Le Combat contre la misère/01
Mérimée raconte quelque part l’histoire d’un fou qui croyait tenir enfermée dans une bouteille la plus belle princesse du monde et qui finit par mourir de chagrin de ne pouvoir l’en faire sortir. Si les chercheurs de remèdes contre la misère ne parviennent pas davantage à faire sortir quelque chose de la petite bouteille que chacun d’entre eux agite consciencieusement, ils auraient tort cependant de prendre leur aventure tellement au tragique, et de ne pas se consoler par la pensée de l’estime dont on les entoure. Sublime folie serait en tout cas l’ambition de faire disparaître de la surface du monde la misère et son cortège de souffrances, qui, pour tant d’êtres humains, viennent encore aggraver le fardeau déjà si pesant des fatales tristesses. Il faut avoir, en effet, l’optimisme éloquent de M. Renan pour avoir su persuader aux Bretons de Tréguier, fût-ce l’espace d’un dîner, « qu’à part un très petit nombre d’êtres dont il sera possible de diminuer indéfiniment le nombre, il n’y a pas de déshérités du bonheur. » Tel n’était point l’avis de cet autre Breton, le solitaire de La Chesnaye, lorsqu’il s’écriait dans son langage apocalyptique : « En passant sur cette terre comme nous y passons tous, pauvres voyageurs d’un jour, j’ai entendu de grands gémissemens. J’ai ouvert les yeux, et mes yeux ont vu des souffrances inouïes et des douleurs sans nombre. » Si le différend était de ceux que le suffrage universel pût être appelé à trancher, il serait aisé de préjuger l’avis de cette population si nombreuse à Paris dont j’ai décrit les conditions d’existence dans trois études sans doute oubliées[1] et qui cache derrière les splendeurs de la grande ville sa dégradante misère. Paris n’a pas malheureusement le monopole de ces tragiques mystères de la souffrance. Sans qu’il faille faire de l’état industriel et agricole de la France une description par trop sombre, on ne saurait nier cependant que la misère ne s’y trouve disséminée un peu partout, plus fréquente, à la vérité, dans les villes que dans les campagnes, mais surtout atteignant, par une sorte de loi fatale, son degré d’intensité le plus cruel dans les régions où la production industrielle est le plus intense également ; de telle sorte qu’un affligeant contraste met sans cesse l’extrême pauvreté en regard de l’extrême richesse et rend les souffrances de l’une plus dures à supporter par comparaison avec les jouissances de l’autre. Ce contraste, qui est l’éternelle loi du monde, n’en a pas moins quelque chose de douloureux, et il suffit que les hasards de la charité ou la curiosité de l’esprit vous aient parfois conduit en présence de ces spectacles poignans pour en conserver une sorte de malaise de la conscience et d’obsession de la pensée. Quoi de plus naturel que d’échapper à ce malaise et à cette obsession en cherchant le moyen de substituer aux efforts de l’assistance individuelle, dont l’insuffisance est éclatante, quelque remède plus général qui fasse disparaître la misère au lieu de la soulager ? Remarquons à l’honneur de notre temps, dont on dit tant de mal, que cette préoccupation est toute moderne. L’ancienne charité se préoccupait surtout de panser les plaies qui choquaient les yeux. Plus ambitieuse, la charité moderne (je prends ce mot au sens le plus large) ne désespère pas d’administrer au corps malade quelque médicament qui guérisse le mal en le détruisant dans sa racine. C’est une espérance assez noble pour qu’il vaille la peine de rechercher ce qu’elle peut avoir de fondé ou de chimérique, et cette recherche sera la conclusion naturelle d’études auxquelles leur sujet même peut prêter un triste intérêt.
Je ne crois pas devoir comprendre dans l’armée des combattans contre la misère ceux-là qui visent à refondre toute notre organisation sociale par la mise en commun sous une forme ou sous une autre de la propriété et des instrumens de travail. Réfuter périodiquement leur chimère sans cesse renaissante est le métier de ceux qui font profession de cultiver l’économie politique. Un maître en cette science auguste, M. Paul Leroy-Beaulieu, s’en est acquitté vigoureusement dans son dernier livre sur le Collectivisme. Pour moi, qui m’égarerais sur ces hauteurs, je me contenterai modestement d’avoir affaire à ceux qui acceptent la société comme elle a toujours été faite, avec ses inégalités providentielles aux yeux des uns, fatales aux yeux des autres, et qui bornent leur espérance à atténuer, par la vertu de combinaisons pacifiques, les conséquences les plus choquantes de ces inégalités.
Le nombre de ceux-là est encore grand. Lorsqu’on cherche en effet à se tenir un peu au courant du mouvement des esprits en lisant les ouvrages qui ont été publiés sur ce sujet depuis une vingtaine d’années, on arrive assez vite à reconnaître qu’on se trouve en présence de deux écoles bien distinctes. L’une de ces écoles, sans faire précisément de la misère un fait nouveau, attribue cependant la plupart des maux dont le corps social est affligé aux conséquences de la révolution française, aux doctrines économiques de liberté et de concurrence dont elle a consacré le triomphe, à la destruction des anciennes corporations qu’elle a brutalement fait disparaître, en un mot, au désordre qu’elle aurait apporté dans le monde du travail comme dans le monde de la politique. L’autre école tient au contraire que de cette même révolution date une ère nouvelle particulièrement favorable aux travailleurs. Sans doute, les principes féconds, semés par la révolution, n’ont pas encore porté tous leurs fruits, mais le triomphe de plus en plus complet de la démocratie en amènera le complet épanouissement, et, grâce au développement des institutions de prévoyance et de mutualité, grâce également à des modes nouveaux de rémunération du travail ou d’association, la misère finira, sinon par être complètement éliminée, du moins par devenir un cas tout à fait exceptionnel et anormal. Le conflit d’opinion est, on le voit, aussi aigu que possible. L’une de ces écoles jette un regard de regret sur le passé, l’autre tourne avec confiance ses yeux vers l’avenir. En parlant ainsi, je n’entends, en aucune façon, décider d’avance ce qu’il faut penser des idées de chacune. Qui sait, en effet, si, dans la marche de la société, le passé n’est pas l’avenir, et si le reflux ne rapportera pas ce que le flux a emporté, — corso et ricorso, disait Vico. Ce n’est donc pas a priori et en vertu de théories préconçues qu’on peut donner tort ou raison à l’une ou à l’autre école. Il faut aller au fond des doctrines et en discuter les applications pratiques. Comme le veut l’ordre chronologique, je commencerai par l’école du passé, que, pour éviter jusqu’à l’ombre d’un préjugé défavorable, j’appellerai l’école historique.
Lorsqu’on se trouve dans la nécessité de discuter les doctrines d’hommes dont on respecte les principes et pour la personne desquels on éprouve toute sorte de sympathie, c’est à la fois un devoir et une difficulté que d’exposer exactement ces doctrines et de ne point faire tenir à ces hommes un langage qu’ils seraient en droit de désavouer. C’est un devoir parce qu’il n’y a point sans cela de discussion loyale, et c’est une difficulté non-seulement parce que savoir ce qu’on pense et le dire exactement n’est pas le fait de tout le monde, mais parce que toute doctrine collective varie nécessairement quelque peu avec la forme d’esprit et le tempérament de celui qui s’en fait l’interprète, parfois même avec le public aux oreilles duquel on a voulu la faire accepter. Je me trouve en présence d’une difficulté de cette nature lorsque je veux exposer le système de l’école que j’ai appelée l’école historique. Cette école renferme, en effet, deux groupes distincts : le groupe des docteurs et celui des militans. Le groupe des docteurs se compose d’un certain nombre d’écrivains qui se donnent à eux-mêmes le titre d’économistes chrétiens pour ne pas être confondus avec ceux qu’ils nomment les économistes libéraux. Le plus éminent d’entre eux est M. Charles Périn, professeur à l’université de Louvain et correspondant de l’Institut de France. On peut sur beaucoup de points ne pas partager les opinions de M. Périn, mais on ne saurait contester l’originalité de son esprit, son érudition sérieuse et sa connaissance approfondie des problèmes économiques. A côté de lui, et plus connu peut-être en France, on compte M. Claudio Jannet, professeur à l’Institut catholique de Paris, à qui on doit, entre autres ouvrages, un brillant pamphlet en deux volumes sur l’Amérique. À ces deux noms il faut joindre encore celui de M. Hervé-Bazin, professeur d’économie politique à l’Institut catholique d’Angers. On en pourrait citer plusieurs autres ; mais c’est à M. Périn que nous demanderons de préférence les doctrines de l’école qui tient haut et ferme, à l’encontre de l’économie politique libérale, le drapeau de l’économie qu’elle appelle chrétienne[2].
Le groupe des militans se compose des adhérens à l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers. L’origine de cette œuvre est antérieure à la guerre de 1870, et certes les hommes de bien qui l’ont silencieusement fondée étaient loin de prévoir ses brillantes et bruyantes destinées. L’œuvre n’a pris, en effet, tout son développement que dans ces dernières années. Les colères qu’elle a soulevées, les injures dont ses adversaires l’ont honorée ont plus servi peut-être à la faire connaître du public que l’influence effectivement exercée par elle sur la classe ouvrière, à laquelle elle s’adressait. Mais ce qui a contribué surtout à établir sa renommée, c’est qu’elle a eu la bonne fortune incomparable de rencontrer à la fois pour chef et pour orateur l’homme de notre temps qui est le plus naturellement doué peut-être pour la parole publique, dont l’éloquence à la fois passionnée et souple, ardente et habile, joint les séductions de la bonne grâce personnelle à l’autorité de la conviction, et dont la franchise, hardie sans cesser jamais d’être courtoise, finit par imposer non-seulement le respect, mais la sympathie. Sans la propagande oratoire que M. le comte Albert de Mun a entreprise en faveur de l’Œuvre des cercles et sans le retentissement qu’ont eu ses discours, il est à peu près certain que cette œuvre compterait encore aujourd’hui au nombre de ces modestes institutions qui font moins de bruit que de besogne et qui couvrent silencieusement la France de leurs créations bienfaisantes. C’est l’énergique impulsion de son secrétaire général qui a déterminé l’Œuvre des cercles à prendre position dans les questions sociales, et à faire sien un programme économique, développé à plusieurs reprises par M. de Mun devant le corps législatif avec beaucoup de dextérité et d’éclat. Ce sera donc aux discours de M. de Mun, comme aux ouvrages de M. Périn, que nous demanderons l’expression véritable des doctrines de l’école historique, et certes l’école ne saurait se plaindre du choix de tels interprètes. Ce n’est pas qu’en y regardant d’un peu près, on ne puisse saisir entre les docteurs et les militans certaines divergences. Mais il sera temps de marquer ces divergences tout à l’heure. Commençons par établir ce qui les réunit.
Le point de départ de l’école historique est une sorte de postulat qu’on peut résumer ainsi : La pauvreté, c’est-à-dire le fait individuel et accidentel, est de tous les temps ; le paupérisme, c’est-à-dire la pauvreté devenue l’état habituel de toute une classe, est un mal moderne, et ce mal, ainsi que les haines sociales qui en sont la conséquence, date de la révolution française. Avant la révolution française, la prospérité et la paix régnaient dans le monde du travail ; les classes inférieures acceptaient le patronage des classes supérieures ; de leur côté, les classes supérieures avaient le sentiment de leurs devoirs de protection vis-à-vis des classes inférieures, et cette déférence d’un côté, cette sollicitude de l’autre, maintenaient en France une harmonie qu’on a vue disparaître depuis le triomphe des doctrines libérales en matière de travail et de concurrence, en particulier depuis la destruction violente des corporations. Telle est la conception de notre ancien état social qu’entretiennent M. de Mun et M. Charles Périn et qu’ils ont mainte fois développée : « Nous croyons, s’écriait avec éloquence M. de Mun, à l’une des assemblées générales de l’Œuvre des cercles, nous croyons que jadis ce qui faisait la force de la société, ce qui assurait la protection des faibles et l’abri des travailleurs, c’était un sentiment qui n’existe plus beaucoup dans la société moderne, c’était le dévoûment. Nous croyons qu’autrefois il pouvait y avoir des abus, il pouvait y avoir des excès, il pouvait y avoir des violences, et certes, ce n’est pas ce qui manque à notre temps ; mais il y avait pourtant d’un bouta l’autre du pays une tradition fortement établie, une obligation de ceux qui étaient en haut vis-à-vis de ceux qui étaient en bas, acceptée des uns et des autres, et qui s’appelait le patronage des classes élevées vis-à-vis des classes inférieures. Voilà ce qui existait jadis, ce qui était la règle des anciennes sociétés, et voilà ce que nous aspirons à rétablir dans la nôtre… Ce que nous voulons, c’est préparer un régime nouveau qui renoue la chaîne violemment brisée des anciennes traditions, et qui, sur le fondement des lois éternelles de l’humanité rende à notre pays par des institutions nouvelles la paix sociale que la révolution a détruite. »
« La corporation des âges chrétiens avait trouvé, dit de son côté M. Périn, une solution qui donna aux classes industrielles des siècles de paix et de bien-être. Son organisation répondait parfaitement à l’état économique de sociétés qui se tenaient plus que les nôtres renfermées en elles-mêmes et qui n’avaient que des forces mécaniques de médiocre importance. Elle procura à toutes les classes vouées au travail le bienfait inestimable d’une certaine fixité des salaires et des profits avec la stabilité des positions. Entre les travailleurs de tout rang qui composaient les communautés des métiers il y avait cette solidarité qui est de la nature de toute œuvre industrielle et sans laquelle tout souffre dans le travail. Le grand problème de ces temps-ci, pour l’ordre économique, est de rendre à la société, sous la loi de la liberté du travail, cette solidarité de la vie industrielle que nos pères avaient établie sous la loi de la restriction et de la réglementation. »
Qu’y a-t-il de vrai dans cette conception de notre ancien état social ? La question vaut la peine de s’y arrêter, car, s’il fallait la tenir pour tout à fait exacte, rien ne saurait être plus pressé que d’en revenir aux institutions qui auraient assuré à la France pendant tant de siècles une condition si enviable. Mais il n’y a point de problème historique plus délicat ; il n’y en a point, malgré « t peut-être à cause de l’abondance des documens, où il soit plus difficile à un esprit impartial de se faire une opinion raisonnée en dehors des illusions ou du parti-pris. Essayons cependant d’y parvenir.
