Le Colosse de Rhodes/3/7

La bibliothèque libre.
Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 235-246).

VII

Lyssa avait entrepris seule le voyage de Lindos. Malgré le refus de Likès, elle conservait la foi vive qu’elle avait en son amour. Et elle ne lui gardait pas rancune de ce refus. Elle trouvait pour l’excuser mille raisons qu’il n’avait pas songé à lui donner lui-même. Peut-être regrettait-il déjà d’avoir été si sévère, et pensait-il à elle avec attendrissement ? Il la suivait en esprit, sans doute, tandis qu’elle gravissait les routes rocheuses qui menaient à l’ancienne capitale de l’île. Comme ce chemin était aride sans lui ! Lyssa s’écorchait les pieds sur les pierres croulantes. La première fois elle ne s’était pas aperçue de leurs aspérités ; Likès la soutenait, la soulevait presque entre ses bras ; mais aujourd’hui tout était désolé dans cette région déserte. Une lumière dure frappait la crête des montagnes. Le grand Atabyrion semblait un cyclope formidable dressé en face du ciel et prêt à dévorer les pygmées qui s’aventuraient à son ombre. Et tout le paysage à l’entour respirait l’effroi et une sorte d’horreur funèbre.

Lyssa avait hâte de toucher au terme de son voyage. Une crainte lui venait de ne plus retrouver vivant le vieux modeleur dont elle avait gardé un souvenir attendri. Que ferait-elle alors, et à qui confierait-elle ses pensées inquiètes, changeantes, incertaines ? Avec qui parlerait-elle de son amant ? Car c’était lui, quelque chose de lui encore, qu’elle venait chercher dans cette solitude. Et le vieux Praxitas, qui avait connu Likès tout enfant, pourrait satisfaire cette faim et cette soif que les caresses les plus vives n’avaient point comblées. Il lui expliquerait ce qu’elle ne pouvait comprendre : le mystère d’un cœur d’homme que la vie entraîne et ballotte dans ses ondes ; il lui donnerait l’intelligence de ces choses dont elle n’avait qu’un pressentiment obscur. N’était-ce pas dans le temple de la Minerve Lindienne que Danaüs et ses filles, fuyant l’Égypte, étaient venus apporter les doctrines impénétrables de Saïs et que, montant sur la colline, ils avaient offert à la Déesse de la Nature le premier sacrifice sans feu qui ait jamais été fait dans cette contrée ? N’était-ce pas là encore que, mieux que dans nul autre lieu du monde, la Sagesse antique, cette Sagesse qui filtrait à travers des arcanes profondes, avait été pratiquée secrètement par une élite au cœur pur ? Lyssa se réjouissait de fortifier son âme à cette source sacrée ; elle se disait avec orgueil que son amant au retour la trouverait plus digne de ses embrassements. Puis elle rougissait en se souvenant tout à coup que Likès l’avait présentée comme son épouse au vieil artiste qui leur avait cédé sa couche. Qu’allait-elle lui raconter maintenant ? Et de quel front oserait-elle l’aborder ?

La ville cependant se faisait proche. L’ancien théâtre en ruines étalait ses gradins jusqu’à la mer. De grands oiseaux au plumage noir et lisse décrivaient des circuits à travers l’arène où poussaient des fleurs sauvages. Et, à certaines places, les dalles étaient usées par l’empreinte des pas des hommes. Une tristesse si morne pesait sur ces pierres vouées jadis à la joie que Lyssa détourna les yeux ; cette tristesse lui semblait plus grande que celle d’un tombeau ou d’un temple abandonné, en lesquels du moins subsiste un peu de vie humaine ou divine.

