Le Colonialisme/VI

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Société Nouvelle de Librairie et d’Édition (p. 75-86).

CHAPITRE VI

LE COMMERCE COLONIAL


Nous avons montré que l’État moderne, en créant des annexes coloniales, se préoccupe, avant tout, de se doter de débouchés nouveaux. Jadis les dépendances étaient liées aux métropoles par des régimes si stricts, qu’elles ne pouvaient rien acheter en dehors de la mère-patrie ; de plus, afin que leur clientèle demeurât assurée, il leur était interdit de se livrer à aucune fabrication. Le soulèvement des États-Unis, au xviiie siècle, fut imputable en partie à la contrainte économique qu’on exerçait sur eux. Il apparut, au xixe siècle, que la méthode du pacte colonial était surannée, et qu’elle ne comportait plus de profit pour personne. Actuellement les possessions françaises, anglaises, allemandes ont le loisir de se fournir auprès de l’étranger, et nous allons voir qu’elles usent largement de ce droit. Et c’est en vérité parce que les relations de négoce des colonies avec la mère-patrie tendent à s’affaiblir, que tout un parti, en Angleterre, professe, à l’heure présente, l’impérialisme, c’est-à-dire la doctrine qui vise à réunir toutes les communautés de souche ou de tutelle britannique, éparses sur le globe, en un bloc économique.

Pendant longtemps, on a cru que le commerce devait suivre le pavillon, qu’il suffirait de conquérir une contrée pour obtenir ensuite, par la seule persuasion, le monopole de son marché. Il a fallu, à la lumière des faits, reconnaître l’illégitimité de cette thèse. Les dépendances ne s’adressent pas exclusivement au pays suzerain, pour se procurer leurs denrées de consommation et leurs produits manufacturés. Elles tâchent d’acheter au meilleur compte possible, de même qu’elles s’efforcent de vendre leurs matières premières, leurs huiles, leurs cafés, le plus cher qu’elles pourront. L’erreur initiale du colonialisme apparaît dans les statistiques : il est inutile de se rendre maître d’un pays, pour entretenir avec lui d’abondants rapports. Au contraire, par les charges dont elles grèvent le budget, par les frais qu’elles imposent aux contribuables, les annexes exotiques peuvent mettre en infériorité, dans la concurrence quotidienne, l’industrie et le commerce métropolitains.

En plantant un drapeau, on n’acquiert pas nécessairement un marché. Ce qui détermine une communauté, encore jeune ou déjà mûre, à donner sa préférence à tels commerçants, c’est le prix et la qualité du produit, c’est aussi la facilité et la rapidité du transport. Ainsi croule de prime abord l’un des dogmes chers aux colonialistes.

Examinons maintenant, pour vérifier ce développement, le trafic des colonies britanniques.

Leur commerce s’élevait, en 1903-1904 (Inde comprise), à 17,150 millions. Sur ce total, la part de l’Angleterre atteignait à 6,195 millions, soit à plus du tiers, mais à moins de la moitié. Les importations chiffraient par 9,450 millions (part de l’Angleterre : 3,470 millions), et les exportations par 7,700 millions (part de l’Angleterre : 2,725 millions).

Le tableau suivant mesurera exactement, d’après des données officielles, les relations de chaque dépendance ou de chaque groupe d’annexés.

Importation totale
Exportations totale (en millions de francs)
Importations provenant du Royaume-Uni
Exportations vers le Royaume-Uni
Inde 1.850 2.300 1.270 600
Australie 1.675 1.775 550 500
Nouvelle-Zélande 275 325 160 240
Cap et Natal 1.250 525 750 500
Canada et Terre-Neuve 1.100 1.125 260 625
Guyane 35 45 18 19
Maurice 52 62 14 7
Antilles 162 167 49 38
Ceylan 200 170 55 88
Straits Settlements 750 625 75 130
Transvaal et Orange 445 200 135 160
Afrique occidentale (Lagos, Côte d’Or, Gambie, Sierra-Leone) 100 75 63 19
États Malais 87 150 » »
Nigeria, Ouganda, Afrique centrale et orientale 62 28 » »

Donc, pour nous attacher d’abord aux grandes colonies, l’Inde ne demande que 65 % de ses objets manufacturés ou de ses consommations de luxe à son impérieuse métropole. Cette part a notablement diminué, depuis le jour où les fabricants de cotonnades du Lancashire ont eu à lutter contre leurs confrères de Calcutta et de Bombay. Au reste, les deux courants commerciaux d’entrée et de sortie sont toujours logiquement liés l’un à l’autre, et nous savons que la péninsule n’expédie guère à sa suzeraine qu’un quart de ses produits d’exportation.

Avec l’Australie, nous touchons à un coefficient de clientèle déjà moins fort, 35 % représentent la portion du Royaume-Uni dans l’importation. Mais c’est surtout au Canada que les espérances des colonialistes ont été lourdement trompées, et, comme le Dominion est un témoin manifeste de l’inanité de certaines théories, nous nous arrêterons un peu plus longuement à ses statistiques.