Constatons d’abord qu’il y a un premier point acquis pour tous ceux qui ont suivi les études historiques de ces dernières années, c’est que la condition de la France sous l’ancien régime différait singulièrement du sombre tableau que s’est plu à en tracer la légende révolutionnaire. Une série de publications érudites et consciencieuses a dissipé les noirs brouillards amassés par la mauvaise foi et a fait apercevoir les choses sous leur vrai jour. Au premier rang de ces publications, il faut placer les ouvrages de M. Albert Babeau sur la vie municipale d’autrefois au village et à la ville, et sur la vie rurale dans l’ancienne France. En montrant pièces en mains tout ce qu’il y avait sous l’ancien régime de liberté et d’aisance, M. Babeau a fait une œuvre contre-révolutionnaire plus efficace que tous les anathèmes des de Maistre et des de Bonald, sans parler d’autres plus modernes. On en peut dire autant des études que M. Charles de Ribbe a tirées des Livres de raison de l’ancienne Provence et qui nous ont initiés au secret de la vie droiteet heureuse de nos paysans dans certaines régions. Se plaçant à un autre point de vue, M. Albert Duruy a montré dans ses études sur l’Instruction publique en France avant la révolution, tout ce qui avait été fait par le clergé et les congrégations religieuses en faveur de l’instruction populaire. Certains auteurs étudiant un champ plus circonscrit, comme M. l’abbé Mathieu dans son Histoire de l’ancien régime en Lorraine et en Barrois, ont montré les mœurs pacifiques et paisibles de nos anciennes provinces. Enfin, la publication de certains voyages comme celui d’Arthur Young, du docteur Bigby, de Wraxall, de Smollett, sont venus montrer que ce qui frappait surtout l’étranger traversant la France, c’était sa prospérité par rapport aux autres états de l’Europe. C’est ainsi, et non pas avec des déclamations vagues, qu’il faut écrire l’histoire. Aussi, tous ces travaux réunis ont-ils vengé la vieille France de cette longue accumulation d’injures dont elle a été accablée par toute une génération de déclamateurs et de sophistes. Il n’y a plus aujourd’hui que M. Paul Bert qui croie (encore le croit-il bien ? ) que la France, avant l’aurore de 1789, vivait dans les ténèbres d’une épaisse barbarie où l’on n’entendait que gémissemens et cris de douleur. Pour tous ceux qui savent ou veulent savoir (malheureusement, ce n’est pas le fait du plus grand nombre), il est désormais établi que, dans l’ancienne condition sociale de la France, la somme des biens balançait à tout le moins la somme, des maux, et surtout que ces maux n’étaient pas le triste fruit d’un régime oppressif, mais simplement la conséquence inévitable et commune à toute l’Europe d’un certain état de civilisation. Cette justice était due à l’ancien régime, et il faut savoir toute sorte de gré à ceux dont la patiente érudition a contribué à cette réhabilitation.
Ceci dit et proclamé, faut-il cependant, comme le voudrait l’école historique, faire de la vieille France une sorte de Salente économique à laquelle les maux intérieurs de nos sociétés troublées auraient été inconnus, où régnait la paix des esprits, l’harmonie des intérêts, la concorde entre les citoyens, où l’on ne connaissait ni les haines de classe, ni les émeutes, ni la misère, où le sentiment chrétien enlevait aux rivalités industrielles leur âpreté ; enfin, où l’influence dominante de l’église maintenait tous ses enfans, patrons et ouvriers, grands seigneurs et paysans, dans un esprit d’amour et de charité ? Je ne saurais, pour mon compte, aller aussi loin, et je ne crois pas que l’étude attentive des faits le permette.
Si l’on veut sortir des généralités, qui ne prouvent rien, et serrer la question d’un peu près, il faut d’abord soigneusement distinguer la France agricole de la France industrielle, car, au rebours de ce que nous voyons aujourd’hui, c’est le paysan qui semble avoir été à plaindre plus que l’ouvrier. Parlons d’abord du paysan. Quand on étudie son histoire, on voit qu’il a passé par de singulières vicissitudes. Ne remontons pas jusqu’aux origines du moyen âge et au temps de ces famines décrites par Raoul Glaber, « où beaucoup de personnes mêlaient une terre blanche, semblable à l’argile, avec ce qu’elles avaient de son et de farine pour tromper leur faim cruelle. » Ce n’est pas la peine de se perdre dans la nuit des temps pour y découvrir d’aussi tristes tableaux. Mieux vaut assurément se hâter de constater que, sous le règne des derniers Capétiens, il y eut un incontestable essor de la prospérité nationale. Ainsi qu’on en a fait la remarque ingénieuse et érudite, c’est l’époque où furent fondées presque toutes ces Villes neuves qu’on rencontre éparses en si grand nombre sur notre territoire, et il semble établi, d’après des évaluations nécessairement un peu incertaines, mais cependant sérieuses, que la population française atteignait alors, à peu de chose près, le chiffre qu’elle atteint aujourd’hui. Mais cette époque fut malheureusement suivie d’un siècle d’effroyables souffrances, amenées en partie par les malheurs de la guerre étrangère, en partie par les dissensions civiles qui en furent la suite. Ce n’est assurément pas à l’époque des jacqueries qu’il faut se reporter pour rencontrer l’idéal, de la paix, sociale et de l’harmonie entre les classes. Ces troubles apaisés, une nouvelle époque de prospérité survint, qui s’étendit jusqu’aux troubles de la réforme et qui peut rivaliser avec celle du XIIIe siècle. Puis, nouveau temps d’arrêt, nouvelles souffrances, pendant la trop longue période de nos guerres de religion, jusqu’au règne réparateur d’Henri IV et même de Louis XIII. La fronde et ses troubles font perdre une partie du terrain gagné, et le spectacle de l’effroyable misère décrite par M. Alphonse Feillet, dans un livre intéressant, suscite la charité de saint Vincent de Paul. Nous arrivons aux deux derniers siècles de la monarchie, c’est-à-dire à cette période de nos annales dont les mémoires, les correspondances, les documens administratifs récemment publiés nous font connaître la vie quotidienne, et vers laquelle, qu’on le veuille ou non, l’imagination se reporte toujours toutes les fois qu’on parle de la France de l’ancien régime, parce que ces deux dernière siècles ont été l’époque sinon la plus heureuse, du moins la plus brillante de notre histoire. Et cependant, chose singulière, il demeure malaisé d’arriver à se former, sur la condition véritable des hommes de ces deux siècles, une opinion arrêtée, précisément à cause de la multiplicité des documens et des contradictions que ces documens présentent.
J’ai dit tout à l’heure que des travaux historiques les plus récens, puisés aux sources d’information les plus sûres, et, entre autres, des inventaires notariés qui contiennent l’évaluation minutieuse des fortunes privées, il ressortait la preuve que la condition des paysans était très supérieure aux sombres descriptions qu’on s’est complu tant de fois à en faire dans un intérêt de parti. Cependant il est impossible, d’un autre côté, de ne pas tenir compte des témoignages contemporains qui nous dépeignent cette même condition sous les couleurs les plus sombres et d’oublier complètement ce qu’on lit dans les Mémoires de Saint-Simon, dans la Correspondance de Fénelon, et, plus tard, dans les Considérations sur le gouvernement de la France, de d’Argenson, sans parler de la description, devenue banale à force d’avoir été citée, « de ces hommes noirs et nus » qu’on trouve dans les Caractères de La Bruyère. Je sais bien qu’on s’est efforcé de battre en brèche l’autorité de ces témoignages. Saint-Simon, Fénelon, d’Argenson, a-t-on dit, étaient tous gens d’opposition disposés à voir les choses sous l’aspect le plus noir. Quant à La Bruyère, c’était un homme de lettres préoccupé avant tout de produire effet sur ses lecteurs. Je veux bien qu’il faille rabattre quelque chose et même beaucoup de ces assertions. Encore devra-t-on bien reconnaître que Saint-Simon, Fénelon, d’Argenson et même La Bruyère auraient eu de la peine à rassembler les traits d’un tableau aussi noir s’ils n’en avaient pas eu quelques-uns épars sous les yeux. Il y a, en tout cas, un témoin dont on n’attaquera pas le caractère, car il n’était ni un homme d’opposition, ni un homme de lettres, mais au contraire un des serviteurs les plus fidèles, un des esprits les plus mesurés et les plus droits de l’ancienne monarchie, je veux parler de Vauban. Or, voici comment Vauban décrit la condition des paysans au milieu desquels il vivait, non point dans un pamphlet, ni dans un morceau à effet, mais dans une Description géographique de l’élection de Vézelay, avec le dénombrement des peuples, fonds de terre, bois et bestiaux :
« Le pays est en général mauvais, bien qu’il y ait de toutes choses un peu ; l’air y est bon et sain, les eaux partout bonnes à boire. Les hommes y viennent grands et assez bien faits et assez bons hommes de guerre quand ils sont une fois dépaysés ; mais les terres y sont assez mal cultivées, les habitans lâches et paresseux jusqu’à ne pas se donner la peine d’ôter une pierre de leurs héritages, dans lesquels la plupart laissent gagner les ronces et les méchans arbustes. Ils sont d’ailleurs sans industrie, art, ni manufacture aucune qui puissent remplir les vides de leur vie et gagner quelque chose pour les aider à subsister, ce qui provient assurément de la mauvaise nourriture qu’ils prennent ; car tout ce qui s’appelle bas peuple ne vit que de pain d’orge et d’avoine mêlés, dont ils n’ôtent pas même le son, ce qui fait qu’il y a tel pain qu’on peut lever par les pailles d’avoine dont il est mêlé. Ils se nourrissent encore de mauvais fruits, la plupart sauvages, et de quelque peu d’herbes potagères de leurs jardins, cuites à l’eau, avec un peu d’huile de noix ou de navette. Il n’y a que les plus aisés qui mangent du pain de seigle mélangé d’orge et de froment. Le commun du peuple boit rarement du vin, ne mange pas trois fois de la viande en un an et use peu de sel. Il ne faut donc pas s’étonner que des peuples si mal nourris ont si peu de force, à quoi il faut ajouter que ce qu’ils souffrent de la nudité y ajoute beaucoup, les trois quarts n’étant vêtus, hiver comme été, que de toile à demi pourrie et déchirée et chaussés de sabots, dans lesquels ils ont les pieds nus toute l’année. Voilà le caractère du bas peuple. »
Certes, dans cette description du paysan lâche, paresseux au point de ne pas arracher les ronces de son champ, affaibli par la mauvaise nourriture, et souffrant de la nudité, il est difficile de reconnaître les traits de l’habitant actuel même des contrées les plus pauvres de la France, et il faudrait avoir l’esprit bien prévenu pour méconnaître l’amélioration que deux siècles d’histoire ont amenée dans sa condition. Mais si le témoignage de Vauban lui-même paraissait suspect, il en est un du moins qu’on ne récusera pas, c’est celui de la correspondance des intendans avec les contrôleurs généraux, en partie publiée par M. Boislisle et dont M. George Picot a fait ici même une analyse intéressante. Cette correspondance est un monument de la sollicitude avec laquelle l’administration si calomniée de l’ancien régime s’efforçait de parer aux misères des temps. Mais que ces misères ne fussent que trop réelles, il est impossible de le contester lorsqu’on lit, par exemple, dans une lettre de l’intendant de Limoges, du 12 janvier 1692 : « Vous serez sans doute surpris d’apprendre qu’après avoir examiné l’état des paroisses du Limousin avec toute l’exactitude imaginable, j’ai trouvé plus de soixante et dix mille personnes des deux sexes qui se trouvent réduites à mendier leur pain avant le mois de mars, vivant dès à présent d’un reste de châtaignes à demi pourries. » L’intendant de Moulins estimait, de son côté, à vingt-six mille le nombre des personnes réduites à la mendicité dans sa généralité, sans compter les pauvres honteux. « La plus grande partie d’entre eux, ajoute-t-il, sont contraints d’arracher des racines de fougères, les faire sécher au four et piler pour leur nourriture, d’autres à faire du pain d’avoine pied de mouche, qui n’est pas suffisant pour les nourrir ; ce qui leur cause une si grande faiblesse qu’ils en meurent. » — « À l’égard de la Basse-Auvergne, qui est la Limagne (la Limagne) ! écrivait également l’intendant de Riom, on m’informe de beaucoup d’endroits que l’on y trouve des gens que leur pauvreté fait mourir de faim. »
Ainsi quantité de gens mouraient de faim en plein siècle de Louis XIV, et cela non point à l’époque des revers et de l’invasion, mais à l’époque de la grandeur encore intacte. Ce terrible fléau de la famine a été la terreur de tous les administrateurs de l’ancien régime. J’ai trouvé dans les papiers de M. Necker la preuve des préoccupations incessantes que lui causait, pendant la durée de ses deux ministères, l’approvisionnement on grains de la capitale, et M. Taine n’hésite pas à attribuer en partie la révolution française aux trois années de disette qui l’ont précédée. Que faut-il conclure de ces contradictions entre documens et témoignages également dignes de foi ? Une seule chose, je crois : c’est que la condition du paysan était autrefois singulièrement précaire et que dans les périodes de crise malheureusement trop fréquentes il tombait bien au-dessous de ce minimum de bien-être qui semble lui être assuré de nos jours. Ces vicissitudes sont-elles imputables à quelque vice inhérent à l’ancien régime, aux crimes des rois ou aux erreurs de leur politique ? En aucune façon. Elles sont le fait de l’état général de la civilisation à cette époque et de l’insuffisance des moyens de communication qui, laissant non-seulement chaque peuple mais chaque province à ses propres ressources, les livrait tantôt aux angoisses de la disette, tantôt aux perplexités de l’abondance. Il est en effet curieux de constater que les préoccupations causées aux cultivateurs d’aujourd’hui par l’avilissement du prix du blé n’étaient pas inconnues aux cultivateurs d’autrefois. « Les blés diminuent si fort de prix, écrit M. de Marillac, intendant de Rouen, que cela est surprenant ; .. il est important d’en faire enlever du royaume, vu la beauté de la moisson future qui rendrait l’abondance ruineuse. » Et la perspective de cette abondance suggérait à M. de Cosnac, archevêque d’Aix, cette réflexion que ne désavoueront assurément pas nos agronomes : « On est obligé de remarquer que c’est un avantage pour le peuple lorsque le blé est à un honnête prix, parce que, lorsqu’il est à vil prix, les possesseurs n’ont pas de quoi travailler à la culture, ni de quoi fournir aux champs, ni de quoi faire travailler les pauvres. » Certes, il s’en faut que le blé atteigne aujourd’hui « cet honnête prix » au-dessous duquel M. de Cosnac désirait ne pas le voir descendre ; mais entre les préoccupations de la disette et celle de l’abondance ruineuse, mieux valent encore celles de l’abondance.
