Le Colosse de Rhodes/4/4

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Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 281-289).

IV

Quand Lyssa rentra dans l’Aleïon, elle trouva Dornis inquiète qui l’attendait.

— Le Père des Pères te demande, lui dit-elle ; il est venu tout à l’heure dans le Temple, il ne t’a pas vue. Monte vite auprès de lui.

— J’y vais, dit Lyssa en rassemblant ses voiles.

Et elle courut vers l’escalier qui menait à la tour de l’Observatoire. La nuit était complète maintenant. C’était l’heure où Stasippe méditait devant les étoiles. Quand Lyssa poussa le rideau léger de la porte, il se tenait debout, la tête tournée vers l’Orient. En face de lui, l’étincelante beauté d’Hespéros brillait comme une énorme couronne d’or au milieu des autres astres. Et le ciel fourmillait de clartés fugitives ou errantes qui s’enchevêtraient, se confondaient, semblaient se quitter et se reprendre.

Lyssa, éblouie devant l’éclat de la nuit sereine, mit une main sur ses yeux.

— Approche, ma fille, lui dit Stasippe ; ne cache pas ton visage. Ceux qui ont le cœur pur ne doivent pas craindre le regard pénétrant des étoiles.

Il lui fit signe d’avancer au milieu de l’étroite rotonde qu’entourait de toutes parts l’air transparent et bleu. On se serait cru sous un dais de cristal à travers lequel pétillait une lumière effervescente. Lyssa n’osait plus regarder ni le ciel, ni Stasippe dont les regards lui semblaient plus redoutables que ceux des étoiles. Cependant le Pontife lui dit doucement :

— D’où viens-tu ?

Ces paroles tombèrent dans le silence. Un oiseau nocturne passa en tournoyant au-dessus d’eux ; à l’autre extrémité de la ville, l’Arsenal avec ses bassins, ses quais de pierre et la longue suite de ses bâtiments que dominait le palais d’Isanor, se détachait comme une mystérieuse cité.

— C’est de là que tu viens ? poursuivit Stasippe, le doigt tendu. C’est là que demeure celui pour qui tu oublies le souverain Seigneur des mondes. Ô ma fille ! Prends garde de laisser éteindre en toi la flamme divine comme le feu du trépied sacré dont tu as assumé la garde.

Lyssa se redressa :

— Tu te trompes, Père, dit-elle. Ce n’est point pour Likès que je me suis rendue à l’Arsenal. Je sais qu’une terrible défense empêche d’approcher de l’endroit qu’il habite. Ce n’est donc pas lui, mais la femme d’Isanor que j’étais allée visiter.

— Namourah ?

— Elle-même ! Je voulais lui confier le secret de cet amour que tu as deviné, je ne sais comment, et qui me consume.

— Malheureuse, tu as fait cela ?

— Oui, Père. Ne m’accable pas de tes reproches. Je les mérite tous, je le sais. Mon excuse est dans les tourments que j’endure. Depuis quelque temps, Likès me délaisse, refuse de me voir, malgré mes instances. J’ai supplié cette femme puissante d’intercéder près de lui en ma faveur.

— Malheureuse ! répétait Stasippe tout tremblant. Malheureuse !

— Hélas ! ta colère est juste. Tu peux me chasser du Temple et tu auras raison. J’aurais dû, quand j’ai cédé à cet attrait plus fort que ma volonté, aller te trouver et te dire : « J’étais venue ici servir le dieu que l’on doit aimer d’un amour unique. Une autre passion remplit mon être. Laisse-moi reprendre ma liberté. »

Stasippe l’écoutait à peine. Il marchait dans la rotonde étroite, le front baissé, les épaules ployées comme sous un poids trop lourd. Lyssa balbutia encore parmi ses larmes :

— Il est trop tard maintenant. Si je partais d’ici, je ne saurais où réfugier ma vie. Pardonne-moi, Père, pardonne-moi !

Stasippe s’arrêta devant elle :

— Mon pardon ne peut rien ôter à ta faute, et ce n’est pas moi que tu as offensé. C’est contre toi-même que tu as péché le plus gravement. — Tu étais heureuse, tu avais trouvé si jeune encore la paix que toute créature désire comme le suprême bien. Le ciel te livrait chaque nuit le secret de ses étoiles, et ses enchantements sublimes. Tous, nous te chérissions autant qu’une sœur. Tu t’es laissé prendre au mirage de l’amour, et maintenant tu pleures, tu souffres, tu te désoles…

— Ah ! dit Lyssa dans un élan spontané de son cœur, si je pouvais seulement revoir Likès un seul jour !

