Le Colosse de Rhodes/4/3

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Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 271-280).

III

Il ne manquait au bonheur de Namourah qu’une seule chose : savoir le nom de la maîtresse que Likès avait abandonnée pour elle. Vainement elle l’avait supplié de le lui dire ; le jeune mastère sur ce point était resté inflexible. Et une jalousie rétrospective et usante comme les dents d’une lime mordait l’âme de la Juive tyrienne. Malgré toute l’astuce de son génie, elle se sentait impuissante à pénétrer ce secret.

Elle y pensait un soir devant les flammes rouges du crépuscule qui inondaient le ciel ; la mer sous cet éclat était comme une chaudière immense où bouillonnaient les vagues. Et les arbustes qui bordaient l’île, penchés sur ces eaux incandescentes, semblaient eux aussi s’embraser. Namourah, lassée, cherchait en vain à reposer son esprit quand Machaon mystérieusement vint lui annoncer qu’une femme voilée et d’apparence jeune voulait absolument être introduite auprès d’elle.

— Qu’elle entre !

L’épouse d’Isanor était habituée à ces sollicitations d’inconnues qui venaient implorer sa générosité ou son aide ; rarement elle refusait de les entendre. Elle mettait son amour-propre à conserver cette réputation de sagesse et de justice qu’elle s’était faite en dépit des débordements de sa vie. Peut-être aussi estimait-elle que c’était là une compensation nécessaire à ces écarts soigneusement cachés.

— Qu’elle entre !

Et Lyssa entra, toute recouverte de ses voiles. À peine apercevait-on son visage et la tache blanche de ses mains. Sur un signe de Namourah, elle s’assit, en face de la lumière rouge du couchant.

— Qui es-tu ? où habites-tu ? demanda la Juive.

— Ô Adonaïa ! Mon nom et ma demeure ne peuvent guère t’intéresser. Je suis une simple femme qui souffre et qui est venue se confier à toi. On dit que ta bonté est parfaite et que tu sais tout comprendre. Tu pourras, j’en suis sûre, me donner un conseil salutaire.

— Parle ! fit Namourah en s’étendant sur le divan.

La petite Veuve-gardienne jeta un regard circulaire autour d’elle. Namourah comprit la signification de ce regard.

— Ne crains rien, nous sommes seules, personne ne t’écoute que moi.

— Merci. Je te raconterai donc ma peine avec la simplicité d’une enfant. J’ai longtemps hésité avant de venir t’importuner ainsi ; j’avais toujours l’espoir que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes ; mais il n’en est rien ; et plus j’attends, plus je souffre.

— Serais-tu amoureuse ?

— Amoureuse ? Est-ce bien le mot qui convient ? Je suis possédée plutôt, possédée du front aux talons par une passion dévorante. J’ignore, Adonaïa, si tu as jamais connu un pareil tourment.

Elle montra le ciel rouge, la mer qui semblait vomir des flammes :

— Voilà, dit-elle, l’image de mon cœur. Avant de connaître l’amour, mon cœur était limpide et bleu comme le sont le ciel et la mer quand il ne passe aucun nuage ; mais maintenant il est semblable à ces grands espaces embrasés.

— Quel est le nom de celui que tu aimes ? demanda Namourah subitement intéressée.

— Je te le dirai tout à l’heure. Il faut d’abord que tu entendes ce qu’il a été pour moi. Jamais aucun homme n’a donné à une femme une félicité semblable. Nous nous sommes unis sans presque nous connaître, et, comme si le sort nous avait fatalement jetés dans les bras l’un de l’autre. Et tout de suite nous avons senti qu’en nous appartenant nous obéissions à une loi inéluctable. Ce grand bonheur a duré tout le cycle d’une année. Un an ! pendant lequel nous avons couru de joie en joie, d’ivresse en ivresse. Mais tout à coup, et sans que rien ait pu me le faire prévoir, un changement s’est opéré dans l’esprit de mon amant. Au lieu d’être le premier à nos rendez-vous, il n’arrivait plus que le dernier ; il y apportait un front soucieux, des préoccupations étrangères. Depuis quelque temps il a cessé entièrement de venir…

— Peut-être aime-t-il une autre femme ? suggéra Namourah toujours attentive.

— Une autre femme ? Ô Adonaïa, cela est impossible ! Comment pourrait-il en aimer une autre après toutes les caresses, après tous les baisers que nous avons échangés ? C’est comme si tu disais que moi je peux aimer un autre homme. Je sais bien, hélas ! que toute passion humaine a son terme ; mais il faut encore que cette grande flamme ait eu le temps de s’éteindre dans les cœurs.

Triste, elle abaissa ses yeux sur ses mains :

— J’ai pensé que tu consentirais peut-être à parler à celui qui semble m’abandonner ; ton influence réussirait, j’en suis sûre, à le ramener à moi. Tu lui dirais à quel point je souffre, et il ne resterait pas insensible à tes reproches.

— Comment s’appelle-t-il ! demanda une seconde fois Namourah.

— Likès ! prononça Lyssa sans lever les yeux.