Le Canada appartient à la Grande-Bretagne depuis près d’un siècle et demi : les gouvernements anglais ont toujours prodigué leurs amabilités à ses habitants, parce que le pays est capable d’extension indéfinie, parce qu’il perpétue la domination du Royaume-Uni au Nouveau-Monde, et qu’une mainmise de l’Union a paru à redouter. Mais à Québec, à Montréal, à Ottawa, on a toujours traité fort légèrement les industriels et commerçants de Londres, de Manchester et de Glasgow.

D’année en année, la part de la métropole dans les importations diminuait notablement, tandis que croissait celle des États-Unis. Les motifs de ce double mouvement sont faciles à saisir ; mais nous ne rechercherons pas ici les causes : c’est le fait qu’il faut signaler. Or les tableaux ci-dessous nous édifieront à merveille.

Importations des États-Unis au Canada
Importations du Canada aux États-Unis
1895 260 millions 180 millions
1898 415 — 155 —
1900 480 — 200 —
1902 545 — 240 —
1904 570 — 255 —


Parts respectives de la
Grande-Bretagne et de l’Union Américaine
dans les importations du Canada
(sur 100 unités)
Grande-Bretagne États-Unis
1895 29, 6 51, 9
1898 24, 9 60, 2
1900 24, 7 60, 7
1902 24, 1 59, 5
1904 24, 6 60

Examinons maintenant le commerce colonial de la France : nous allons aboutir à des conclusions identiques. Nulle part, la domination politique et administrative ne confère le monopole ou même la primauté des relations économiques.

Les échanges totaux des dépendances exotiques de la France sont passés de 400 millions en 1891, à 500 millions en 1894, à 564 millions en 1898, à 759 millions en 1900, à 793 millions en 1903. (L’Algérie n’est pas comprise dans ces ensembles.) Cette poussée assez rapide a comblé d’aise les théoriciens du colonialisme, qui n’ont pas noté l’expansion parallèle des budgets. Ils ont surtout oublié que les pays étrangers entretenaient, avec nos annexes, un trafic au moins égal à celui qu’elles réservaient à la métropole.

En règle générale, on peut établir que le commerce des colonies se partage à peu près par moitié entre la France et les autres nations, et cette proportion se retrouve en réalité, à chaque exercice, aux entrées comme aux sorties.

Années
Commerce total des colonies
millions
Part de la France
millions
Part de l’étranger
millions
1894 500 230 270
1898 564 280 284
1900 759 365 394
1903 793 386 467


Années
Importations de France
millions
Importations de l’étranger
millions
Exportations vers la France
millions
Exportations vers l’étranger
millions
1894. 102 131 126 138
1898. 138 144 141 140
1900. 201 213 164 175
1903. 226 220 160 185

Mais la répartition est loin d’être la même, dès qu’on envisage les colonies les unes après les autres. Le tableau ci-dessous est celui de l’exercice 1903.

Importations
Exportations
Colonies
françaises étrangères
vers la France
vers l’étranger
millions millions millions millions
Sénégambie 29 21 29 11
Cote d’Ivoire 3 7 2 5
Guinée 6 12 3 1
Dahomey 2 9 3 6
Congo 3 4 3 7
Réunion 13 8 18 »
Madagascar 29 4 10 6
Côte des Somalis 2 6 » 10
Inde 2 7 14 14
Indo-Chine 97 107 20 100
St-Pierre et Miq. 4 4 9 1
Guadeloupe 9 7 16 »
Martinique 11 9 14 1
Guyane 7 3 11 1
Calédonie 8 7 2 6
Tahiti 1 3 1 4

Nous avons supprimé les fractions, pour éviter toute surcharge inutile. Ce tableau ne laisse pas que d’être suggestif, par les différences mêmes qu’il offre.

Tandis que la France l’emporte sur l’étranger dans ses vieilles colonies : la Réunion, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, elle n’a guère un avantage sensible qu’à Madagascar ; ici son contingent est septuple de celui des autres nations : mais une restriction s’impose sur le champ : c’est que les entrées de la grande île consistent surtout en objets d’équipement ou en denrées d’alimentation destinés au corps expéditionnaire, et qu’il n’y a point là un commerce véritable. Partout ou presque partout ailleurs, dans les dépendances récentes, nos rivaux nous distancent : sur la Côte d’Ivoire, en Guinée, au Dahomey, nous atteignons péniblement à la moitié, au tiers, au quart de leur importation.

On sait que l’Allemagne a fait preuve, depuis dix ans, d’une extraordinaire vitalité économique. Ce travail montre, d’autre part, l’étendue de son domaine exotique et les frais qu’il représente. Tirera-t-elle du moins quelque compensation de ses débours, en développant un trafic lucratif ? Il n’en est rien, et son sort est comparable, à cet égard, à celui de la France.

Le commerce de l’Empire, avec ses colonies, est monté, en 1903, à 51 millions environ, dont 38 pour les importations de la métropole dans ses possessions. À proprement parler, deux de ces dernières seulement se sont inscrites pour une somme raisonnable. Kiao-Tchéou, avec 10 millions, et le Sud-Ouest africain avec 17 ; mais ces chiffres ne sauraient faire illusion. Il n’y a guère d’autre négoce dans le Chan-Toung, et dans le pays des Herreros, que celui des fournitures de l’armée d’occupation. Cette réserve, qu’on ne doit point éluder, mesure tout de suite la valeur économique des entreprises germaniques.

