Le Colonialisme/V
CHAPITRE V
Les conquêtes coloniales modernes rappellent ces expéditions des temps antiques, où le vaincu devenait sur-le-champ, et de droit, un esclave. Ce n’est point pour répandre l’humanité et la liberté, quoi qu’ils disent, que les gouvernements décrètent l’invasion des terres barbares. Les indigènes assujettis sont, en général, voués à la pire des conditions. Pour eux, lorsqu’il est une loi et que l’arbitraire ne s’exerce pas impunément et sans limites, ce sont encore des principes despotiques qui l’emportent : leur vie et leur force de travail demeurent à la merci des blancs victorieux.
Tantôt on les extermine systématiquement ; tantôt ils sont victimes d’effroyables sévices, qu’aucun châtiment ne vient sanctionner ; tantôt ils subissent de lourds impôts, qu’ils doivent payer, sous peine de prison ou de violences corporelles. Leur labeur ne leur appartient nulle part : ils n’ont pas le droit de choisir entre l’indolence et l’activité ; mais ils doivent fournir le concours de leurs bras à l’État qui les domine, ou aux particuliers et aux sociétés commerciales que protège cet État. De la sorte, la suppression de l’esclavage n’est plus qu’un vain mot, puisqu’il est rétabli partout sous une forme nouvelle. Encore l’esclave ancien était-il ménagé par son propriétaire, qui avait tout intérêt à le conserver le plus longtemps possible, et pour lequel il représentait une valeur ; l’esclave de nos jours est d’autant plus malmené, qu’il est libre en théorie, qu’on ne peut guère le revendre, et que les capitalistes établis à temps n’ont qu’à puiser dans les fourmilières noires.
La thèse de la supériorité des races européennes, sur l’Asiatique ou l’Africain, correspond à la politique, que les blancs ont pratiquée constamment depuis le xvie siècle, sur les continents annexés. De même que les Espagnols formaient une caste spéciale au Pérou et au Mexique, de même l’Anglais, le Français, l’Allemand du xxe siècle s’imagine qu’il possède tous les droits sur les créatures soi-disant inférieures qu’il exploite. Il commence par la brutalité ; il finit par l’assassinat. Il n’y a pas lieu de s’étonner du nombre et de l’horreur de certains crimes exotiques, qui soulevèrent, pendant quelques instants, la réprobation dans le monde civilisé. Il serait plus légitime de s’étonner que ces forfaits ne soient pas plus nombreux et plus horribles encore. Les actes fameux imputés à l’administrateur Toqué, dans le Haut-Congo (juillet 1903), découlent directement de la doctrine qui prévaut parmi les fonctionnaires et les trafiquants d’Afrique : c’est que le nègre n’est pas un homme, et que sa vie n’est point digne d’estime.
Cette conviction est fortifiée chez les résidents, militaires surtout, par l’autorité qui leur est conférée. Tel jeune officier français, à peine sorti de Saint-Cyr ou de Saint-Maixent, est pourvu du commandement d’un cercle qui comprend plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Investi de toutes les prérogatives, soustrait à tout contrôle, affranchi de la discipline elle-même, puisque son chef hiérarchique peut se trouver à vingt jours de marche plus loin, il est assimilé à un potentat, à un monarque absolu. Comment ne se griserait-il pas de sa puissance ? Comment, à moins d’être une merveille d’humanité, ne se laisserait-il pas emporter peu à peu aux abus et aux exactions ? Avec les quelques miliciens qui l’entourent, il tient en respect toute une population. Il sait la valeur du fusil au milieu de peuplades désarmées ou mal armées. Il incline fatalement aux mœurs d’un Néron ou d’un Caligula ; et c’est ainsi que peuvent surgir des épisodes comme ceux des Voulet et des Chanoine, dignes héritiers des bandits espagnols du xvie siècle. Le colonialisme produit ses effets logiques. Le crime des uns résulte rationnellement des théories des autres.
Lorsqu’on examine l’histoire contemporaine du Congo, de la Rhodésia, de la Nouvelle-Calédonie, on est entraîné à faire un retour en arrière. Les analogies surgissent en masse entre l’administration de ces pays et le régime que les premières nations conquérantes appliquèrent, en d’autres temps, dans leurs domaines.