Elle se hâta d’entrer dans la petite cité. Sur la porte d’une maison basse, elle reconnut deux jeunes filles qu’elle avait remarquées la première fois ; elles étaient occupées à trier des olives dans un bassin de cuivre, et rien n’avait changé dans leurs vêtements, ni sur leur visage. Plus loin, une femme filait, d’un geste machinal, toujours le même ; et dans la cour une sexagénaire tirait de l’eau d’un puits aux arceaux rouillés. On eût dit que par un arrêt du Destin tout s’était immobilisé dans ces rues étroites, sous ces porches peints en violet sombre où Lyssa s’imaginait naïvement qu’on ne devait ni naître, ni mourir. Le baiser s’était enfui de la vieille Lindos, et voilà pourquoi on y respirait un air si morne. C’était là pourtant que Likès avait vécu ses années d’enfance. Ses cheveux bouclés sur son col rond, il avait couru à travers cette cité désolée ; la maison de ses parents, on l’apercevait, tournée vers l’Orient et voilée d’un rideau de mûriers sauvages. Personne n’y habitait plus maintenant, et les hirondelles avaient fait leur nid sur le petit fronton dorique où combattaient deux guerriers. Et Lyssa tout à coup fut prise d’un désir étrange : vivre là avec Likès, détruire, abolir tout ce qui constituait leur vie présente et venir là avec lui s’enfermer comme dans un tombeau. Mais elle sentait bien que c’était un impossible vœu ; — puisque même pour cette unique journée il n’avait pas consenti à la suivre…

Alors elle ne regarda plus rien autour d’elle ; elle marcha droit vers le vieux temple de Bacchus Thionée qui s’érigeait sur le flanc de la montagne ; des colonnes grises, taillées à même le roc, marquaient l’entrée du sanctuaire ; des blocs de pierre, d’une grosseur inégale, déterminaient l’enceinte sacrée. Lyssa se sentit prise d’une grande émotion ; c’était là qu’avec Likès elle avait vécu d’inoubliables heures et que leur amour, comme une flamme ardente, était monté à son apogée. Depuis, ils avaient eu beau s’aimer et s’étreindre, jamais ils n’avaient retrouvé ce frémissement, cette extase ou cette folie, qui les avaient rendus pareils à des Dieux… Aujourd’hui elle allait franchir seule le péribole sacré et pénétrer dans le sanctuaire. Elle se souvenait, elle se souvenait… et des larmes brûlantes jaillirent brusquement de ses yeux.

Pareil à un hypogée, l’intérieur du temple était silencieux et vide ; les autels de marbre bleu semblaient des stèles funèbres ; mais un frais bouquet d’euphorbes, jeté sur le parvis, témoignait que quelque adorateur était venu. Ce ne pouvait être que Praxitas ; — et Lyssa sentit renaître ses espérances. Elle s’agenouilla et pria ; un seul nom vint sur ses lèvres ; elle le répéta avec angoisse, avec frénésie, jusqu’à ce que, épuisée, elle se fût endormie auprès des euphorbes au tiède parfum. La fatigue de la route, l’ébranlement de ses nerfs l’avaient livrée au sommeil. Elle reposait sans inquiétude, dans la grande paix qui découlait de ces voûtes millénaires. Quelque temps après, Praxitas pénétrait dans le temple. En voyant ce corps de femme allongé sur les parois comme une seconde gerbe étroite, il s’étonna tout d’abord, puis il alla décrocher la lampe qui brûlait devant une des images du dieu. Cette lueur, promenée sur le visage de Lyssa, en fit surgir les charmants contours. C’était à peine si la vie l’avait marqué de quelques traces légères. Son front délicat se voilait de la mousse d’or de ses cheveux ; et sur ses joues l’ombre de ses cils s’allongeait, fine et déliée comme une plume d’oiseau ; les petites ailes de son nez palpitaient et restaient vibrantes, même dans le repos qui immobilisait tous ses traits. Et sa bouche délicieuse, chaste et sensuelle à la fois, sa bouche qui recevait le baiser comme une libation fervente, s’entr’ouvrait à peine, pareille à une fleur demi-éclose.

Le vieux modeleur avait reconnu la petite compagne de Likès et sa joie était sans égale ; son œil d’artiste se délectait à ces lignes pures, à ces couleurs douces et brillantes. Jamais sculpteur ou peintre n’avait orné de plus de beauté le chef-d’œuvre sorti de ses mains… Pourtant Lyssa s’était réveillée, et le même nom qui s’était éteint sur ses lèvres y reparut tout à coup :

— Likès ! Likès !

Puis elle rougit en voyant un autre visage d’homme penché sur elle.

— Ne t’inquiète pas, ma fille, dit Praxitas qui devinait son sentiment ; comme la première fois, tu es ici à l’abri de toute atteinte.

