leur ferait-on pas injure, si l’on simplifiait à leur usage les formalités administratives ? Un voyageur signalait tout récemment l’effroyable gaspillage de sinécures qu’il avait noté — non point en Nouvelle-Calédonie ou aux Comores — mais dans un petit centre d’Algérie, à peu près aussi important qu’une commune de quatrième ordre du Loiret ou des Ardennes. Pour quatre Français établis, au milieu d’une population indigène peu nombreuse, il énumérait : un juge de paix, un suppléant de juge de paix, un greffier et son commis, un interprête et son commis, un huissier, un receveur des postes, un gendarme, un receveur des contributions, un porteur de contraintes. On croirait assister à un vaudeville. C’est plaisant, mais significatif. La classe dirigeante, en titularisant tant d’hommes en Afrique ou ailleurs, les lie à sa propre cause, et consolide logiquement sa propre domination.

Pendant qu’on verse à flots l’argent pour les corps de troupes et pour les administrations civiles, les travaux publics sont réduits à la portion congrue. Que si le gouvernement décide de leur conférer quelque dotation, les crédits s’évaporent en malfaçons ; les devis primitifs sont portés par les entrepreneurs au triple ou au quadruple, comme il est arrivé pour les lignes ferrées du Sénégal et de l’Indo-Chine. Des sommes considérables sont prodiguées, sans qu’on aboutisse à un résultat économique sérieux.

Mais, nous l’avons dit, à côté du budget apparent des colonies, il est un autre budget, qui se dissimule dans l’ensemble des états financiers. Chacune des expéditions du Dahomey, du Tonkin, de Madagascar, chacune des colonnes soudanaises a donné lieu à ouverture de chapitres, qui étaient portés au compte de la marine ou de la guerre, et qui représentaient des millions, des centaines de millions. Fournir des approximations suffisantes est ici impossible : il faut dire seulement qu’en certains exercices, les dépenses extraordinaires de l’empire exotique ont dépassé de beaucoup les dépenses ordinaires.

Ces expéditions de 1885, de 1893, de 1895, pèsent encore sur le contribuable de 1905, et pèseront sur les générations futures, parce que souvent, faute de disponibilités, elles ont été payées par l’emprunt. De combien la conquête de l’Algérie ou de l’Indo-Chine a-t-elle grossi la dette, et pour combien figure-t-elle dans les arrérages de la rente ? Il serait intéressant de le savoir, si l’on voulait dresser exactement le bilan du colonialisme, et la recherche pourrait se poursuivre à l’infini, si bien que le coût de l’expansion asiatique ou africaine apparaît illimité pour la France comme pour l’Angleterre.

Mais ces deux pays sont de vieilles puissances coloniales : vieille puissance coloniale aussi la Russie, qui vient de sacrifier des sommes énormes pour perdre finalement le sceptre de l’Extrême-Orient. Pour conclure, nous envisagerons le cas d’une jeune puissance mondiale, qui s’est jetée, il y a quelques années seulement, dans la carrière, et qui n’en est pas moins entraînée déjà aux sacrifices pécuniaires les moins négligeables.

En dix exercices, l’Allemagne a porté son budget des protectorats à 48 millions. C’est un fort beau chiffre, si l’on tient compte du peu de valeur et du peu de rendement commercial des territoires occupés. Là-dessus, l’Afrique orientale prélève 13 millions ; Kiao-Tchéou, 16 millions 1/2 ; le Cameroun, 5 millions ; le Togoland, 2 millions ; l’Afrique sud-occidentale, 11 millions ; la Nouvelle-Guinée, 1 million 1/2, les Carolines et les Samoa, de 1 million 1/4 à 1 million 1/2.

Mais quelque raisonnable que soit ce bilan, qui eût fait frémir le prince de Bismarck en 1885, il ne représente pas tout l’effort financier donné par les Allemands pour l’entretien ou l’extension de leurs dépendances. Eux aussi ont en permanence, ou peu s’en faut, un budget colonial extraordinaire, qui est destiné à parer soit aux campagnes de confiscation et de répression, soit aux constructions de chemins de fer. Ces crédits exceptionnels, quoique usuels, atteignent parfois, pour les guerres lointaines, des totaux énormes. La part contributive de l’Allemagne au refoulement des Boxers de Chine, en 1900, est minime — 16 millions, — à côté des dépenses du corps d’armée dépêché contre les Herreros. On estime que le trésor impérial n’aura guère décaissé moins de 200 millions, pour assurer l’écrasement de ces tribus peu nombreuses, et l’occupation définitive d’un plateau désertique et sans importance agricole ou minière…

En somme, quel que soit le pays envisagé, le colonialisme est un système d’expansion commerciale extrêmement onéreux. Par lui-même, comme par les répercussions qu’il exerce fatalement sur les dotations militaires ou sur la dette publique, il a concouru, dans une large mesure, à accroître la détresse financière des États modernes. Sans exagération, il est permis de dénoncer, en lui, un des instruments de ruine des puissances européennes.