Quant aux ouvriers de l’industrie, beaucoup moins nombreux par rapport à l’ensemble de la population et surtout beaucoup moins agglomérés sur un même point qu’ils ne le sont aujourd’hui, leur condition dans l’ensemble parait avoir été plus douce que celle des paysans ; mais elle engendrait cependant encore bien des misères ; pour en parler avec exactitude, il faudrait entrer dans des détails infinis. M. Levasseur a consacré deux savans volumes à raconter avec l’impartialité d’un esprit supérieur, étranger aux mesquines préoccupations de parti, l’histoire des classes ouvrières avant 1789. Dans cette histoire il n’a pas distingué moins de sept périodes depuis Jules César jusqu’à la révolution française. S’il fallait comparer la condition des ouvriers pendant chacune de ces périodes à celle des ouvriers de nos jours, la comparaison risquerait de durer assez longtemps. Contentons-nous donc d’étudier un seul point, et pour serrer de près notre sujet, cherchons à démêler ce que contenait de bon et de mauvais cette institution des corporations qui a duré depuis le commencement du XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe et qu’on reproche si amèrement à la révolution française d’avoir détruite.
Certes aucun esprit de bonne foi ne saurait contester qu’à l’époque où les corporations reçurent de saint Louis non pas la vie, comme on l’a dit souvent à tort, mais la consécration légale par leur inscription sur le Livre des métiers d’Etienne Boileau, elles n’aient constitué un grand progrès sur l’état de choses antérieur et qu’elles n’aient assuré à leurs membres une grande somme de bien. L’association des hommes entre eux, à la condition qu’elle soit sagement conduite, est toujours une force et un bienfait. La corporation sut garantir pendant de longs siècles à ceux qui en faisaient partie tous les avantages du monopole et tous ceux de l’assistance mutuelle. La surveillance qu’elle exerçait, tant au point de vue du travail qu’à celui de l’honorabilité, constituait pour ses membres un frein utile et pour le public une garantie sérieuse. L’esprit religieux qui régnait chez tous les artisans comme dans les autres classes de la société engendrait le plus beau de ses fruits, la charité, et la vie intérieure des corporations offre par là un contraste reposant avec la rudesse des temps au milieu desquels elles florissaient. Mais n’est-ce pas tomber un peu dans le roman que de représenter ces corporations comme les filles de l’église, grandissant sous son aile et à son ombre ? La vérité est que l’église demeura d’abord tout à fait étrangère au mouvement d’où sortirent les corporations. Ce mouvement était né du désir très légitime des artisans de défendre leurs intérêts et de chercher un point d’appui dans l’assistance mutuelle. « Les gens d’une même profession, dit très bien M. Levasseur, avaient dû éprouver de bonne heure le désir de s’unir. Groupés d’ordinaire dans la même rue ou dans le même quartier, ils avaient pu facilement s’entendre, se rendre quelques services réciproques et, au lieu de se faire les uns aux autres une concurrence que leur faiblesse aurait rendue désastreuse pour tous, ils préférèrent se coaliser contre leurs ennemis communs. »
La corporation naquit en effet du mobile parfaitement légitime de l’intérêt professionnel et nullement du sentiment charitable ou religieux. Le sentiment religieux s’y mêla par la suite comme il se mêlait alors, comme il tendra toujours à se mêler à tous les actes de la vie de l’homme. Chaque corporation eut bientôt sa confrérie (institution distincte qu’il ne faut pas confondre avec la corporation elle-même), son saint et sa bannière. Mais il fallut longtemps pour désarmer la méfiance avec laquelle le clergé avait vu naître et grandir ces associations, précisément parce qu’elles s’étaient formées en dehors de lui. Les engagemens solennels qu’on y prenait, les sermens qu’on y prêtait, les pratiques souvent mystérieuses qui accompagnaient les réceptions excitaient ses appréhensions, qui, dans certaines provinces, se traduisirent même par des prohibitions sévères. « Il y a, disait en 1189 le concile de Rouen, des clercs et des laïques, qui forment des associations pour se secourir mutuellement dans toute espèce d’affaires, et spécialement dans leur négoce, portant une peine contre ceux qui s’opposent à leurs statuts. La sainte Écriture a en horreur de pareilles associations ou confréries de personnes laïques ou ecclésiastiques, parce qu’en y entrant on s’expose à des parjures. Nous défendons donc qu’on fasse de semblables associations ou qu’on observe celles qui auraient été faites. » Ces prohibitions furent renouvelées au siècle suivant par les conciles provinciaux de Montpellier, de Toulouse, de Bordeaux, d’Avignon. Il fallut plus de cent années pour que l’église de France, voyant combien ces confréries étaient profondément entrées dans les mœurs des artisans, et quels fruits de charité elles produisaient, finit par s’humaniser en leur faveur et par leur accorder en quelque sorte droit de cité dans l’enceinte de ses édifices en leur ouvrant des chapelles. Mais à l’organisation intérieure des corporations, aux différends qui pouvaient s’élever entre apprentis, maîtres et ouvriers, elle demeura toujours étrangère, comme à toutes les questions d’ordre purement temporel. C’est donc une pure fiction de représenter l’église catholique comme étant autrefois une puissance médiatrice reconnue et acceptée de tous, qui était la tutrice des petits et des faibles et qui imposait des bornes à l’abus qu’on pouvait faire des forces de l’homme. Je ne vois pas sur quelle autorité historique s’appuie cette assertion, à moins que ce ne soit sur le témoignage de Louis Blanc, dont on s’étonne de trouver une longue citation en tête de plusieurs publications de l’Œuvre des cercles catholiques, comme on s’étonnerait de voir un diable servir de support à un bénitier. Comment ne s’aperçoit-on pas que le témoignage d’un esprit aussi faux est plus compromettant qu’utile et que de pareils rapprochemens font involontairement souvenir du dicton sur les extrêmes qui se touchent ?
Est-il davantage exact de dire que les corporations maintenaient l’harmonie sociale et la paix dans le monde du travail ? Si ces institutions, dignes, je tiens à le répéter, d’estime et de respect par leur côté charitable, parvenaient à maintenir l’harmonie, ce n’était assurément pas entre elles. Toute l’histoire des corporations est un long procès des unes contre les autres pour la défense de leurs privilèges respectifs : procès entre les fripiers et les chaussetiers, procès entre les lormiers (fabricans de mors) et les bourreliers, procès entre les garnisseurs de pommeaux et les fourbisseurs d’épée, procès entre les rôtisseurs et les cuisiniers, sans parler des rixes fréquentes qui mettaient aux prises dans les rues les artisans des diverses corporations. On avouera que c’est là un état de paix qui ressemble, à s’y méprendre, à un état de guerre. Mais si de corporation à corporation l’hostilité était poussée tellement loin, l’harmonie régnait-elle du moins dans le sein même de l’association entre maîtres et ouvriers, — valets, comme on disait alors ? C’est ici qu’il faut sortir des illusions et pénétrer dans le vif de la question. Au profit de quel intérêt les corporations étaient-elles organisées ? Au profit des maîtres. Qui en supportait le poids ? Les ouvriers. Voilà ce qu’il ne faut jamais perdre de vue lorsqu’on vante les bienfaits, sous certains côtés très réels, des corporations. Sans doute, les règlemens intérieurs de ces corporations contenaient sur les rapports de maîtres à valets un grand nombre de dispositions équitables et protectrices. On y retrouvait l’influence bienfaisante de l’idée religieuse, et ces règlemens constituaient un heureux privilège dans un temps où le droit des faibles trouvait peu de défenseurs. Mais l’esprit même de l’institution était, il faut le reconnaître, dirigé contre les ouvriers, que les maîtres s’efforçaient, par tous les moyens en leur pouvoir, d’éloigner de la maîtrise. De là la limitation du nombre des apprentis et la longue durée de l’apprentissage, qui favorisaient sans doute l’habileté professionnelle, mais qui maintenaient aussi dans une longue dépendance le futur valet, obligé dans certaines corporations de travailler huit ou dix ans sans obtenir un salaire rémunérateur. De là le chef-d’œuvre et ses exigences souvent bizarres, injustes, inacceptables, qui donnaient lieu à maintes contestations. Encore y avait-il certaines corporations où la maîtrise était fermée, et ceux-là seuls pouvaient y prétendre qui étaient fils de maîtres. Barrer devant l’ouvrier la route de la maîtrise, ou du moins la parsemer d’obstacles, telle était la principale préoccupation des maîtres et la conséquence inévitable de leur monopole. Ce trait n’est-il pas dans la nature humaine de tous les temps, et quel est aujourd’hui le patron qui, s’il le pouvait, se ferait scrupule d’empêcher un de ses commis d’ouvrir face à face une boutique rivale ?
Aussi qu’arriva-t-il ? C’est qu’en opposition avec la corporation, c’est-à-dire en réalité l’association des maîtres, on vit se développer peu à peu le compagnonnage, c’est-à-dire l’association des ouvriers. Le compagnonnage est la protestation du travail asservi contre le travail privilégié. Déjà il présente le caractère des sociétés secrètes de nos jours : l’initiation mystérieuse, les pratiques occultes, les signes de reconnaissance, et ce qui est plus fâcheux, les violences exercées contre ceux qui n’en faisaient point partie. Néanmoins, et malgré tous ces inconvéniens, l’institution du compagnonnage fut aussi un bienfait pour l’ouvrier. Par la pratique du tour de France et par l’institution de la mère, qui lui offrait dans toutes les grandes villes un gîte assuré, elle contribua à son émancipation en lui permettant d’aller chercher du travail là où le salaire était plus rémunérateur et de se soustraire ainsi à la loi du maître lorsqu’elle devenait trop dure. Ce serait en effet une grande erreur de croire que la coalition et la grève fussent inconnues sous le régime de l’ancienne organisation du travail. Les noms étaient différens, mais la chose existait. On en trouve la trace dans les anciennes coutumes, entre autres celle du Beauvoisis (citée par M. Fagniez dans ses Études sur la France industrielle) qui punissait des délits analogues à ceux que notre législation pénale atteignait autrefois avant la loi sur la liberté des coalitions. Paris avait sa grève des garçons boulangers, Lyon sa grève des ouvriers imprimeurs. Seulement ces contestations n’avaient pas le retentissement qu’elles ont de nos jours, où cent ouvriers ne quittent pas une fabrique sans que le télégraphe en porte la nouvelle d’un bout de la France à l’autre. Il y avait aussi les périodes de hausse exagérée des salaires, suivies de périodes de chômage : en un mot, tous les phénomènes économiques auxquels nous assistons de nos jours trouvaient leur place sous le régime de l’ancienne organisation du travail, parce que ces phénomènes sont inséparables de l’activité industrielle ; et s’ils étaient moins intenses, cela tient tout simplement à ce que moins intense aussi était la vie sociale tout entière ; mais c’est s’en tenir à la surface des choses que de ne pas les découvrir.