Il semble que les Hollandais aient détenu la palme de la cruauté. Après avoir exterminé des tribus entières dans l’Insulinde, ils contraignirent les indigènes de Java aux pratiques les plus humiliantes. Quand un fonctionnaire passait sur une route, les natifs devaient se prosterner ; si un simple commerçant apparaissait, ils étaient tenus de tourner le dos et de fermer leur parasol. Pour qu’aucune tentation ne leur vînt de s’élever, il leur était interdit d’apprendre la langue de leurs maîtres, qu’ils regardaient comme des dieux descendus du ciel.
Lorsque l’esclavage fut supprimé en théorie, on s’ingénia à le restaurer en fait. Le célèbre gouverneur Van den Bosch institua en 1832 un système qui, avant de ruiner ces îles, produisit de surprenants résultats. Dans l’ensemble du pays, furent délimitées des zones d’État, qui représentaient un cinquième de la surface totale, et où les indigènes travaillaient gratuitement un jour sur cinq. Dans les autres parties, seules certaines cultures étaient autorisées : le café, le sucre, le thé, l’indigo, le tabac, et la récolte devait être livrée à l’État qui en prélevait les deux cinquièmes à titre d’imposition fiscale, et qui payait le reste au prix qu’il fixait lui-même. Comme ce prix demeurait naturellement fort au-dessous de la valeur réelle, le gouvernement exerçait une spoliation continue, qui chiffra par plusieurs milliards, de 1832 à 1874. En fin de compte, il fallut abolir cette méthode qui ne rendait plus, mais elle avait suffi à démoraliser la nation, tenue dans l’ignorance de toutes choses. Les natifs prirent la culture en haine, se désintéressèrent de toute initiative, et ne songèrent plus qu’à acquitter les impôts. D’affreuses famines surgirent qui, parfois, comme en 1880, fauchèrent plus de 500,000 hommes d’un seul coup.
Aux Moluques, où fonctionna le même système, la barbarie hollandaise se déploya plus librement encore. Non contents d’astreindre au plus dur travail, et sans rémunération, les gens de l’archipel, les dominateurs transportèrent de force, dans les terres les plus fertiles, des indigènes qu’on arrachait à leurs cabanes. De la sorte Amboine reçut des contingents considérables. Mais la révolte ne tarda pas à éclater. Les massacres alors furent conduits avec une telle rage, que des îles, qui étaient très peuplées au xviiie siècle, n’ont plus aujourd’hui que 2 ou 3 habitants au kilomètre carré. À côté d’elles, d’autres îles comptent 124 et 167 habitants au kilomètre, sans qu’on puisse expliquer la différence autrement que par le carnage. Les Espagnols, aux Philippines, se livrèrent à d’égales atrocités. Ne travaillant pas eux-mêmes, ils brutalisèrent les aborigènes pour s’enrichir de leur labeur. De 1780 à 1882 fut maintenu l’esclavage d’État, chaque village étant contraint à se livrer à une culture déterminée, et à en céder la récolte aux administrateurs, bien au-dessous de sa valeur marchande. Il arriva que la population, forcée de produire pour l’Europe, pour les besoins de luxe d’une autre race, ne produisait plus pour sa propre consommation. Le riz vint à manquer ; les famines sévirent. Comme il n’y avait point d’industrie, que les congrégations maîtresses du gouvernement étaient rebelles à tout progrès, une terre féconde entre toutes fut rapidement ruinée.
Aujourd’hui encore, le despotisme le plus dur, le pillage le plus effréné, l’arbitraire le moins limité règnent sur toute l’étendue des possessions anglaises, américaines, françaises, italiennes, russes, et dans cet État du Congo qui représente, au plus haut degré, l’exploitation capitaliste.