Reste le Congo ; ici les statistiques apparaissent plus souriantes aux colonialistes, puisque le commerce de l’État Indépendant touche maintenant à tout près de 100 millions de francs, et que de 1896 à 1903, il a triplé. Mais le lecteur l’a constaté : la colonisation congolaise est de nature particulière. Le roi Léopold a entendu beaucoup moins créer des débouchés qu’instituer une ferme, une exploitation de caoutchouc et d’ivoire, et il en est du système en vigueur comme de celui qui a sévi tant d’années sur Java, sur les Moluques, sur les Philippines : il durera ce qu’il durera ; à force de pressurer l’indigène, on soulèvera une révolte de l’opinion européenne, plus accentuée que celle d’aujourd’hui, et une insurrection générale des noirs ; on épuisera pour le reste les richesses naturelles du pays, et la disparition progressive de l’ivoire est un indice qui mérite d’être relevé. Les procédés de l’État et des sociétés à charte rappellent le mot de Montesquieu sur les sauvages, qui coupent l’arbre par le pied pour en avoir les fruits.

En règle quasi-universelle, on peut donc dire sans exagération, que le colonialisme ne constitue pas une bonne opération. Seuls quelques capitalistes en tirent des profits certains, et encore leur nombre demeure-t-il extrêmement restreint. La concurrence économique est telle dans le monde, que bien souvent, après avoir multiplié les dépenses pour la conquête, pour l’occupation, pour l’aménagement administratif, voire même pour les travaux publics, un pays se trouve avoir frayé un accès et ouvert un débouché à ses rivaux. Nous n’apprécions point le fait : nous le constatons, car il heurte catégoriquement les conceptions de ceux qui se sont constitués les apôtres les plus fervents de l’expansion.

Mais les relations commerciales, que les colonies entretiennent avec les États étrangers, — ces relations, que nous avons rétrouvées au Canada comme au Dahomey, dans l’Indo-Chine comme dans l’Inde, ne sont pas sans élaborer des difficultés d’une autre sorte pour l’avenir. S’il est très vrai que le commerce ne suit pas le pavillon, il est exact aussi que ces rapports économiques multiples, avec toutes les nations, relâchent les liens initiaux qui existent entre les métropoles et les dépendances. Lentement se crée une mentalité nouvelle dans les communautés projetées au loin ou simplement annexées, qui apprennent à se passer, d’une façon ou de l’autre, du concours de la mère-patrie ou de la puissance suzeraine, et qui la mettent en balance avec d’autres puissances.

Ce n’est plus un secret que le monde dirigeant de Londres est très ému de la réduction constante des achats du Canada en Angleterre, et de la croissance continue à l’inverse des importations américaines au Dominion. L’exemple est suffisamment explicite pour que nous n’ayons pas besoin d’en évoquer d’autres. On se demande si cette absorption économique, que rien n’a pu enrayer jusqu’ici, n’est pas la préface d’une autre absorption. La logique veut que les intérêts l’emportent de plus en plus sur la sentimentalité, et que le fait domine l’idée. Dans une large mesure, la dispersion des rapports de commerce compromet la stabilité des empires coloniaux contemporains, et nombre de colonies pourront hésiter un jour entre la proclamation d’autonomie et une naturalisation, c’est-à-dire une défection collective.

L’impérialisme anglais est en partie fondé sur ces craintes. Jusqu’ici les appréhensions d’ordre économique ont été seules avouées par M. Chamberlain et ses adeptes, les appréhensions d’ordre politique étant reléguées au second plan, ou dissimulées ; mais elles ne s’en exercent pas moins.

Les auteurs du grand plan de Fédération douanière se sont proposé à la fois de sauvegarder l’unité de la domination anglo-saxonne, et de restituer à la Grande-Bretagne un marché de plusieurs milliards qu’elle trouvait légitime de reconquérir. Contre l’établissement d’une ligne de douanes qui envelopperait la métropole et tous ses territoires d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, d’Australie ; contre une participation effective de ces territoires aux dépenses de la guerre et de la marine, on leur assurerait la clientèle exclusive de l’Angleterre. Celle-ci ne demanderait plus de céréales à la Russie, ni de beurre au Danemark, ni de vin à la France, ni de viande à l’Argentine : mais l’Inde, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Canada deviendraient ses uniques fournisseurs. Ils deviendraient en échange des clients plus fidèles, et se fourniraient de coutellerie, de cotonnade, de verrerie et de houilles, à Sheffield, à Manchester et à Newscastle. Nous ne rechercherons pas ce qu’il peut y avoir de pratique ou d’utopique en ce programme, dont la grandeur apparente a rejeté, de prime abord, dans l’ombre les inconvénients et les difficultés. Nous l’avons signalé seulement pour montrer que le colonialisme, dans l’échec des méthodes adoptées jusqu’à présent, cherche d’autres voies ; et ce faisant, il avoue sa défaite.