Au surplus, quels que fussent les avantages ou les inconvéniens de ce mode d’organisation du travail, une chose est absolument certaine, c’est que, dans les derniers temps de l’ancien régime, une notable partie des travailleurs vivait tout à fait en dehors de cette organisation. Depuis deux siècles, en effet, en regard de la corporation et souvent en rivalité avec elle, s’élevait la manufacture, création nouvelle de Sully, et première forme de la grande industrie, qui devait naturellement se développer avec des besoins auxquels la production de l’industrie moyenne ne pouvait plus suffire. Or quelle était la condition de ces manufactures ? C’étaient des institutions privilégiées qui vivaient en vertu d’une sorte de firman royal et qui avaient à leur tête tantôt un chef unique à la fois propriétaire et directeur, tantôt une société dont les membres déléguaient leurs pouvoirs à un administrateur salarié. Sous l’autorité de ce propriétaire ou de ce directeur se groupait une population ouvrière en nombre parfois considérable, dont l’existence dépendait uniquement de la prospérité de la manufacture. Ici, plus de corporation, plus de maison commune, plus de chapelle, plus de bannière, mais une organisation en tous points semblable à celle de la grande industrie moderne. En un mot, ce qu’on se plaît à appeler aujourd’hui le prolétariat était déjà né sous l’ancien régime, et c’est la condition de ces prolétaires d’autrefois qu’il faut comparer avec celle des prolétaires aujourd’hui. Quant à établir un rapprochement entre la vie des artisans qui appartenaient aux corporations et celle des ouvriers qui travaillent dans nos grandes usines, c’est comparer deux genres d’existence aussi dissemblables que peut l’être de nos jours celle du mineur d’Anzin, par exemple, et celle de l’ouvrier bijoutier de Paris. Or quelle était, il y a un siècle ou deux, la condition des ouvriers des manufactures ? C’est là un point sur lequel les renseignemens manquent un peu et qui fournirait un sujet d’étude bien intéressant. Ce qu’on en peut savoir par différens documens et, entre autres, par cette correspondance des intendans dont je citais tout à l’heure des fragmens, donne à penser que bien des questions, bien des difficultés à certains yeux nouvelles étaient déjà nées et tenaient même une grande place dans les préoccupations de ces préfets d’autrefois.
On connaissait déjà les manifestations des ouvriers sans ouvrage qui venaient demander du travail au gouvernement. « Il y a ici, écrivait en 1684, l’intendant de Rouen, deux ou trois paroisses pleines d’ouvriers subordonnés aux marchands de draperies et de couvertures blanches qui, ne trouvant point à travailler, sont venus en troupe en cette ville ; on les a envoyés chez moi, et ils étaient deux cents hier à ma porte… J’ai fait convenir ces misérables ouvriers de se contenter de 8 sols quoi qu’ils ayent accoutumé d’en gagner 15, et de cette sorte on fera subsister cette populace et on remettra les manufactures sur pied. » Il y avait crise à Saint-Etienne et crise à Lyon, tout comme de nos jours. A Saint-Étienne, le mal provenait de ce que la manufacture d’armes privilégiée ne donnait plus d’ouvrage aux ouvriers et qu’en même temps il était défendu à ceux-ci de porter leurs bras ailleurs. Voici ce qu’écrivait à ce propos l’intendant de Lyon : « Je ne puis me dispenser de vous représenter encore une fois l’état misérable des ouvriers de Saint-Étienne. La plupart quittent et désertent faute de travail, et une infinité meurent de faim et de misère. Vous en serez persuadé quand je vous dirai que de vingt-huit qui moururent en un jour, la semaine passée, il n’y en a eu que deux qui soient morts de maladie et les autres de misère, ce qui provient de la cessation entière du travail. Il est donc nécessaire de supplier Sa Majesté ou de leur en donner ou de leur laisser la liberté de travailler pour les marchands, ou de les nourrir eux et leurs familles. »
A Lyon, la situation était différente. L’industrie de la soie était prospère ; c’étaient les perruquiers qui souffraient, et par perruquiers il faut entendre les fabricans de perruques en grand, qui employaient sous Louis XIV un grand nombre d’ouvriers et surtout d’ouvrières. « Il est venu ce matin dans mon cabinet, écrit M. de Trudaine, plus de trois cents femmes et filles pour se plaindre que les perruquiers ne les font plus travailler et qu’elles meurent de faim. J’ai tâché de leur faire entendre raison, mais la faim qu’elles souffrent est plus forte que tous les discours. » Et comme cette crise dans le commerce des perruques tenait à ce que le contrôleur général avait voulu affermer ce commerce pour en tirer quelque argent, le sage intendant ajoutait : « Je crois qu’en attendant que vous ayez trouvé quelque moyen pour tirer d’une autre façon les sommes que vous comptiez avoir de cette ferme, il faut permettre aux perruquiers de travailler comme avant l’édit et les dispenser de marquer les coiffes. Je sens bien que c’est se dédire de ce qui a été fait et que cela diminue le crédit des affaires quand on est obligé de le faire par les mutineries des peuples ; mais cela doit faire faire grande attention à ne point faire d’affaires qui attaquent le menu peuple, qui ne gagne sa vie qu’au jour le jour. »
Si l’industrie de la soie était florissante à Lyon, il n’en était pas de même à Tours précisément à cause de la concurrence lyonnaise. L’intendant accusait « cinq cents métiers non battans et trois mille ouvriers, femmes et enfans, sans pain. » On commençait aussi à souffrir de la concurrence étrangère. A Aurillac, la manufacture des points de fil de France, qui comptait jusqu’à cinq et six mille ouvriers, était tombée, au dire de l’intendant, M. d’Ormesson, « depuis que la mode des points de France avait cessé à la cour. » Aussi les fabricans demandaient-ils que le roi donnât des ordres pour faire porter par les courtisans des points d’Aurillac de préférence à ceux des manufactures étrangères. Je pourrais multiplier ces citations et ces exemples, mais ce que j’en ai dit suffit à montrer que les maux causés par le chômage, les variations de la mode, le déplacement des industries, la concurrence intérieure ou étrangère, étaient parfaitement connus sous l’ancien régime.
Ces maux étaient-ils du moins compensés par des rapports meilleurs entre les patrons et les ouvriers ? L’histoire des Van Robais va nous l’apprendre. Les frères Van Robais avaient obtenu le privilège d’établir à Abbeville une manufacture de drap qui occupait quinze cents ouvriers. Croit-on qu’ils vécussent avec ces ouvriers dans des relations très différentes de celles que pourrait entretenir aujourd’hui le directeur d’une usine avec un personnel aussi nombreux ? En aucune façon : les Van Robais ne pensaient qu’à une chose, user de leur monopole pour vendre leur drap le plus cher possible sans augmenter le prix de revient et, par conséquent, les salaires. Aussi ce monopole excitait-il de vives réclamations. Une enquête était ordonnée et le rapport de cette enquête concluait ainsi : « De tous les ouvriers qui travaillent dans les manufactures du royaume, il n’y en a point qui soient aussi peu payés que ceux des sieurs Van Robais. Depuis l’établissement de la manufacture exclusive de draps à Abbeville, le prix des denrées, le prix de la main-d’œuvre, celui des draps même des Van Robais, s’est accru de moitié ; le salaire des ouvriers de cette fabrique est seul resté invariable ; le tisseur, le drosseur, le cardeur, qui paie aujourd’hui bien plus cher les choses nécessaires à la subsistance, n’est pas payé plus qu’il n’était dans le principe. » Ajoutons cependant, pour être vrai, que, conformément aux conclusions du rapport, le privilège des Van Robais fut supprimé, ce qui prouve qu’en ce temps-là du moins les enquêtes servaient à quelque chose.
Si les ouvriers des frères Van Robais ne se trouvaient pas assez payés, ils avaient la ressource de porter leurs bras ailleurs. Il n’en était pas de même pour ceux qui travaillaient à la manufacture de Saint-Gobain. Ici, ce n’était pas seulement le privilège qui régnait (ne nous en plaignons pas trop, car, sans le privilège, cette manufacture n’aurait pas été créée), c’était la contrainte. Les ouvriers attachés à la manufacture ne pouvaient, pendant deux ans, quitter Saint-Gobain, ni même s’en éloigner de plus d’une lieue, sous peine d’amende, d’emprisonnement et même de pénitence corporelle. Encore un des directeurs trouvait-il que ce n’était pas assez et il voulait qu’il y allât des galères. Toutes ces restrictions et ces pénalités ont aujourd’hui disparu de notre législation économique. Mais, en revanche, la manufacture de Saint-Gobain subsiste encore ; elle est l’honneur de notre industrie, et pas un de ses ouvriers ne songe à la quitter, attachés qu’ils sont tous à l’usine par cet ensemble d’institutions protectrices et bienfaisantes qui étaient autrefois, je ne dirai pas inconnues dans la grande industrie, mais bien moins répandues que de nos jours. Il n’y a aucune raison pour faire honneur à la révolution française de ces créations. Encore ne faut-il pas lui imputer non plus d’avoir créé le prolétariat et le paupérisme. Bien avant 1780, le menu peuple, pour parler comme M. de Trudaine, gagnait sa vie au jour le jour et se voyait exposé à mourir de faim. J’ajouterai, si l’on veut, que la révolution compte assez de sottises et de crimes à son passif sans qu’il soit besoin de lui en imputer encore qu’elle n’a pas commis.
Ce qui fut pour le coup sottise et tyrannie, ce fut la législation par laquelle, non contente de proclamer la liberté légitime du travail, la révolution interdit l’association sous toutes ses formes, législation que tous les régimes successifs se sont religieusement transmise l’un à l’autre. Cette législation vermoulue craque de toutes parts. Il faut espérer d’en voir disparaître bientôt les derniers vestiges. Rien n’est assurément plus légitime que de chercher dans la création d’associations nouvelles et en particulier dans le rétablissement des corporations libéralement entendu un remède partiel à quelques-uns des maux qui affligent le corps social. Mais l’on s’exposerait à de graves mécomptes si l’on attendait trop de ce remède sur la foi d’affirmations un peu hasardées qui transfigurent involontairement, au gré de leur imagination et de leurs désirs, l’histoire des associations d’autrefois. Aimons le passé de notre cher pays ; vengeons-le par nos respects des ineptes calomnies qui ont été débitées contre lui, mais n’y cherchons pas un idéal de paix, d’harmonie, de félicité inconnu à la véridique histoire, et gardons-nous, par ces excès, d’amener une réaction contre la réaction même dont l’ancien régime éprouve aujourd’hui la tardive et équitable réparation.
Laissons maintenant dormir en paix le passé et arrivons au procès intenté par l’école historique aux doctrines économiques qui datent de la révolution française. S’il était vrai, en effet, que les doctrines de l’économie libérale (pour parler comme l’école historique), en matière de production et de concurrence, fussent en partie responsables des maux dont souffre la société moderne, on ne saurait trop s’appliquer à battre en brèche ces doctrines et à ruiner leur crédit. Voyons donc si ce procès est bien fondé.
Aux termes de l’acte d’accusation porté par ceux qui s’intitulent les économistes chrétiens contre les économistes libéraux, toute la doctrine de ces derniers se résume en deux formules : Laissez faire, laissez passer, — Le travail est une marchandise. La première de ces formules traduit les doctrines des économistes libéraux sur la question du travail et de la concurrence ; la seconde définit les rapports du capital et du travail, des patrons et des ouvriers. Au dire de l’école historique, l’une et l’autre maximes ont produit des maux incalculables. Elles ont proclamé en principe la légitimité de la jouissance égoïste et reconnu comme unique mobile de l’activité humaine la satisfaction des besoins individuels. A l’ancienne harmonie des intérêts qui régnait dans le monde industriel elles ont substitué la concurrence déloyale, la spéculation sans frein, l’exploitation de l’homme par l’homme. Là où la paix existait, elles ont déchaîné la guerre ; là où la charité réglait les rapports des hommes entre eux, elles ont semé la haine. Et comme ce sont les économistes, depuis Gournay et Adam Smith jusqu’à Cobden et Joseph Garnier (pour ne parler que des morts), qui, en les érigeant à la hauteur d’axiomes incontestables, les ont fait accepter comme règle de conduite par les particuliers et par l’état, c’est sur eux que doit retomber la responsabilité directe de la confusion déplorable où se débat la société moderne. Leur néfaste influence met obstacle au rétablissement de la paix sociale, que le retour aux saines doctrines d’autrefois suffirait à assurer, et entretient dans le monde du travail un antagonisme funeste[3]. Je n’ai pas à prendre ici le parti des économistes. Ils ont bec et ongles et sont gens à se défendre eux-mêmes. Mais je ne puis m’empêcher de trouver que l’école historique est bien sévère pour eux, en même temps qu’elle leur fait beaucoup d’honneur en grandissant singulièrement leur influence. Certes, on ne saurait trop les maudire si cette influence avait développé dans l’humanité des instincts qui jusque-là lui étaient inconnus et allumé en elle les feux d’une passion nouvelle. Mais quoi ! la soif de l’or, — auri sacra fames, — n’est-elle pas un vice vieux comme le monde, contre lequel ont déclamé aussi bien les moralistes de l’antiquité que les prédicateurs chrétiens ? L’homme n’est-il pas né avec l’amour du gain, et la cupidité n’est-elle pas de l’essence même de sa nature ? Seulement, les formes que prend cet instinct et cette passion varient suivant les temps et suivant les circonstances où leur empire s’exerce. Sous le régime du monopole, ces sentimens se traduisaient par l’âpreté que chacun mettait à défendre le privilège dont il était investi. De là l’entente des maîtres pour éloigner les compagnons de la maîtrise ; de là les procès des corporations entre elles pour se défendre contre leurs empiétemens réciproques et les dénonciations des manufacturiers privilégiés sollicitant des mesures rigoureuses contre ceux qui fabriquaient des produits similaires à leur détriment. Toute l’histoire du travail, sous l’ancien régime, est pleine de conflits engendrés par cet esprit de mesquine et cependant naturelle rivalité. Aujourd’hui, sous un régime de liberté, l’amour du gain prend la forme d’une concurrence, peu scrupuleuse quant à ses procédés, et peu prévoyante quant à ses résultats. Mais il n’y a pas là un fait nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que l’état se désintéresse systématiquement aujourd’hui de ces luttes de l’industrie, où son intervention était constante autrefois, et en ce point l’influence des économistes se fait incontestablement sentir. Mais l’intervention de l’état ne parvenait pas davantage à empêcher les conflits que la liberté n’y parvient aujourd’hui, parce que le conflit des intérêts est la conséquence fatale de la vitalité industrielle. Là où il n’y aurait point conflit, rivalité, lutte plus ou moins âpre, il y aurait stagnation, décadence et bientôt mort de l’industrie, et il ne faut point s’en prendre aux économistes de ce qui est dans la nature des choses.