Elle se releva. Et docilement elle le suivit dans l’ancienne chambre des prêtres, où il avait élu domicile. Un coin seulement en était éclairé, celui qui lui servait d’atelier ; tout un monde de figurines dansantes, de nymphes aux voiles soulevés, de bacchiades et de satyres, toute une création de plantes légères déroulées en guirlandes, de pampres et de feuillages tenaient dans cet angle étroit, et y mettaient un extraordinaire frisson de vie. Mais Lyssa ne songeait point à admirer ; tout de suite elle interrogea Praxitas :

— Je suis venue près de toi comme près d’un ami, d’un père. Tu as connu Likès enfant. Est-il capable d’une fausseté ?

— As-tu regardé son front ? demanda à son tour le vieil artiste.

— Oh ! dit Lyssa ; tous ses traits me sont familiers comme les signes du ciel. Je les connais mieux que ceux de mon propre visage. Le front de Likès est une plaque d’ivoire polie, sur laquelle n’est inscrite aucune épigraphe.

— Et ses yeux ? demanda Praxitas.

— Ses yeux ! ils sont limpides autant que l’eau d’une source dans laquelle trempent deux iris noirs.

— Et sa bouche ?

— Sa bouche ! Ah ! Praxitas, que te dirai-je de sa bouche ? C’est un abîme de joie. C’est une fleur balsamique, plus douce que le fruit du figuier.

Alors Praxitas hocha longuement la tête. Il réfléchissait. Puis, saisi d’une inspiration soudaine :

— Je vais te montrer, dit-il, le portrait de ton amant.

Il chercha parmi les figurines entassées sur une tablette. Dans la glaise encore molle, ses doigts ingénieux et habiles avaient pétri une minuscule statue d’Hercule. Le dieu était représenté avec sa nébride sur l’épaule et sa massue arc-boutée à la hanche. Mais à ses pieds l’artiste avait mis un Amour blessé dont les ailes palpitaient encore.

— Comprends-tu ce que cela signifie ? demanda-t-il à la jeune femme.

Et, comme Lyssa hésitait, il expliqua :

— Hercule, ce héros triomphal, ce colosse qui porte le monde, Hercule n’a pu réussir à porter l’Amour ; il l’a laissé échapper de ses bras, et l’enfant divin, surpris par cette chute brutale, se débat prêt à s’envoler.

Praxitas se tut et reprit au bout d’un instant :

— Toute l’île est pleine du même symbole. Partout est consignée la lutte de la Force contre l’Amour. Si tu vas à Ixios, à la pointe extrême de ce continent, on te racontera que Vénus Cythérée, se rendant à Chypre dans sa trirème aux voiles bleues, voulut jadis aborder à Rhodes et s’y reposer ; mais les habitants, qui adoraient déjà Héraclès, refusèrent de la laisser débarquer sur le rivage. Alors la Déesse, pour se venger, les voua au culte tellurique de l’or. « Toujours, toujours, leur dit-elle, vous courrez après la richesse ; et vous serez asservis par cette passion maudite ; et jamais mon fils, le tendre Éros, ne vous fera connaître toute sa beauté. Je l’emporte avec moi dans les plis de ma tunique flottante. »

— Hélas ! murmura Lyssa, est-il donc si nécessaire de croire aux symboles ?

Elle s’était mise à pleurer. Praxitas se reprocha d’avoir été trop cruel.

— Ne pleure pas. Likès t’aime encore sans doute ; tu sauras le disputer aux puissances contraires qui le guettent. Ne pleure pas ; et repose-toi cette nuit à l’ombre de cette demeure de la paix.

Mais Lyssa ne put dormir. Elle retrouvait tous les baisers que Likès lui avait prodigués sur cette couche ; elle l’évoquait près d’elle, tendre, voluptueux, ardent. Au bout d’une heure, elle alla rejoindre Praxitas.

— Explique-moi, lui dit-elle, les mystères de l’impénétrable Isis.

Alors le vieux Praxitas, comme on guide un enfant vers la lumière, la conduisit au sommet de la colline, devant la statue en bois de sycomore qui figurait la Mère de toutes choses. Et ses paroles soulevèrent le voile qui cache aux hommes, aveuglés par les passions, la face de la nature sereine, — seule éternelle parmi tout ce qui se défait et qui passe.