Le Colosse de Rhodes/3/6

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Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 225-234).

VI

Lyssa avait appris elle aussi le triomphe de Likès. Elle s’en était réjouie dans son cœur. Il lui tardait de revoir son amant pour le féliciter par de tendres paroles et par de plus tendres caresses. Comme elle était fière de lui, et amoureuse ! Certes, elle le savait capable de grandes choses, elle connaissait mieux que personne sa valeur et les ressources de son intelligence prompte et souple, et elle n’avait pas attendu l’opinion de la foule pour porter sur lui un jugement favorable. Mais ce n’était point à cause de cela qu’elle s’était donnée à lui. Il eût été le dernier des matelots qui prenaient le frais sur le port, qu’elle lui eût voué les mêmes sentiments d’adoration sans limites. Depuis bientôt un an qu’ils s’appartenaient, elle n’avait jamais passé un seul jour sans renouveler en elle-même cette offrande de tout son être à celui qu’elle considérait comme le maître absolu de sa vie.

Un an ! Il y aurait un an en effet à la lune prochaine que Likès sur sa prière avait reçu le baptême du Taurobole, et que, tout pantelant et tiède du sang de la victime, il l’avait entraînée dans une hôtellerie obscure, où aux bras l’un de l’autre ils avaient oublié le reste du monde. Lyssa se reportait souvent à cette heure ardente qui avait marqué son âme d’une empreinte ineffaçable ; elle aussi, ce jour-là, avait reçu une initiation et un baptême ; et l’amour l’avait renouvelée toute. D’autres souvenirs lui revenaient encore : elle évoquait cet après-midi de soleil et de joie où ils étaient montés ensemble sur le coteau de Ialysos, près de l’autel des Nymphes telchiniennes ; Likès avait exigé d’elle un serment, et, coupant une boucle de sa chevelure, il l’avait enroulée à son poignet comme le gage d’une fidélité immuable. Puis, c’étaient leurs promenades dans les bois de lauriers-roses ou au bord vertigineux des torrents ; partout ils avaient mêlé leur âme enivrée à l’âme divine de la nature.

Et Lyssa se disait qu’elle était la plus heureuse de toutes les femmes. Qu’avait-elle fait pour mériter un tel bonheur ? Elle descendait dans son passé, interrogeait son enfance incertaine, son adolescence sans désirs. Tout cela n’existait plus pour elle, tout cela s’effaçait devant l’image resplendissante de Likès. Likès couvrait sa vie, comme à midi le soleil couvre la plaine, dont il fait fuir les mouvantes ombres. Même quand il était loin, elle le sentait près d’elle encore. N’avaient-ils pas échangé tant de baisers que les atomes de leur sang s’étaient confondus, ainsi que l’eau et le vin dans une coupe profonde ? Ils étaient liés par de subtiles et impérissables attaches. Lyssa souriait en se répétant tout bas que nulle force humaine ne pouvait empêcher Likès de refleurir en elle et de l’aimer.

Ce matin elle se rendait à sa rencontre. Elle savait qu’il traversait presque chaque jour le Port des Parfums. C’était sa promenade préférée, lorsqu’il avait beaucoup travaillé, et souvent il allait prendre son premier repas à une petite auberge cachée parmi les citronniers, où l’on buvait le meilleur vin de l’île, et où à toute heure il y avait du poisson frais et des figues mûres. Les goûts modestes de Likès se plaisaient à cette simplicité. Il aimait le silence de ce coin privilégié que la mer caressait de ses vagues douces ; les bruits de la ville n’y parvenaient que comme un murmure indistinct et confus, pareil à une chanson monotone, et les molles sacolèves de l’Orient peuplaient la petite anse où l’eau était si bleue qu’on l’eût dite trempée d’indigo. Lyssa, tout en marchant rapidement vers cet endroit, se rappelait qu’un jour Likès avait exigé qu’elle s’assît près de lui dans l’auberge et que, soulevant sa coupe, il la lui avait approchée des lèvres. Mais la petite Veuve-gardienne avait refusé de boire. Pourquoi ? Un scrupule, comme il lui en prenait quelquefois lorsqu’elle s’éloignait du temple, et que tout à coup le souvenir de ses fonctions saintes lui revenait… Aujourd’hui elle dominerait volontiers ce sentiment d’une délicatesse trop fragile. Si elle rencontrait Likès attablé à sa place familière, elle verserait elle-même le vin dans la coupe et la viderait jusqu’à la dernière goutte en l’honneur de son récent triomphe.

Mais Likès n’était pas encore là. Alors elle retourna dans le Port des Parfums. Il faisait doux ; la brise tiède avait le goût d’un fruit dont le soleil a fait éclater la pulpe ; — et tous ces arômes qui flottaient dans l’air ! Sur le sable, des caisses entr’ouvertes gisaient, pleines de baumes et d’essences. Les matelots, avec leurs fortes mains calleuses, exhalaient eux-mêmes une odeur de benjoin et de myrrhe. Lyssa se mit à l’écart et attendit.