Est-ce à dire cependant que ces deux formules célèbres : Laissez faire, laissez passer. — Le travail est une marchandise, soient par elles-mêmes irréprochables et que, sur ces questions délicates de l’intervention de l’état dans les transactions commerciales ou des rapports de patrons à ouvriers, il faille y voir l’expression exacte de la vérité et le dernier mot de la sagesse ? Il y aurait bien quelques réserves à faire sur ce point. Comme toutes les maximes concises dont les termes étroits ont la prétention de résoudre un problème complexe, elles tranchent un peu sommairement la question, et, si on les érigeait en règles de conduite absolue, elles conduiraient à des conséquences assez choquantes. Pour juger de la première de ces maximes, il est cependant équitable de se reporter au temps où elle a été mise en circulation par Gournay. C’était le temps du travail réglementé et des douanes intérieures. Par opposition au système qui faisait dépendre le salut public du maintien de ces barrières artificielles, la maxime était d’une incontestable vérité ; son application dans la pratique fut un progrès. Mais, comme règle permanente en matière législative, que d’objections ne soulèverait-elle pas ! Je ne parle pas seulement au point de vue de ces questions si justement controversées de la protection et du libre échange, où il est impossible de ne pas faire un peu d’opportunisme, mais du principe même de non-intervention de l’état en matière commerciale et industrielle. S’il fallait prendre, en effet, la maxime au pied de la lettre, s’il fallait tout laisser faire et tout laisser passer, de combien de désordres et d’injustices l’état ne deviendrait-il pas le témoin impassible et silencieux ? Qu’en pareille matière la liberté doive être la règle et la réglementation l’exception, cela n’est pas douteux. Que l’immixtion de l’état dans ces matières délicates doive être mesurée, prudente, et qu’à vouloir trop bien arranger les choses, il risqué souvent de les gâter, cela est non moins certain. Mais qu’il ne doive se mêler de rien, personne, que je sache, n’est assez économiste pour le soutenir, et j’en donnerai tout de suite un exemple. Qui s’est jamais élevé contre la loi sur le travail des enfans dans les manufactures ? Il est cependant manifestement contraire à la liberté de m’empêcher, moi père, de louer avant un certain âge ou au-delà d’un certain nombre d’heures par jour les services de mon enfant ; moi, patron, d’employer comme bon me semble les services de l’enfant qui est mis à ma disposition. Cependant l’état intervient ici au nom d’un principe supérieur, qui est la protection du faible, et personne ne songe à lui en faire un reproche. Dans certains pays, en Suisse, en Angleterre même, cette protection s’étend jusqu’à la femme. Et cependant nulle part les doctrines de l’économie libérale, pour parler comme l’école historique, n’ont exercé plus d’influence que dans la patrie d’Adam Smith. Nous ne nous trouvons donc point en présence d’un de ces axiomes qui s’imposent comme une règle absolue, mais d’une de ces vérités générales qui souffrent plus d’une exception, exceptions acceptées des plus intraitables.
J’irai même plus loin, si l’on veut, et j’accorderai qu’il y a quelque chose d’un peu agaçant (qu’on me pardonne la vulgarité du mot) dans l’optimisme de parti-pris avec lequel les économistes de profession, à chaque question qu’on soulève, à chaque souffrance qu’on signale, répondent en chœur : Liberté ! liberté ! comme le refrain d’une chanson. Il ne faut pas s’y méprendre, en effet, le jeu de la liberté est rude, et plus d’un meurt sous les coups. Quelle est, en effet, la conséquence fatale de la liberté ? C’est de laisser les grandes lois naturelles produire leur plein effet et aboutir à leur dénoûment logique. Or, quelle est la grande loi qui semble présider à la marche du monde matériel ? C’est la lutte entre les faibles et les forts. Quel est le dénoûment logique de cette lutte ? C’est la défaite du faible. C’est donc au détriment du faible que risque fort de tourner la liberté, bien qu’il puisse trouver dans cette liberté même des armes pour sa défense. Est-ce à dire que le rôle de l’état soit d’intervenir constamment dans la lutte pour rétablir artificiellement l’équilibre ? Non, car l’état, lorsqu’il veut se mettre en travers de la force des choses, arrive à produire un désordre pire encore que les conséquences rigoureuses de l’ordre naturel. Mais si la maxime : Laissez faire, laissez passer, est vraie, c’est surtout comme l’expression d’une expérience attristée, et il faut reconnaître que la liberté seule conduirait à des conséquences bien iniques si elle ne devait être réglée et contenue (c’est une conclusion sur laquelle je reviendrai) par le principe supérieur de la charité.
Ce n’est pas non plus sans réserves que l’on peut accepter la seconde formule : « Le travail est une marchandise, » qui a le don par elle-même d’exciter au plus haut point l’indignation des adeptes de l’école historique. « Quoi ! s’écrient-ils, ce noble emploi des forces de l’homme, cet accomplissement du plus saint des devoirs, cet acte dont on a pu dire qu’il était une prière, ravalé au niveau d’un vil produit matériel, soumis à la loi brutale de l’offre et de la demande, montant ou baissant de prix au gré de celui qui le livre ou de celui qui l’achète ! » Et ils attribuent les plus funestes conséquences sociales au triomphe de cette maxime : l’asservissement du travail au capital et l’exploitation de l’homme par l’homme. Y a-t-il lieu, cependant, de s’échauffer et de s’indigner si fort ? Incontestablement, le travail est une marchandise. Il n’est personne qui paie le travail d’un bûcheron aussi cher que celui d’un ébéniste ou qui alloue un salaire aussi élevé à un tâcheron en janvier qu’à un moissonneur en août. Le travail est une denrée dont le prix s’élève ou s’abaisse suivant sa valeur intrinsèque ou sa rareté occasionnelle. Il y a là un fait brutal contre lequel rien ne saurait prévaloir, et les économistes n’ont fait que le traduire en termes saisissans.
Ce qu’on peut reprocher à cette formule, comme au reste à presque toutes les formules, c’est d’être incomplète et de ne pas tout embrasser dans sa concision. Oui, le travail est une marchandise. Mais ce qui n’est pas une marchandise, c’est le travailleur, et il n’est pas possible ou plutôt il n’est pas permis de le traiter purement et simplement comme on traite son travail en se désintéressant des conséquences que le taux de son salaire peut avoir sur sa vie morale et matérielle. Je causais un jour avec un des directeurs d’une grande société industrielle et je lui demandais quelques détails sur la condition d’existence de ses ouvriers : « Je l’ignore absolument, me répondit-il ; une fois que j’ai payé à mes ouvriers ce que je leur dois, je ne m’inquiète pas de ce qu’ils deviennent. » A prendre juste le contre-pied de cette façon d’agir, on sera dans le devoir et dans la vérité. Malheureusement, il n’est pas possible de nier qu’il n’y ait parmi ceux qui emploient des ouvriers en plus ou moins grand nombre, surtout quand ils les font travailler pour le compte d’autrui, une certaine tendance à ne pas s’inquiéter suffisamment de tout le côté moral de leur vie. Mais n’y a-t-il pas aussi, grâce à Dieu, beaucoup d’exemples contraires que l’on pourrait aisément citer ? Ne voit-on pas de nos jours beaucoup de patrons, et même beaucoup de sociétés anonymes qui ont fondé en faveur de leurs ouvriers les institutions les plus louables ? Si tous ne le font pas, est-ce bien aux économistes qu’il faut s’en prendre ; et ne serait-ce pas tout simplement à la nature humaine égoïste par essence et assez volontiers indifférente à ce qui ne la touche pas directement ? Croit-on qu’autrefois le travail fût traité autrement qu’une marchandise, c’est-à-dire payé à juste prix, et le travailleur objet d’un soin et d’une vénération particuliers ? A vrai dire, j’en doute un peu, Loyseau, dans son Traité des ordres, écrivait couramment : « Les marchands ont qualité d’honneur étant qualifiés honorables hommes, honnêtes personnes et bourgeois des villes, qualités qui ne sont attribuées ni aux laboureurs, ni aux artisans et moins encore aux gens de bras qui sont tous réputés viles personnes. » De nos jours, les ouvriers sont loin d’être réputés viles personnes. J’irai plus loin et je dirai que, dans un temps où le travail est réputé marchandise, jamais cette marchandise n’a été payée plus cher, ni ceux qui la détiennent entourés de plus légitimes attentions. Dans aucun temps, on ne s’est ingénié davantage à améliorer leur condition par tous les moyens indirects qui sont les auxiliaires de la charité, et si le résultat de ces efforts n’est pas, comme on le voudrait, de leur épargner toutes les souffrances, toutes les privations, est-il bien juste de s’en prendre aux fausses maximes des économistes ? N’en faut-il pas accuser davantage la force des choses, qui fait dépendre en grande partie leur condition d’une foule de circonstances absolument indépendantes de l’action directe des patrons : variations du prix des matières premières, bouleversement de l’industrie par la découverte incessante de nouveaux procédés, changemens fréquens de la mode et du goût, extension ou réduction des besoins de la consommation ; enfin, concurrence non-seulement des divers producteurs d’un même pays, mais encore des pays placés dans des conditions de production différentes ? il est vrai que cette concurrence même est considérée par l’école historique comme un mal moderne auquel elle voudrait mettre obstacle, et ceci nous amène tout naturellement à la discussion des remèdes que cette école propose d’apporter à des souffrances trop réelles. C’est là qu’est, après tout, le point intéressant, car il importerait peu que la révolution et les économistes soient ou non les auteurs de tous nos maux si véritablement il dépendait de nous d’en guérir. Telle est l’affirmation ; soumettons-la à l’épreuve d’une discussion sérieuse.
Si les docteurs et les militans de l’école historique sont pleinement d’accord pour attribuer une même origine aux maux de la société, en revanche, nous allons voir s’accuser entre eux certaines divergences sur la question des remèdes : les premiers, étant plus circonspects, moins affirmatifs, trop érudits pour ne pas sentir toute la complexité du problème ; les seconds, moins réfléchis, plus décidés et n’ayant peut-être pas aussi longtemps médité sur la difficulté. Voyons d’abord ce que va nous conseiller M. Périn.
Dans un gros ouvrage en trois volumes intitulé : De la Richesse dans les sociétés chrétiennes, M. Périn a développé une thèse dont on ne saurait assurément contester l’élévation et l’originalité. Suivant lui, tout le progrès matériel et tout le développement économique des sociétés est subordonné à la pratique d’une vertu chrétienne : le renoncement. C’est pour avoir cessé de mettre cette vertu en pratique que les sociétés modernes souffrent ; c’est en y revenant qu’elles se guériront. Le renoncement n’interdit pas de poursuivre l’acquisition de la richesse. Mais la richesse ne doit être considérée que comme un moyen et non comme un but. Celui qui a su l’acquérir par son travail doit toujours être prêt à s’en dépouiller. Moyennant que chacun soit pénétré de cette vérité, on verra toutes les souffrances disparaître comme par enchantement et l’harmonie refleurir dans la société. Il n’y a point de maux auxquels le renoncement ne soit un remède : à l’inégalité des conditions, à l’antagonisme des classes, à l’avilissement des salaires, à l’excès de la population, à l’esprit d’imprévoyance, aux maux de la concurrence, aux désastres du chômage. Le renoncement guérit tout ou plutôt il fait mieux que guérir, il prévient. Malheureusement pour les économistes, ils ont méconnu l’influence que cette vertu exerce sur la prospérité des sociétés. Par cette erreur coupable, ils ont fait de l’économie politique une science utilitaire et sensualiste ; ils ont proclamé le droit à la jouissance et proposé l’acquisition du bien-être comme l’unique objet à l’activité de l’homme ; ils ont égaré la société moderne sur ses fins et sur ses devoirs, ce qui explique son désordre et ses maux.
À cette thèse de M. Périn il n’y a qu’une objection à faire : c’est qu’il a trop raison ; de même qu’il n’y a qu’un reproche à faire à son ouvrage : ce n’est pas un traité d’économie sociale, c’est un sermon en trois volumes. Sans doute il y aurait un moyen bien simple de faire disparaître de la surface du monde toutes les souffrances autres que celles qui résultent de la maladie et de la mort : ce serait que tous les hommes pratiquassent toutes les vertus chrétiennes. Il a plu à M. Périn de choisir le renoncement. Je ne vois pas pourquoi il s’est dispensé de les énumérer toutes : l’obéissance, la résignation, l’amour du travail, la tempérance, la chasteté et surtout l’amour du prochain. Le jour où il n’y aurait plus ni un paresseux, ni un ivrogne, ni un débauché, le jour où tous les patrons auraient à cœur, avant toute chose, l’intérêt de leurs ouvriers et les ouvriers l’intérêt de leurs patrons, le jour, en un mot, où chacun aimerait son prochain comme soi-même, non pas seulement en paroles, mais en actions, ce jour-là, la question sociale serait résolue. Cela est de toute évidence, et je n’aurais aucune objection à faire si M. Périn avait seulement entendu mettre en lumière la profonde erreur de ceux qui voudraient faire marcher le monde à l’encontre des grandes lois morales et des nobles croyances sur lesquelles il a toujours vécu.