L’Inde, à elle seule, offre un saisissant tableau de la rapacité du colonialisme. Hyndman, dans de nombreux écrits, a montré quelles rapines signalent, dans cette contrée si naturellement riche, l’administration britannique. La substitution du régime impérial à la domination de la Compagnie, après le soulèvement de 1857, n’a point modifié les méthodes en vigueur. Comme jadis, les natifs, quelque instruits qu’ils puissent être, quelques admirables dispositions qu’ils offrent, sont écartés des emplois. Les indices de réveil national sont surveillés, épiés avec un soin jaloux, pour que la police puisse agir contre tous les Indous qui rêvent d’un sort meilleur. Jamais l’idée n’est venue à un vice-roi, si libéral qu’il prétende être, de restituer à ces centaines de millions d’hommes une parcelle de liberté et de dignité. Il n’y a là, aux yeux du service civil, qu’un troupeau bon à conduire et à pressurer. Du bien-être, de la subsistance de cette cohue sans nombre, nul ne s’occupe. Il s’agit seulement d’exporter et d’importer, pour développer un commerce qui a fait l’opulence de la mère-patrie, mais qui appauvrit, chaque année un peu plus, la péninsule. La constitution de l’industrie autour de Calcutta et de Bombay a semblé une rébellion et un blasphème. Le rôle de l’Inde, pour les économistes officiels de Londres, est d’expédier des céréales et du coton, et d’acheter des objets manufacturés. On s’inquiète peu que des millions de sujets meurent de la famine, comme il arrive dans les années mêmes où les négociants en blé adressent d’énormes convois à l’Europe. Le paysan ou ryot mange aujourd’hui trois fois moins qu’il y a un siècle. Il était plus heureux sous la domination des Mogols, qui vivaient dans le pays, et appelaient des Indous aux fonctions. L’Anglais regarde la vice-royauté comme une ferme qui doit rendre le plus possible, et dont les richesses doivent être, autant que les circonstances le permettent, transférées en Europe. Hyndman calcule que de 1870 à 1904, 15 milliards ont été arrachés aux populations qui s’échelonnent de l’Himalaya à Ceylan. Il compare la conduite du Royaume-Uni, dans son domaine asiatique, à celle des Espagnols au Pérou.
Encore les Indous n’ont-ils pas été détruits, décimés par la force, abrutis par l’eau de feu. Ailleurs des centaines de milliers d’indigènes ont été ainsi exterminés. Les Australiens primitifs, qui avaient bien accueilli les premiers colons britanniques, furent repoussés dans le désert, où ils ne pouvaient plus trouver de quoi subsister. Comme ils s’obstinaient cependant à vivre, on les tua systématiquement ; on donna des primes à ceux qui les fusillaient sans pitié : un seul chasseur reçut plus de 200,000 francs par souscription publique, si bien que dès le milieu du xixe siècle, le vaste continent avait presque entièrement perdu ses hôtes d’autrefois. En 1834, la Tasmanie ne possédait plus que son immigration européenne. Les Maoris de la Nouvelle-Zélande, grâce à leur organisation et à leur vigueur physique, résistèrent plus longtemps, mais à l’heure actuelle, leur effectif n’est guère plus que de 42,000, tandis qu’il excédait 100,000 en 1840.
Les Américains ont usé des mêmes procédés à l’égard des Peaux-Rouges. La grande campagne de refoulement et d’anéantissement s’ouvrit en 1765, quand un descendant de William Penn, plus sauvage que les sauvages, n’hésita pas à offrir 130 piastres pour la chevelure d’un Indien et 50 piastres pour celle d’une Indienne. En 1835, les Cherokees furent repoussés vers l’ouest, parce qu’on avait besoin de leurs domaines ; peu après, le même sort fut assigné aux Séminoles de Floride ; en 1870, les Sioux perdirent la moitié de leurs terres, et la milice se baigna dans leur sang.
À côté de ces violences collectives, — ou d’autres encore qui sont à peine moins cruelles, — telles que l’aménagement des camps de reconcentration aux Philippines, en 1901-1904, il faudrait signaler les violences individuelles. Celles-ci n’émanent pas toujours d’un simple caprice : elles tournent au système ; comme elles sont couvertes par l’impunité, les gouvernements en portent largement la responsabilité. Les noms de Péters, de Livraghi, de Lugard, d’Arenberg, ont pris une sinistre signification. Le Cameroun et l’Érythrée, la Nigeria et le Ganda, ont servi de théâtres, tour à tour, à des scènes effroyables et répugnantes. Le Congo français est soumis en ce moment à une enquête, dont on atténuera à coup sûr les conclusions. Le Congo belge a déjà eu la sienne, qui n’a guère été menée impartialement, puisque sur trois commissaires, deux étaient à la dévotion du chef de l’État Indépendant, — mais qui n’en a pas moins abouti à d’édifiantes constatations. On a cité les actes d’un lieutenant Bossard qui ne le cédait en rien aux personnages énumérés ci-dessus. Dans certains districts, des satrapes se distrayaient, en faisant avaler aux indigènes du caoutchouc liquide. D’autres, comme des souverains du Dahomey ou du pays des Achantis, se plaisaient à couper les têtes et à ériger des pyramides de crânes. Plus loin, nous verrons quels procédés a restaurés Léopold II, pour faire rendre le plus possible à son domaine colonial. Mais ce n’est point seulement le travail forcé, que les sociétés philanthropiques anglaises ont dénoncé, — ce sont les massacres devenus la règle. Dans tel village, 250 ou 350 habitants sont fusillés en dix minutes, parce que l’ivoire ne rentre pas assez vite, et que le sous-officier belge, qui commande la milice locale, veut voir couler le sang. La commission d’enquête a relevé des détails terrifiants qui ont peu à peu filtré, quelque précaution qu’on mît à garder le secret.