Bientôt elle vit arriver Likès. Il marchait, la tête baissée, appesanti par des réflexions profondes. Ce n’était pas ainsi qu’elle s’était figuré l’apercevoir. Elle le trouva subitement changé. Il avait l’air maintenant d’un homme extrêmement sérieux, il ressemblait presque à son frère Alexios ! Pourtant leur dernier entretien datait de dix jours à peine ! À quoi pouvait songer le jeune mastère ? Sans doute aux graves événements qui se déroulaient… Lyssa eut envie de se dissimuler, afin de l’observer plus longtemps ; et, quand il passerait près d’elle, elle lui sauterait au cou. Cet enfantillage l’amusa. Elle se blottit entre deux monticules de sable. Likès approchait, toujours du même pas pesant. Elle voyait maintenant son visage, ses grands yeux, doux comme ceux d’une femme, et sa bouche qui luisait comme du corail au milieu de sa barbe soyeuse ; et elle remarquait la courbe puissante de son nez, le dessin ferme et net de son front ; d’avance elle mettait des baisers sur toutes les places où ses lèvres si souvent déjà s’étaient posées. Encore une minute et il serait là…

— Bonjour, Likès !

Likès avait tressailli ; puis il avait souri à Lyssa qui le tenait prisonnier entre ses doigts frêles.

— Y avait-il longtemps que tu étais cachée là ?

— Non, Likès. Est-ce que je t’ai fait peur ?

— Tu m’as surpris seulement. Je ne m’attendais pas à te voir.

— Veux-tu que j’aille avec toi jusqu’à l’auberge.

— Restons plutôt ici, dit Likès, en jetant un regard circulaire autour d’eux. D’ailleurs, je ne veux ni manger ni boire. J’ai déjeuné tôt ce matin, car j’ai passé la nuit au travail.

Il disait vrai. Une autre idée lui était venue pour la défense des navires, et tout de suite il en avait cherché l’application. Ses calculs l’avaient entraîné jusqu’à l’aube. Il expliqua à Lyssa le but qu’il se proposait.

— C’était à cela que tu pensais en venant ?

— Peut-être !

— Je t’ai trouvé si sérieux, si solennel ! Je me disais : « On m’a changé mon Likès ; ce n’est plus lui, c’est son frère Alexios qui arrive. »

Elle se mit à rire. Il s’offensa de sa puérilité.

— Tu es bête ! On ne peut pas toujours avoir vingt ans.

Elle se recula pour l’examiner en face. Dans ce brusque mouvement, son voile se déplaça et les globes de ses seins apparurent. Ils s’offraient, moelleux et doux, à la bouche de Likès. Rapidement il les couvrit de baisers.

— Tu m’aimes toujours ? demanda Lyssa, souriante.

— Toujours ! répondit Likès sans la regarder.

— Alors, écoute. J’ai une chose à te demander, une chose à laquelle je tiens infiniment. Si tu me refusais, j’en éprouverais un chagrin mortel.

— De quoi s’agit-il ? Est-ce ma vie que tu veux ?…

Il affectait de plaisanter, mais Lyssa le retenait par la main, et, à la pression de ses doigts, il sentait qu’elle était agitée d’une grande émotion intérieure. Elle le fit asseoir sur le sable et se tint debout devant lui :

— Écoute. Il y aura bientôt un an que nous nous sommes donnés l’un à l’autre. Cet anniversaire doit nous être sacré, n’est-ce pas ? Je voudrais que nous le fêtions dans une intimité complète, loin de tout ce qui pourrait gêner notre bonheur.

Elle s’était assise à son tour et cachait sa tête sur les genoux de Likès. Il dit d’une voix éteinte :

— Et qu’as-tu imaginé pour cela ?

— Je voudrais retourner avec toi à Lindos. C’est là que tu m’as menée tout d’abord afin de me montrer les lieux où s’était écoulée ton enfance. Te souviens-tu comme ce voyage fut heureux ? Te souviens-tu du vieux modeleur qui nous donna l’hospitalité dans le temple, et de l’atelier et de la chambre où nous avons dormi ? Oh, Likès ! Te souviens-tu ? Te souviens-tu ?

— Parle plus bas, fit Likès inquiet, quelqu’un pourrait nous entendre.

Lyssa se tut, mais elle reprit au bout d’un instant :

— Mon désir le plus cher est d’accomplir avec toi ce pèlerinage de notre amour. J’ai déjà prévenu mes compagnes que je serai absente pour deux journées. Dornis me remplacera dans mes heures de veille… Et toi, cher Likès, songe à te rendre libre aussi.

— C’est impossible, répondit froidement Likès, tout à fait impossible, Lyssa. Je ne puis quitter l’Arsenal aussi facilement que toi l’Aleïon. Mes devoirs me retiennent impérieusement. Demande-moi autre chose, je te l’accorderai.

Mais Lyssa hocha la tête :

— C’est cela que je veux, cela seulement. Ce que tu as fait autrefois, ne peux-tu le refaire encore ? N’es-tu pas ton maître ? Quelle volonté pèse sur la tienne ? Quelle loi rigoureuse te domine ?

Alors Likès parla longtemps. Il se répandit en explications verbeuses. Il dit ses efforts, ses luttes, ses espérances, et de quel côté il voulait porter son énergie. Il laissa entendre qu’un pacte de solidarité liait sa fortune à celle de son frère Alexios. Il ne pouvait faillir à ce que l’on attendait de lui…

Lyssa l’écoutait, les yeux gonflés de larmes. Quand il eut fini, elle le regarda tristement :

— Toi aussi, toi aussi, Likès, te voilà pris par la fièvre de l’or !