Mais la pensée de M. Périn va beaucoup plus loin. A ses yeux, le renoncement aurait toujours été non-seulement le précepte, mais la pratique des sociétés chrétiennes, des sociétés d’autrefois. Ce serait la société moderne qui aurait méconnu cette loi, à laquelle elle aurait substitué l’amour du gain, et de là viendraient tous les désordres dont nous sommes témoins. « Quand les sociétés étaient chrétiennes, dit M. Périn, elles pratiquaient la justice de Dieu et s’en remettaient aisément à la Providence pour le succès des ; labeurs par lesquels la race humaine accomplit la condamnation portée sur elle après la prévarication de son premier père. » C’est ici que le docte écrivain me parait tomber en plein arbitraire et, j’ose à peine écrire le mot, en pleine fantaisie. Dans quels temps, sous quels cieux, a-t-il trouvé l’exemple d’une société (d’une société, vous entendez bien) qui pratiquât la justice de Dieu et dont le renoncement fût la loi ? Assurément il n’est pas sans avoir lu les nombreux recueils d’homélies qui ont précédé la publication de son traité d’économie sociale. Est-ce que ces homélies ne portent pas à chaque page de sévères condamnations contre la cupidité de l’homme et contre son amour du lucre ? N’y a-t-il pas certain sermon de Bourdaloue sur les Richesses qui n’est pas tendre aux capitalistes du XVIIe siècle, et est-il bien exact de dire que les industriels de l’ancien régime s’en remettaient aisément à la Providence du succès de leurs labeurs ? N’est-ce pas plutôt aux parlemens qu’ils en appelaient, ainsi qu’en témoignent les contestations fréquentes dont ils saisissaient leur juridiction ? C’est donc être bien sévère pour la société moderne que de la supposer en proie à un mal inconnu des sociétés antérieures. Qu’avec l’affaiblissement des croyances chrétiennes ce mal soit devenu plus aigu, je suis prêt à en tomber d’accord. Cependant n’est-ce point aussi parce que l’acquisition des richesses est devenue plus facile et que les jouissances de la fortune sont mises à la portée d’un grand nombre d’individus, dont autrefois les passions auraient suivi un autre cours ? Mais quant à espérer qu’on verra les croyances chrétiennes ressaisir assez d’empire pour triompher de la soif de l’or et remettre en honneur la règle du renoncement, c’est se perdre dans les brouillards de l’idéal et nager en pleine chimère.
Quels sont les moyens que M. Périn recommande pour arriver à l’accomplissement de cet idéal ? — j’entends parler des moyens économiques, car le plus efficace est assurément l’enseignement du catéchisme. A vrai dire, il n’en préconise aucun d’une façon exclusive, et c’est ici, par une contradiction singulière, que se retrouve le sens pratique de l’homme qui a étudié, et qui sait. M. Périn rend pleine justice, ainsi que faire se doit, au régime de l’organisation du travail dans l’ancienne société. Mais il ne s’en exagère pas l’efficacité et il traite un peu dédaigneusement d’économistes novices ceux qui croient que la loi de l’offre et de la demande ne se faisait pas sentir avant la révolution. Il n’entretient non plus aucune illusion sur les inconvéniens que ce système avait fini par produire. Il n’hésite pas à reconnaître que la suppression trop brusque et trop radicale des corporations n’en fut pas moins par elle-même « un progrès dans la liberté que le cours de la civilisation chrétienne devait amener naturellement. » Quant à les rétablir, ce serait à ses yeux impraticable : « Essayer de restaurer les corporations avec les conditions de privilège et de contrainte dans lesquelles elles vivaient autrefois, ce serait, dit-il, engager contre les intérêts les plus profonds de nos sociétés, modernes une lutte impossible. » M. Périn est donc en économie sociale légèrement enclin à l’opportunisme, et même, dût le mot lui faire horreur, au libéralisme. S’il est partisan des associations, c’est qu’il les considère comme étant le meilleur moyen de développer chez les hommes les sentimens d’amour et de charité. Il ne veut pas que l’association soit parement utilitaire et retienne uniquement les membres par le lien vulgaire de l’intérêt-matériel ; il veut encore qu’elle soit chrétienne et qu’elle les attire par un intérêt moral ; il veut aussi qu’elle soit libre, et il développe avec beaucoup d’élévation les avantages de l’association ainsi entendue dans son ouvrage sur les Doctrines économiques depuis un siècle. Mais il ne croit pas à l’efficacité absolue du remède : « Que peut faire le mutualisme, dit-il, quand tous à la fois sont frappés et réclament également l’assistance ? » En un mot, il ne met sa confiance dans aucune panacée, dans aucune formule, et il n’attend le salut de la société moderne que de son retour à l’esprit de l’évangile et à la pratique du renoncement.
Les militans sont plus affirmatifs. Moins hommes d’étude et de cabinet que M. Périn, plus mêlés à la vie, au monde, voire même aux assemblées publiques, ils ont bien compris qu’offrir la pratique de toutes les vertus comme solution du problème social n’était-pas un remède d’une efficacité immédiate et qu’il fallait à toute force en proposer un qui fût plus concret. Ce remède, les militans ou, pour les appeler de leur vrai nom, les membres de l’Œuvre des cercles catholiques ont cru le trouver dans une combinaison nouvelle qu’il me reste à exposer. Ils partent de cette idée que l’ancienne organisation du travail avait maintenu pendant de longs siècles, dans la société française, la paix et l’harmonie des intérêts. D’un autre côté, ils sont frappés de cette tendance à l’association qui, depuis mn assez grand nombre d’années déjà, se manifeste de tous côtés dans la classe ouvrière, et qui a fini par triompher d’une législation tyrannique. Joignant ces deux idées, ils se proposent de prendre la direction de ce mouvement et de le faire tourner au rétablissement des corporations. Jusque-là rien qui ne soit assurément très acceptable. Mais quelle forme devraient prendre les corporations ainsi rétablies ? Ceux qui ont mis l’idée en avant se défendent beaucoup de vouloir en revenir purement et simplement à l’ancienne organisation des maîtrises et des jurandes. Ils sentent bien que cette organisation, bonne ou mauvaise en son temps, ne peut plus s’adapter aux mœurs de la société moderne et que la grande industrie a soulevé de nouveaux problèmes auxquels.il faut pourvoir. D’un autre côté, ils se refusent à considérer comme constituant une institution utile et un progrès réel ces syndicats professionnels dont une loi récente vient de sanctionner résistance et de reconnaître la légalité, « En laissant aux ouvriers, disent-ils, la faculté de s’organiser en dehors des patrons, et aux patrons celle de s’organiser en dehors des ouvriers, c’est tout simplement l’état de guerre que vous créez. Les syndicats d’ouvriers, d’une part, les syndicats de patrons, de l’autre, seront deux armées rangées en bataille qui auront la préoccupation constante de se détruire l’une l’autre. Entre ces deux armées il pourra y avoir trêve, il n’y aura jamais une paix durable. Au lieu de chercher fraternellement ensemble la solution des questions qui les divisent, elles consacreront à préparer sourdement la lutte tout le temps qu’elles n’emploieront pas à la soutenir ouvertement. En un mot, le monde du travail demeurera perpétuellement divisé en deux camps ennemis, et la loi sur les syndicats professionnels ne fait qu’une seule chose, c’est de leur fournir des armes. »
Certes l’objection est forte, et s’il me fallait justifier les espérances qu’a fait concevoir à certains esprits la liberté des syndicats professionnels, je ne laisserais pas de me sentir assez embarrassé. Ces syndicats existaient en fait bien avant la promulgation de la loi qui a reconnu leur existence. Ils comptaient cependant moins d’adhérens qu’on ne pouvait le croire et les dépositions produites devant la fameuse commission des quarante-quatre ont démontré que, dans presque tous les corps d’état, c’était la minorité des ouvriers qui était affiliée au syndicat. Désormais, ces syndicats vivront d’une vie légale au lieu de vivre d’une vie précaire et de tolérance. Ils pourront même posséder, ester en justice et s’entendre sur leurs intérêts plus ou moins communs avec les autres syndicats. J’en prends mon parti, trouvant que, sur beaucoup de points, les revendications des ouvriers étaient légitimes et qu’il n’était guère possible de marchander la liberté qu’on leur donnait. Je ne regrette qu’une chose, c’est que cette législation nouvelle constitue un privilège, au lieu d’être le droit commun de tous les Français. Mais je ne distingue pas très bien le progrès qu’amènera la reconnaissance légale d’un état de choses préexistant, et, en revanche, j’aperçois beaucoup plus nettement les dangers qui pourraient naître de l’influence prépondérante des syndicats, si ceux-ci s’avisaient, comme ils l’ont déjà fait trop souvent, de gouverner tyranniquement les intérêts de la corporation et d’imposer la grève à une foule de pauvres diables qui aimeraient mieux gagner tranquillement leur pain ? En un mot, le syndicat est un instrument qui vaudra ce que vaudront les mains qui le manieront, et si les membres de l’Œuvre des cercles se bornaient à prémunir les ouvriers contre les blessures que cet instrument peut leur faire à eux-mêmes, ils ne feraient point œuvre inutile. Mais leur ambition est plus haute, car à cet instrument grossier ils se croient en mesure de substituer un mécanisme perfectionné et bien supérieur.
Suivant le système que j’expose, la corporation industrielle devrait comprendre non pas seulement les ouvriers, mais les patrons ; c’est ce qu’ils ont appelé, d’une expression assez heureuse, les syndicats mixtes de patrons et d’ouvriers. L’organisation corporative ainsi conçue ne serait pas seulement applicable à la petite industrie, où la distance sociale qui sépare le patron de l’ouvrier n’est pas très considérable : elle conviendrait également à la grande, voire même aux relations des propriétaires ou fermiers avec les ouvriers qu’ils emploient. Mais les adhérens au syndicat mixte ne seraient pas uniquement réunis par un lien professionnel ; ils devraient encore tenir les uns aux autres par un lien religieux. La corporation devrait être, en un mot, une association essentiellement chrétienne et, pour en emprunter la définition à l’un des hommes qui ont le mieux approfondi cette question, non pas seulement en théorie, mais en pratique, « c’est une société religieuse et économique, formée librement par des chefs de familles industrielles, patrons et ouvriers d’un même corps d’état ou de professions analogues et dont tous les membres sont groupés dans diverses associations de piété. »
Une société religieuse et économique, telle est, en effet, la conception du syndicat mixte, et, pour faire connaître dans ses détails la vie intérieure de cette société, je ne puis que renvoyer mes lecteurs au Manuel de la corporation chrétienne, de M. Léon Harmel, dont j’ai tiré la définition qui précède. M. Harmel n’est pas un théoricien ni un songe-creux : c’est un industriel qui a réalisé, paraît-il, à son usine du Val-des-Bois, le rêve d’un syndicat mixte, où les patrons et leur famille, les ouvriers et leurs familles vivent ensemble dans les liens d’une seule et même corporation, et, ce qui vaut mieux encore, dans les termes de l’entente et de la confiance réciproque la plus absolue. Je n’ai jamais eu l’honneur de visiter l’usine du Val-des-Bois, mais, quels que soient les résultats que M. Harmel ait pu y obtenir, rien ne saurait surprendre lorsqu’on sait, de quelle façon il entend les devoirs du patron. Qu’on me permette de citer encore une page de son Manuel, ne fût-ce que pour montrer combien il est inconvenant de répondre par des injures ou des lazzi à des hommes qu’anime une ferveur pareille : « Le patron qui est guidé par des motifs surnaturels, dit M. Léon Harmel, trouve dans ses croyances une énergie toujours nouvelle. A ses yeux, les ouvriers ne sont plus des hommes vulgaires, faibles et inconstans : ce sont des âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ. Alors s’allume dans son cœur la noble passion du salut de ces âmes. Il sait que Dieu est avec lui : c’est tout ce qu’il veut. Les obstacles deviennent pour lui des moyens. Les épreuves ne l’enraient pas ; elles sont la condition nécessaire des œuvres de Dieu. Les humiliations ne le déconcertent pas ; elles épurent ses intentions. L’ingratitude ne l’irrite pas ; ne sommes-nous pas plus ingrats envers Dieu qu’on ne l’est envers nous ? L’inanité apparente de ses efforts ne le décourage pas. Il sait que Dieu a son heure et ne perd rien pour attendre. Si la souffrance arrive, il l’accepte comme le moyen le plus puissant de sauver les âmes. Enfin la mort même l’inquiète peu. Dieu ne meurt pas et il sait continuer le bien que nous avons commencé pour lui. »
Certes, il est impossible de comprendre et d’exprimer d’une façon plus touchante et plus noble les devoirs du patron. Il en coûte même, après s’être élevé à ces hauteurs, de redescendre sur la terre ; mais il faut cependant faire observer que, s’il y a en France bon nombre de patrons qui s’inquiètent du sort des ouvriers et qui sont disposés à s’imposer des sacrifices en leur faveur, bien peu cependant sont disposés à braver pour eux les ingratitudes, les humiliations, les souffrances et la mort même. Si la création des syndicats mixtes doit être achetée à si haut prix, il est à craindre que, de longtemps, le nombre n’en soit pas très considérable en France. Il ne faut donc pas trop compter sur l’abnégation des patrons et il faut chercher ce que vaut, ou plutôt ce que vaudrait par elle-même (je ne sache pas qu’en dehors du Val-des-Bois, il en existe un seul en France) l’institution des syndicats mixtes. Je ne m’occuperai cependant que du côté économique de cette combinaison, laissant à part le côté religieux, bien que ces deux parties de l’institution soient, dans la pensée de ses partisans, étroitement liées. Certes, je ne méconnais pas et j’ai déjà déclaré, à propos du livre de M. Périn, que la pratique de toutes les vertus chrétiennes serait, non pas seulement la meilleure, mais la seule solution de la question sociale. A fortifier la pratique de ces vertus les associations de piété peuvent assurément concourir, et ce sont choses excellentes à établir dans le personnel d’une usine, à condition que ce personnel les accepte de bon cœur, que, pour l’y faire entrer, on n’exerce sur lui aucune contrainte matérielle ni morale, en un mot, qu’il y soit poussé par la foi et non par l’intérêt. Malheureusement il faut reconnaître que l’état d’esprit de la grande majorité des ouvriers français se prête peu aux associations et aux manifestations de ce genre. On peut même se demander si, dans les trop rares centres où ces créations sont possibles, le zèle des ouvriers à y entrer n’est pas une garantie de la paix sociale qui rend inutile la création d’un syndicat mixte et si on ne tourne pas là dans un cercle vertueux. D’ailleurs ces associations, semblables par leur esprit, ne sauraient manquer d’être très différentes dans leur forme, de s’inspirer des traditions locales, et de varier même avec le personnel de l’usine. Au contraire, les institutions économiques qui sont la caractéristique du syndicat mixte doivent, si elles sont bonnes par elles-mêmes, pouvoir être appliquées partout, et il est facile de les soumettre à l’analyse et à la discussion. Aussi bien, c’est là qu’il en faut arriver. Laissons de côté l’industrie agricole, où véritablement la question du syndicat mixte n’est pas mûre. Laissons également, mais pour d’autres raisons, la petite industrie. On peut, si l’on veut, décorer du nom un peu pompeux de syndicats mixtes des associations qui comprennent à la fois des patrons et des ouvriers rattachés les uns aux autres par des liens de camaraderie et d’assistance mutuelle, et même par un certain lien religieux. Les associations de ce genre sont assez nombreuses en France. Je sais telle petite ville des environs de Paris assez peu cléricale cependant, où les jardiniers, patrons et garçons, assistent tous les ans à la fête de la Saint-Fiacre et sont membres de la même société de secours mutuels. Si c’est là un syndicat mixte, je le veux bien ; mais alors l’institution fort modeste par elle-même existait bien avant que le mot eut été inventé. Au surplus le problème n’est pas là : ce n’est pas l’organisation de la petite industrie qui fait courir des risques à la société. Que là comme ailleurs, les relations soient un peu tendues de patrons à ouvriers, cela est possible ; je crois avoir montré qu’au temps du compagnonnage, elles n’étaient pas toujours aussi cordiales qu’on se le figure. Que la manière dont est pratiqué l’apprentissage laisse beaucoup à désirer, cela parait malheureusement certain. Mais c’est de la part du maître, comme aussi de la part de l’apprenti, une question de conscience individuelle et je ne vois pas à quoi servirait le rétablissement du chef-d’œuvre (qui autrefois donnait lieu à tant de vexations et d’abus), si le patron ne se donne pas la peine d’instruire l’apprenti, ou si l’apprenti n’écoute pas le patron. Fortifier l’apprentissage par un système d’encouragemens donné aux patrons et aux apprentis consciencieux, ou par la création d’écoles bien conçues ; soutenir même la petite industrie, autant que faire se peut, dans la lutte difficile qu’elle soutient contre la grande, en favorisant par des institutions de crédit facilement accessibles[4], ou même par l’assistance directe les débuts difficiles, c’est assurément faire œuvre utile ; mais bien des gens s’en occupaient avant même que l’Œuvre des cercles catholiques vînt au monde. Tout le monde connaît cette grande société pour la protection des apprentis et des enfans employés dans les manufactures, que l’éminent chimiste M. Dumas a présidée, si longtemps. Voici bientôt un demi-siècle que la Société philanthropique distribue un certain nombre de primes aux jeunes ouvriers et ouvrières qui veulent, s’établir pour leur compte, et fournit aux uns des outils, aux autres un petit fonds de roulement. Ceux des membres de la société qui, pour répartir utilement ces primes, ont dû pénétrer assez avant dans les mœurs de la classe ouvrière à Paris, ceux-là peuvent affirmer qu’on y trouve encore, grâce à Dieu, des patrons consciencieux et des apprentis dociles. Les choses ne vont donc point par trop mal dans la petite industrie, et je n’aperçois pas bien clairement ce que les syndicats mixtes y changeraient.