— Tu n’en serais après que plus malheureuse. Jamais celui qui aime n’est au bout de ses désirs. Jamais le baiser n’a désaltéré les lèvres ardentes des amants. Il n’est que la possession de la vérité qui puisse calmer cette soif infinie dont nous souffrons dès que nos yeux s’ouvrent à la lumière.

— Alors, dit Lyssa à voix basse, il ne me reste plus qu’à mourir !

— Ne parle pas ainsi. Recueille tes pensées, — ou, si ton esprit est trop inquiet encore, laisse-toi guider par mes conseils. Je consens, Lyssa, à te garder dans le Temple, mais à la condition expresse que tu n’en sortiras pas avant que je te l’aie permis. Il ne faut pas, entends-tu ? il ne faut pas que tu t’exposes à être rencontrée au dehors. Jure-moi que tu ne t’éloigneras pas d’ici.

— Pourrais-je au moins, dit Lyssa, écrire à Likès et attendre sa visite ?

— Pauvre petite ! Tu n’as pas compris encore ? Le bandeau fatal ne s’est pas décollé de tes yeux ? Tu crois et tu espères… C’est une grâce que te font les dieux sans doute, pour que la douleur ne te déchire pas tout entière de ses griffes cruelles. Écris à Likès, si tu le veux ; verse dans cette lettre les derniers sanglots de ton âme ; — suspends-toi ensuite à ce qui ne change pas, à ce qui est éternel…

Lyssa promenait des regards vagues autour d’elle. Tout à coup elle sourit tristement :

— Je me souviens d’un soir de l’an nouveau où je suis venue t’apporter en heureux présent les guirlandes d’asphodèles. Comme j’étais naïve et légère encore ! Cependant l’amour avait déjà blessé mon âme. Likès était près de toi dans cette tour. Nos yeux cette nuit-là se sont promis le bonheur.

— Je m’en souviens aussi, dit le Pontife ; et cette nuit-là, moi aussi, j’ai lu dans ta destinée.

Brusquement il se détourna, et Lyssa ne put voir qu’il avait des larmes dans les yeux.

— Puis-je me retirer ? demanda-t-elle humblement.

— Va, ma fille ! Et que le dieu Zodiacal qui règle la marche des jours et réjouit la face de la terre te protège ! Qu’il te garde de toute surprise !

Il étendit les mains sur elle. Lyssa, tremblante, baisa les plis de sa robe.

Stasippe, resté seul, laissa couler ses inquiétudes. Il y avait longtemps que sa perspicacité avait compris la double intrigue qui se tramait autour de Likès. Lyssa, comme un oiseau affolé se jette dans un miroir ardent, était allée imprudemment se jeter dans les mains de sa rivale. C’était là un de ces accidents absurdes que nul ne peut empêcher, qui dépassent et déjouent les prévoyances humaines. Que faire maintenant ? Rien, sinon veiller et prier. Le jeune pontife savait qu’il n’est aucun remède qui guérisse les cœurs du mal d’amour. Le moindre mot, le moindre geste ne pourraient que hâter l’arrêt du destin ; ce serait le souffle qui fait tourner plus vite le rouet des Parques inexorables. Ô cruautés décevantes et obscures ! Chacun, en courant vers la mort, soulève un tourbillon de douleurs, de désespoirs, de haines, et cette poussière aveuglante cache à la plupart des hommes les écueils innombrables contre lesquels ils brisent leurs faibles os. Seuls, les Clairvoyants, ceux qui se tiennent au-dessus de la multitude, discernent les écueils et les évitent : Stasippe croyait à la fatalité, mais il croyait aussi à la possibilité de la défense humaine. La lutte éternelle qui se poursuit au sein de la nature existe dans l’ordre des choses spirituelles et cachées, et l’hydre des passions ne nous dévore que lorsque nous nous sommes laissés prendre dans ses crocs toujours renaissants.

Alors il regarda de nouveau le ciel. Le fourmillement des étoiles augmentait dans l’azur devenu plus sombre, et la lune nouvelle, pareille à un arc étroit, ruisselait de blancheur. Une paix divine, une Idée d’amour et de bonté planait dans l’espace. Les portes de l’Occident s’ouvraient pour laisser passer l’éblouissante clarté de la nuit. Au delà c’était encore d’autres étoiles, d’autres demeures mystérieuses, d’autres jardins enchantés où le dieu-Solaire se reposait de sa course ; au delà, c’était l’Ultima Thulé des anciens Mages, où tout était repos et douceur.

Et les Signes et les Figures écrits sur la voûte céleste, et tout le langage muet et infaillible des astres que Stasippe épelait avec une foi patiente à chaque lunaison nouvelle, disaient cette nuit-là que rien ne peut empêcher les hommes de souffrir, mais que dans l’harmonieuse beauté du ciel il y a une consolation pour toutes les larmes de la terre.