Namourah eut un sursaut brusque qui fit vaciller sur sa tête le diadème qu’elle portait ; ses doigts se crispèrent sur son gorgerin de perles.

— Likès, répéta-t-elle d’une voix presque éteinte. Likès ? Est-ce le jeune ingénieur qui garde la partie secrète de l’Arsenal ?

— Lui-même, Adonaïa. Tu dois le connaître, et ton intervention auprès de lui n’en sera que plus efficace.

Alors Namourah jeta un regard oblique sur celle qui lui parlait ; mais rien dans son attitude ne décelait la moindre arrière-pensée. Elle était sincère, assurément ; elle avait été conduite jusque-là par l’ingénuité de son cœur, cette petite amante éplorée qui venait se mettre sous son égide.

— Relève ton voile ! ordonna la Juive. Laisse-moi voir ton visage !

Lyssa releva son voile ; ses deux prunelles d’un bleu si pur, dont l’éclat était avivé par les larmes, son nez aux petites ailes palpitantes, sa bouche étroite et fraîche comme une fleur, apparurent aux yeux curieusement avides de Namourah. C’était là, c’était là, la femme que Likès avait aimée !… À cause de celle-là longtemps il avait résisté à ses avances ; à cause de celle-là, il avait risqué d’encourir sa haine… Et peut-être encore l’aimait-il secrètement dans son cœur ? Les yeux avides de Namourah ne se lassaient pas de pénétrer sa rivale.

— Écarte un peu ton chiton, commanda-t-elle encore.

Et, comme Lyssa, étonnée, inquiète, tardait à lui obéir, d’une main hardie elle arracha le chiton léger qui recouvrait les épaules et la poitrine de la petite Veuve-gardienne. Deux jeunes seins épanouis à peine, la délicatesse d’une peau striée de tendres veines, comme un beau marbre de Paros, surgirent dans le rouge lumineux du soir. Ce buste frêle et souple était presque celui d’un enfant.

— Quel âge as-tu ? interrogea la Juive en essayant de raffermir sa voix tremblante.

— Vingt ans, dit Lyssa.

Et, ramenant sur elle ses voiles, elle s’était levée pour partir ; Namourah la retint par un geste à la fois impérieux et suppliant :

— Reste, il faut que je sache autre chose encore. J’essaierai, oui, j’essaierai de répondre à ta confiance. Je parlerai à Likès. Il t’aimait passionnément, n’est-ce pas ? Et toi, tu répondais à son ardeur ? Était-ce souvent que vous parveniez à vous rejoindre ? Que te disait-il ? Quelles folies avez-vous commises ensemble ? Raconte-moi tout !

Mais Lyssa n’osait plus maintenant parler. Une voix dans son for intime l’avertissait qu’elle avait commis une imprudence en révélant son secret à cette femme. Cependant, comme Namourah lui secouait furieusement les mains, elle tressaillit. — Allait-elle laisser se retourner contre elle cette puissance qu’elle était venue implorer ? Doucement elle répondit :

— Je te l’ai dit, Adonaïa, nous nous sommes aimés comme deux enfants dans l’ardeur et la force de notre vie. Ces souvenirs sont dans ma mémoire comme une stèle votive dont on ne peut détacher aucune pierre. Nous nous sommes aimés. C’est tout. Que pourrais-je ajouter de plus ?

— C’est bien ! dit Namourah en se levant. Je vais te faire reconduire par mon esclave. Adieu ! pars tranquille ! — Tu as oublié de me dire ton nom ?

— Lyssa. Et je suis née en Carie, dans la contrée primitive où les frères et les sœurs perpétuent ensemble la race de leur père. Tu connais, Adonaïa, la touchante histoire de la reine Artémise, et de Mausole d’Halicarnasse. Là-bas l’hymen n’est que tendresse ; et la volupté est inconnue.

Elle se retira, accompagnée de Machaon qui l’attendait. Bientôt le vieil esclave reparut seul.

— As-tu reconnu cette femme ? lui demanda alors Namourah.

— Je l’ai reconnue, Adonaïa, rien qu’à la façon dont elle pose les pieds sur les dalles de la mosaïque. C’est elle qui accompagnait le seigneur Likès quand je les ai vus tous les deux s’embrasser sur le chemin de Ialysos.

Alors la colère, que Namourah avait contenue si longtemps, éclata soudain :

— Oui, c’est elle, la maudite, la chienne, l’empuse ! J’aurai son sang ! Il me faut son sang ! Machaon, as-tu regardé son visage ? As-tu aperçu la jeunesse de ses seins ? Likès l’a aimée ! Il l’a possédée dans l’ivresse et dans l’extase ! Je la hais ! Je la hais ! Comment ne l’ai-je pas tuée tout à l’heure ?

Machaon, devant cette fureur déchaînée, osa donner un conseil :

— Adonaïa, calme ton courroux. Le passé n’existe plus : il n’y a que le présent qui compte. Le présent est à toi.

— Et aussi l’avenir, fit Namourah en se jetant, épuisée, sur le divan.