Arrivons maintenant à la grande industrie, et tâchons de comprendre, car la chose n’est pas absolument aisée, le rôle qu’y pourrait bien jouer le syndicat mixte.
Qu’un patron, soucieux de ses devoirs et sentant peser en quelque sorte sur sa conscience le poids de toutes ces existences qui dépendent de lui, ne se contente pas d’assurer à ses ouvriers un salaire aussi élevé que le lui permettent les dures lois de la production industrielle ; qu’il ne se contente même pas d’améliorer leur condition par la création de ces institutions accessoires qui mettent à leur disposition, pour un prix réduit, les choses nécessaires à la vie et d’assurer leur avenir en leur facilitant la prévoyance ou en assistant leur vieillesse ; qu’il veuille encore se mêler à leur existence quotidienne, prendre part à leurs réunions, s’associer à leurs plaisirs, se joindre à leurs exercices religieux ; en un mot, que, tout patron qu’il est, il vive autant que faire se peut de leur vie morale et abaisse dans la mesure du possible les barrières qui, même dans notre société démocratique, séparent l’homme en blouse de l’homme en redingote, et que, par tous ces moyens, il arrive à établir entre eux et lui les liens de la confiance et de l’affection mutuelle, assurément, c’est là un des plus nobles buts qu’un homme puisse se proposer d’atteindre, c’est un des emplois les plus dignes de l’activité humaine, et il n’y a pas d’existence qui mérite d’être mise au-dessus de celle-là. Mais il m’est impossible de reconnaître que ces relations du patron avec ses ouvriers constituent un syndicat mixte, et cela quand même sa femme et ses enfans, imitant son exemple, s’adjoindraient en nom et participeraient en fait aux diverses associations de secours mutuels ou de piété qui pourraient exister dans l’usine. Il me semble, en effet, que c’est un peu jouer sur les mots et se payer d’apparences. L’idée même de syndicat, à moins d’être une expression vaine, suppose entre ceux qui en font partie l’identité des intérêts et l’égalité des droits. Or, si les intérêts du patron et ceux des ouvriers qu’il emploie ne sont pas contraires, si même ils se confondent dans une harmonie supérieure, ils ne sont cependant pas identiques, et c’est un peu trop violenter les choses que de prétendre absolument les confondre. Quant à l’égalité des droits, comment peut-elle exister entre les ouvriers et le patron, dont ils dépendent plus ou moins, qui peut, à son gré, renvoyer ou conserver tel d’entre eux, augmenter ou diminuer son salaire ? Il y a donc quelque chose d’absolument factice dans l’idée même du syndicat mixte, ou, si l’on veut, de la corporation constituée à l’intérieur de l’usine entre le patron et ses ouvriers. On peut se complaire à donner cette dénomination à une organisation artificielle édifiée sur la base du dévoûment et de la charité ; mais, au point de vue économique, c’est une fiction et un trompe-l’œil.
Cependant, dans le système que j’expose, c’est le syndicat dans l’usine qui est en quelque sorte la cellule embryonnaire du syndicat véritable, du syndicat régional, qui doit comprendre dans son sein tous les ouvriers et tous les patrons appartenant à une même industrie et à une même circonscription, ville, département ou province ; soit, par exemple, à Paris, tous les ouvriers et patrons de l’industrie du bâtiment ; dans le département de Meurthe-et-Moselle, tous les ouvriers et patrons métallurgistes ; dans le Nord et le Pas-de-Calais, tous les ouvriers et patrons de l’industrie des mines (directeurs et administrateurs des sociétés anonymes compris sans doute), ce qui ferait à peu près dans le syndicat une proportion de plusieurs milliers d’ouvriers pour un patron. C’est à un syndicat ainsi composé ou aux autorités constituées par lui que serait confiée la direction des affaires de la corporation et la défense de ses intérêts. Ou la conception du syndicat régional ne veut absolument rien dire, ou c’est en cela qu’elle consiste.
Une objection frappe au premier coup d’œil. Dans un syndicat ainsi composé, les patrons seront absolument écrasés au point de vue de la représentation de leurs intérêts, à moins qu’un procédé quelconque d’organisation intérieure ne vienne rétablir en leur faveur l’équilibre singulièrement détruit. Si le syndicat mixte devait être régi par un conseil nommé à la simple majorité des voix, il serait fort à craindre que ce conseil ne fut pas mixte du tout et que les représentans des ouvriers ne le composassent exclusivement. Les organisateurs des syndicats mixtes ne pouvaient manquer de prévoir l’objection et de s’efforcer d’y répondre à l’avance dans la rédaction de leur plan, car je ne sache pas qu’il existe de syndicat régional mixte ailleurs que sur le papier. D’après ce plan, la corporation devrait être régie par un conseil syndical qui serait composé lui-même de deux syndicats : le syndicat des maîtres et le syndicat des ouvriers nommés séparément à la majorité simple des voix. Voilà qui va très bien, mais ne sommes-nous pas ainsi revenus, par la force même des choses, aux chambres syndicales de patrons et d’ouvriers, à cette institution qui devait forcément engendrer la guerre ? Il y aura, il est vrai, cette différence que ces deux chambres devront délibérer en commun au lieu de délibérer séparément, mais ceci même rendra la situation parfaitement inextricable, le vote (cela est spécifié dans le plan général de l’œuvre) devant avoir lieu par ordre et non par tête. Patience ! l’objection est encore trop forte pour qu’on ne nous en offre pas la solution. À ces deux syndicats serait adjoint pour les départager un comité d’honneur dont le président serait le président même de la corporation et qui serait exclusivement composé de membres appartenant aux classes supérieures (les mots y sont), mais étrangers à l’exercice de la profession, sans quoi ils seraient directement intéressés dans les questions qu’ils seraient appelés à trancher comme tiers-arbitres entre le syndicat des patrons et celui des ouvriers.
Assurément, cette réponse est très satisfaisante pour l’esprit et cette organisation très ingénieuse. Mais, dans la pratique, on peut douter de son efficacité. C’est ici, j’ose le dire, qu’apparaît toute la fragilité de la conception même du syndicat mixte. Ce comité d’honneur est la pierre angulaire de l’édifice ; sans comité d’honneur, point de syndicat possible, car cette conception aboutirait tout simplement à l’écrasement des patrons ou à l’anarchie. Et, d’un autre côté, comment espère-t-on faire accepter cette création singulière aux ouvriers et même aux patrons ? Il faut cependant connaître un peu les hommes et les prendre comme ils sont, avec leurs préjugés et leurs passions. Qu’il s’élève dans l’intérieur de l’une des usines affiliées au syndicat quelqu’une de ces discussions si fréquentes relatives au taux des salaires, au mode de rémunération ou à la durée du travail, peut-on, de bon sens, espérer que les ouvriers s’en rapporteront du soin de trancher le différend à des hommes, d’eux parfaitement inconnus, sur cette seule garantie qu’ils appartiennent aux classes supérieures et qu’ils sont étrangers à l’exercice de la profession ? Mais s’ils étaient animés d’un tel esprit de conciliation et de déférence hiérarchique, ils seraient tout aussi bien disposés à s’en rapporter au patron lui-même, dont au moins ils auront pu apprécier la sollicitude et le dévoûment à leurs intérêts. Et le patron lui-même, croit-on que, dans ces questions si délicates de salaires et de prix de revient, questions vitales pour lui, il sera disposé à accepter l’intervention d’hommes sans expérience professionnelle, c’est-à-dire en réalité incompétens, animés sans doute d’intentions excellentes, mais capables peut-être de commettre par philanthropie quelque bourde irréparable dont lui, patron, paierait les frais ? A quelque point de vue qu’on se place, il y a donc là une objection insurmontable qui suffit pour détruire tout cet ingénieux édifice et pour faire du syndicat mixte une utopie dont je doute qu’on voie jamais la réalisation.
Au surplus, les organisateurs sur le papier des syndicats mixtes ne s’inquiètent pas beaucoup des grèves, car une de leurs espérances est de les prévenir, et cela par la vertu d’une seconde institution dont ils font le corollaire indispensable du syndicat mixte : je veux parler du patrimoine corporatif. On appelle ainsi, dans la langue de l’Œuvre des cercles, la constitution d’un patrimoine qui serait la propriété de la corporation tout entière, patrons et ouvriers, et qui deviendrait, par l’intérêt que chacun ne saurait manquer de porter à sa conservation et à son agrandissement, le gage de leur entente et de leur union. « Nous comptons beaucoup, dit un des membres les plus autorisés de l’œuvre, sur l’attrait de cette propriété collective pour attacher à la corporation les patrons et les ouvriers ; on ne pourra quitter la corporation sans perdre sa part dans la fortune collective, et la crainte de la voir se dissiper par une liquidation prématurée sera un empêchement sérieux à la formation des grèves. »
Laissons de côté l’intérêt du patron dans le patrimoine corporatif. Cet intérêt ne sera jamais qu’une part infinitésimale de sa fortune, et si la fantaisie lui prenait d’abandonner la corporation, ce n’est pas cette considération qui pourrait l’en empêcher. Reste celui de l’ouvrier Mais, d’abord, il serait bon de savoir comment se constituera ce patrimoine corporatif et en quoi il consistera, comment il se constituera ? Par les cotisations volontaires de membres de la corporation, par des dons et legs (il faudra les voir venir), enfin, par le produit de diverses institutions économiques, sociétés de consommation ou autres qui pourront former ce qu’on appelle dans une langue assez barbare : un boni corporatif. Je crains que toutes ces ressources réunies ne constituent pendant longtemps un assez maigre avoir. Quel sera maintenant l’emploi des ressources ainsi réunies ? Si je comprends bien la conception du patrimoine corporatif, on ne saurait entendre sous cette dénomination des fonds toujours disponibles qui serviraient seulement à alimenter une caisse de secours en cas de maladie, de chômage, ou même une caisse de retraite. S’il en était ainsi, toutes les sociétés qui ont des caisses de retraite où versent aussi bien le directeur que les plus modestes employés, seraient en possession d’un patrimoine corporatif, et la chose n’aurait rien de nouveau. Pour que le patrimoine corporatif soit digne de ce nom, il faut qu’il ait un certain caractère de perpétuité et d’immobilisation relative ; qu’il consiste en fonds placés à perpétuité, ou mieux en immeubles servant à l’association : cercle, école professionnelle, hôpital, chapelle, etc… Je comprends bien l’idée : elle est renouvelée de l’ancienne maison commune des corporations d’arts et métiers, qui était à la fois la propriété et le lieu de réunion des artisans, comme la maison commune des orfèvres à Paris. Cela pouvait être utile sous le régime des corporations restreintes et de la petite industrie. Mais, de nos jours, comment espérer qu’un ouvrier perdu dans le sein d’une corporation qui comptera peut-être plusieurs milliers de membres portera un intérêt de propriétaire à des bâtimens dont il a aujourd’hui, par la générosité du patron, la jouissance gratuite dans beaucoup d’usines ? Comment se flatter qu’en cas de conflit, de grève menaçante (car c’est toujours là qu’il faut en venir, puisque ce sont les grèves qu’on veut éviter), la pensée de sa millième, peut-être de sa dix-millième part de propriété d’une école, d’un hôpital, d’une chapelle ou d’un titre de rente suffise pour faire taire ses griefs, fondés ou non, et pour désarmer son bras ? Il y a là une seconde illusion non moins forte que la première, et, pour dire toute ma pensée, se figurer qu’on pourra prévenir la misère, réconcilier les classes ennemies, rétablir la paix sociale, en un mot, sauver la France en la coulant tout entière dans le moule des syndicats mixtes avec comité d’honneur et patrimoine corporatif, c’est assurément la plus colossale chimère au service de laquelle des gens de cœur et de talent puissent dépenser leur temps et leurs forces.