Après l’égorgement continu, la dépossession, l’expropriation brutale pour cause d’utilité privée. Le refoulement s’est opéré chez les Canaques, comme auparavant en Algérie, — au Togoland comme au Lagos. Il est admis que les blancs, — et n’entendez pas par là l’État, mais les compagnies privées, — ont tous les droits vis-à-vis des indigènes, et qu’ils prennent latitude entière de les vouer à la famine, en leur dérobant leurs territoires de culture ou de parcours.
Pour accentuer leur ruine, on frappe, au reste, les tribus d’impôts exorbitants, extravagants, disproportionnés à leurs moyens. La fiscalité exerce, dans tous les empires coloniaux, une spoliation continue et légale.
Si dans l’Indo-Chine française, on est arrivé en peu d’années à dresser un budget considérable et à obtenir un accroissement de recettes qui a fait l’admiration des financiers métropolitains, c’est en pressurant les Tonkinois et les Annamites. Ils ont connu le poids des impôts écrasants, qui tuent l’initiative, et qui découragent tout travail. Si aujourd’hui les esprits fermentent, c’est en grande part à l’appel des agitateurs qui exploitent cette aggravation incessante des taxes.
À Madagascar, l’insurrection du Faranfagana est, de toute certitude, imputable aux exactions du gouvernement général. Tout administrateur colonial s’imagine qu’il aura bien mérité de la patrie, c’est-à-dire qu’il se sera créé des titres à l’avancement, s’il a arraché quelques milliers de francs de plus à ses contribuables noirs et jaunes. Le budget de la grande île se soldait, en 1904, par un excédent de 700,000 francs. Là-dessus, chacun poussa des cris d’enthousiasme, mais tout le monde oubliait par quels procédés ce résultat était acquis, et quels périls il portait en lui.
Or, des personnes qui ne sont pas, de parti pris, des adversaires du colonialisme, ont étudié de près la condition fiscale du Malgache. On a découvert qu’un ouvrier hova, ou sakalave, ou antaisaka, qui gagne 180 francs par an, — et encore cette somme ne lui est-elle pas garantie, — doit à la colonie : une taxe de capitation de 20 francs ; une taxe d’assistance médicale de 3 francs ; une taxe d’habitation de 1 à 2 francs, les taxes sur les rizières, sur les bovidés, les droits de douane et de consommation, — si bien qu’il acquitte au moins 30 francs, — un sixième de son maigre revenu. Comment des populations qui ont été habituées à des exigences plus douces, ou qui même étaient totalement indépendantes, accepteraient-elles, sans frémir, des impositions qui les réduisent au dénûment ?
Mais on n’a pas encore tracé un tableau complet et exact de la condition des natifs asservis par le colonialisme, lorsqu’on a énuméré le massacre et la destruction systématique, le refoulement et la fiscalité spoliatrice. Il nous reste à envisager la plaie suprême de tout empire exotique, le mal qui couvre toute l’étendue des terres acquises aux puissances dites civilisées, — le travail forcé, la forme nouvelle de la servitude.
Le capitalisme ne peut trouver un profit sérieux à l’exploitation, à la mise en valeur des contrées confisquées par la violence, que s’il obtient la main-d’œuvre à bas prix. L’Européen ne saurait travailler sous les climats tropicaux ; or le plus souvent le nègre ne se soucie pas de manier la pioche : même surchargé d’impôts, il se donne une peine infinie pour se soustraire à tout labeur. À son indolence, il a une double excuse : celle de la température, et celle du vol perpétuel dont il est la victime. Comme les administrateurs officiels et les sociétés de culture ou autres ne recrutent ni ouvriers blancs par l’offre des salaires élevés, ni ouvriers noirs par la simple persuasion, l’esclavage déguisé est devenu la règle.
Toutes les nations ont voté des lois qui libèrent les esclaves et qui prohibent la traite. Et pourtant, de temps à autre, le scandale éclate ; ou apprend brusquement que des traitants exercent encore leur profession au Soudan ou au Lagos, au Cameroun ou au Benadir. Dans les dernières années, les tribunes de tous les Parlements ont retenti d’accusations qu’on rejetait d’abord avec dédain, qui, en réalité, étaient trop justifiées.
Lorsque l’esclavage ne sévit pas sous son aspect ancien, il revêt une forme nouvelle. La corvée, le contrat à long bail, le travail obligatoire et peu ou point rétribué, reconstituent une classe de serfs pressurés et abrutis, qui n’ont même plus la sécurité de leurs aînés, parce qu’ils ne représentent pas ostensiblement une valeur marchande. Le nègre est libre en principe, aussi « libre » que le citoyen français ou que l’électeur anglais ; en fait, il est assujetti, obligé à la résidence, condamné à fournir tant d’heures de labeur, tant de charges de caoutchouc ou d’ivoire. À la vérité, l’on retrouve dans les colonies d’Afrique, et parfois dans les colonies d’Asie, les pratiques que les Portugais, les Hollandais et les Espagnols mirent en honneur dans l’Insulinde.
Pour le droit moderne, entendons le droit capitaliste dans toute sa rigueur, le prolétaire a la faculté théorique de louer ou de ne pas louer ses bras : l’on sait au surplus quel abîme sépare la théorie de la réalité. Cette faculté théorique elle-même est déniée à l’indigène du continent noir ou des îles de la Polynésie. Il est devenu, en même temps que la terre, la propriété des nouveaux dominateurs.
À Madagascar, les routes, les divers travaux publics ont été exécutés par la corvée ; les entreprises particulières sont desservies par des Hovas ou des Sakalaves, auxquels un arrêté du 27 décembre 1896 a enjoint de passer un contrat de travail. Aux Comores, les Compagnies privées ont profité de la connivence des fonctionnaires, pour exiger des engagements de 10 ans, à raison de 10 fr. et de 2 fr. 50 par mois, selon que les signataires étaient des hommes « libres » ou d’ex-esclaves libérés. En Nouvelle-Calédonie, jusqu’en 1899, d’effroyables abus constituaient la règle. Le louage perpétuel ne choquait personne ; l’administration déterminait les chefs à accepter des contrats pour les enfants nés et à naître ; elle enrôlait de gré ou de force pour l’exploitation des forêts et des mines ; elle incarcérait ou déportait à l’île des Pins tous les Canaques qui avaient l’audace de protester. En 1899, le régime a été quelque peu modifié ; toutefois rien ne prouve que les crimes du passé aient brusquement cessé.
Mais c’est au Congo surtout que sévit le servage. L’acte de Berlin de 1885 a bien édicté la protection des indigènes « et prescrit l’humanité ». Les sociétés, qui tiennent, de près ou de loin, à l’État indépendant, exigent des prestations en nature, et, de la sorte, fournissent presque sans rien payer le riche marché d’Anvers, où elles récoltent des dividendes fabuleux. Mais la soi-disant prestation en nature n’est que le prête-nom du travail forcé. Des centaines de milliers de nègres sont employés à recueillir le caoutchouc ou à chasser l’éléphant. Le plus souvent ils sont payés 0 fr. 10 ou 0 fr. 13 par jour, en échange d’un labeur exténuant. Une denrée qui revient aux actionnaires à 0 fr. 20 le kilo, se vend de 7 à 9 fr. en Europe. Chaque village est taxé. Nous ne reviendrons pas sur les cruautés signalées ; le martinet, qu’on appelle là-bas la chicotte, joue en permanence. Un commandant belge, envoyé sur le grand fleuve, écrivait récemment : « J’ai éprouvé l’ironie, alors que j’étais chargé officiellement de combattre les menées esclavagistes, de devoir assister, les bras croisés, au passage de bandes d’indigènes contraints à peiner par les agents de l’État, qui les traitaient avec moins de ménagements que les Arabes leurs esclaves. » Sans doute, certains de ces nègres préféreraient la servitude d’autrefois à celle d’aujourd’hui.
À peine plus enviable est le sort de ces Chinois que le gouvernement anglais a importés au Transvaal, à dater de 1903, pour le service des mines, et qui sont parqués toute l’année comme des moutons, sous la garde de surveillants impitoyables.
C’est la caractéristique du colonialisme, de déchaîner, partout où il a pénétré, ces sinistres méfaits, et d’exaspérer encore, par la séduction des profits plus grands, la rapacité et la férocité du capitalisme.