Il m’en coûte de continuer cette discussion avec des hommes que je respecte et dont quelques-uns sont pour moi des amis. Mais il faut cependant pousser un pas plus loin et aller jusqu’au bout du dissentiment. Quel but se propose-t-on d’atteindre en poursuivant le rétablissement des corporations, et à quel mobile obéit-on ? Je n’insisterai pas sur cette conception encore assez mal définie, qui consisterait à faire des corporations ainsi rétablies la base de l’électorat politique, et à donner droit exclusif de représentation, non point à la capacité présumée, ni à la richesse acquise, mais à des intérêts spéciaux. L’idée n’est pas mûre ; dans le petit volume intitulé : Instructions sur l’œuvre, il n’en est même pas question. On pourrait donc la désavouer. Mais le mobile auquel on obéit est incontestablement celui-ci : l’horreur de la liberté et du libéralisme, j’entends la liberté et le libéralisme économiques, laissant politique et religion à part. Quand on dit libéralisme, c’est pour ne pas dire libéraux ; mais c’est bien contre eux qu’on porte l’anathème, tout en leur ouvrant les bras, puisqu’on ne veut plus leur laisser le choix « qu’entre le socialisme et la contre-révolution. » Peu s’en est fallu, au début, qu’on ne partit en guerre contre le principe même de la liberté du travail. Ce qu’on semblait vouloir, c’était la corporation fermée, obligatoire, et si les docteurs ne s’en étaient mêlés, si, dans une lettre qui a fait quelque bruit, M. Charles Périn n’était intervenu avec l’autorité de son savoir et sa connaissance des problèmes économiques, on se serait probablement placé sur ce terrain et on aurait entrepris une croisade contre cette liberté révolutionnaire, reconnue à chacun depuis la date néfaste de 1791, de choisir à son gré sa profession, d’y entrer ou d’en sortir comme bon lui semble. On a battu en retraite et on a renoncé à cette campagne, mais avec quels regrets, avec quelles restrictions ! Il suffit, pour s’en assurer, de parcourir certain volume peu connu, que le conseil des études de l’Œuvre des cercles a publié sous le titre de : Questions sociales et ouvrières. Mais, en revanche, il y a une liberté aux dépens de laquelle il semble qu’on veuille se dédommager : c’est la liberté de la concurrence, c’est-à-dire le droit pour chacun de produire la quantité de denrées qu’il lui plaît, à l’aide des procédés qu’il lui convient d’employer. Pour entreprendre cette nouvelle campagne, le moment, il faut le reconnaître, n’est pas mal choisi. Aujourd’hui le monde civilisé subit, en effet, les conséquences d’une production exagérée qui, dépassant les besoins de la consommation, encombre le marché universel de marchandises en quantité supérieure à la demande, et, par une conséquence fatale, avilit les prix non seulement des marchandises elles-mêmes, mais du travail. Le phénomène n’est pas nouveau ; et l’Angleterre, qui l’a déjà connu plusieurs fois, a trouvé depuis longtemps un mot pour le désigner : overproduction, tandis que nous avons récemment inventé celui de surproduction. Mais jamais ce phénomène n’a été aussi intense, car il apparaît aujourd’hui dans tous les pays, aussi bien dans ceux qui sont abrités derrière le régime protecteur, comme l’Amérique, que dans ceux qui sont livrés au libre échange. Jusqu’à présent ces crises ont toujours pris fin d’elles-mêmes à la fois par une réduction volontaire de la production et par l’extension progressive des besoins de la consommation. Mais il semble qu’entraîné par cette horreur de la liberté dont je parlais tout à l’heure, on veuille profiter de l’occasion favorable pour contester à chacun le droit de produire dans la mesure qu’il croit utile, sans consulter d’autre règle que son intérêt bien entendu. Quelle autre signification aurait, en effet, ce langage, dont l’éloquence me touche autant que personne, mais contre les séductions duquel il faut cependant savoir se défendre ?
« Nous demandons une législation protectrice de la faiblesse et des droits de chacun, empêchant, par une fixation normale des heures de travail, les abus de la force, limitant enfin la concurrence et la spéculation… Voilà ce que nous demandons, et nous souhaitons aussi que cette législation sociale ne soit pas l’œuvre d’un état isolé où les obstacles de la concurrence pourraient la frapper d’impuissance, mais que, sous l’inspiration de l’église, seule capable assurément de déterminer un pareil concert, une législation internationale règle la protection des faibles, pour amoindrir les souffrances du travail. » Laissons de côté la protection des faibles. Si par là on entend la réglementation du travail des enfans dans les manufactures, tout le monde est d’accord. On pourrait également discuter la réglementation de celui des femmes, et même la limitation des heures de travail, double mesure qui a été adoptée dans les pays d’Europe les plus infectés de libéralisme, bien que ce soit là une question singulièrement épineuse. Mais allons droit à ce qui est nouveau dans le programme, à cette conception d’une législation sociale internationale limitant le commerce et la spéculation sous l’inspiration de l’église. A-t-on bien réfléchi à ce programme et à toutes les mesures qu’il comporte ? Limiter la spéculation et le commerce, cela est bientôt dit. Mais la spéculation est la vie même du commerce et de l’industrie. Tout commerçant est nécessairement un spéculateur qui cherche à acheter bon marché pour revendre cher, et qui s’appauvrit ou qui s’enrichit suivant qu’il se trompe ou non dans ses prévisions. S’il se sert de moyens déshonnêtes, le droit commun suffit pour le punir, et il n’y a pas besoin pour cela qu’un concile commercial édicté de nouveaux canons. Et quant à limiter la concurrence, qu’est-ce qu’on entend par là ? Viendra-t-on dire à tel ou tel producteur : Vous ne livrerez pas par année à la consommation plus d’une certaine quantité de produits ; ou bien : Vous n’abaisserez pas vos prix de vente au-dessous d’une certaine limite. Qui l’osera ? Mais, dira-t-on, c’est précisément ce que font les industriels eux-mêmes quand ils constituent un syndicat pour maintenir les prix ou limiter la production. Sans doute ils le font, et cela montre, soit dit en passant, que la comparaison rebattue de la liberté guérissant, comme la lance d’Achille, les maux qu’elle fait n’est déjà point tant inexacte. Mais ils le font volontairement et surtout en connaissance de cause, tandis que, dans ce nouveau plan de législation sociale, on voudrait le leur imposer. Or quelle est l’autorité infaillible qui viendra substituer ainsi son appréciation à celle de l’intérêt privé ? Qui mesurera les besoins de la consommation, les ressources de la production, et qui saura maintenir un équilibre constant entre la demande et l’offre ? Sera-ce l’état ? Mais, en pareille matière, l’état n’est-il pas le plus faillible de tous les administrateurs ? Sera-ce donc l’église ? Je ne pense pas qu’on veuille la faire descendre à ce rôle de régulatrice du marché, ni qu’après avoir protesté en termes éloquens contre le socialisme d’état, on veuille faire à la place, ce qui serait plus dangereux encore, du socialisme d’église. Mais alors que veut-on dire ? Pourquoi chercher à compromettre l’église dans des questions dont elle n’a point à connaître ? Sa sublime mission est de prêcher aux uns la résignation, aux autres la charité, à tous le respect de la loi morale, dont la doctrine évangélique est la plus haute expression. Mais les institutions de l’ordre économique ne peuvent la toucher que dans la mesure où elles favorisent les sentimens de piété que sa mission terrestre est de réchauffer sans cesse dans les âmes. Si, dans une encyclique récente le souverain pontife a exprimé le désir de voir les anciennes corporations rétablies, « convenablement au temps, sous les auspices et le patronage des évêques, » c’est que sa sagesse y a vu un moyen d’entretenir, parmi les travailleurs, « le goût de la piété et la connaissance de la religion. » Mais l’encyclique ne tranche aucune question de l’ordre économique ; c’est un terrain qui demeure livré aux disputes des hommes, et il serait souverainement imprudent d’engager l’église à s’y aventurer. On ne l’a que trop mêlée à nos luttes politiques ; ne la mêlons pas à nos luttes économiques. Ne la sollicitons pas de se prononcer pour ou contre la liberté du travail et celle de la concurrence. Ne la faisons pas protectionniste ou libre-échangiste au gré de nos conceptions personnelles. Toutes ces querelles passent, et elle demeure[5].
Ne soyons pas non plus (et c’est par là que je voudrais terminer) trop sévères pour notre temps et notre pays. Certes il souffle depuis bien des années un mauvais vent sur la France. Les passions qui fermentent toujours dans les bas-fonds de toute société ne paraissent pas près de s’éteindre, et le déplorable régime politique que nous subissons n’y aidera certainement pas. Mais ne va-t-on pas un peu loin lorsqu’on représente les ouvriers comme armés, d’un bout à l’autre du territoire, contre les patrons, les patrons contre les ouvriers, et la France à la veille de s’abîmer dans une guerre sans merci entre ces deux camps ? Le tableau n’est-il pas un peu poussé au noir, et les faits douloureux qui ont éclaté sur tel ou tel point, doivent-ils nous faire oublier que, non-seulement il y a des régions entières où la paix n’a jamais été troublée, mais que, même à la porte d’établissemens où l’ordre a été sérieusement menacé, d’autres établissemens n’ont pas cessé de voir la paix régner entre les patrons et les ouvriers ? Est-il bien exact, est-il bien juste, est-il bien prudent de s’en aller répétant de ville en ville, un jour, « que les salaires s’avilissent, que le paupérisme s’étend comme une lèpre hideuse, et que l’ouvrier exploité n’a d’asile que dans la résistance et de recours que dans la grève ? » un autre jour, « que le prolétaire est seul, sans appui, sans foyer, sans protection, et qu’il est jeté sur le marché comme une denrée dont le salaire est le prix, livré à la loi brutale de l’offre et de la demande ? » J’ajoute : Est-il bien prévoyant de proclamer que le monde du travail souffre d’une double injustice, l’absence d’une législation sociale qui protège l’ouvrier contre les abus de la force, et l’absence d’une organisation qui lui garantisse, avec la stabilité, la possession et la paix de son foyer, la sécurité de son lendemain, la garantie contre les accidens, le chômage involontaire, la vieillesse et la maladie ? » Car enfin il faut songer qu’un jour on pourrait être mis en demeure de réparer cette double injustice, et ce jour-là comment ferait-on pour assurer à chaque ouvrier une maison qui lui appartint en propre, un travail permanent et une pension de retraite ? Si l’on n’y parvenait pas, ne s’exposerait-on pas à se voir reprocher à soi-même ce qu’on reproche aujourd’hui à ses adversaires : d’avoir cherché à séduire l’ouvrier par des promesses, et de n’avoir rien su faire pour améliorer sa situation ?
Enfin, ne soyons pas non plus trop sévère pour notre temps, pour ce pauvre XIXe siècle qui n’a plus que quinze années à vivre et qui aura fort à faire s’il veut, dans ce court espace de temps, remplir les trompeuses espérances de sa jeunesse. Ce qu’on peut lui reprocher, n’est-ce pas d’avoir, lui aussi, fait trop de promesses et, dans l’amertume de nos griefs, n’entre-t-il pas une bonne part de déception ? Certes, il aura donné le spectacle de bien des souffrances. Mais quoi ! les siècles antérieurs n’ont-ils pas connu aussi les leurs, et n’est-ce pas l’honneur du nôtre d’avoir particulièrement ressenti celles dont il a été témoin ? « Ce qui est nouveau, disait éloquemment Macaulay, ce n’est pas la souffrance, c’est la plainte. » On pourrait ajouter aussi : C’est la pitié, — je parle de cette pitié publique distincte de la charité, qui est un sentiment tout moderne inconnu aux rudes temps d’autrefois. Certes, on ne saurait pousser trop loin cette noble compassion, mais il ne faudrait cependant pas qu’elle nous entraînât jusqu’à méconnaître la lente amélioration de la condition humaine, qui est due en partie aux efforts accumulés des générations antérieures, en partie à la force même des choses et à la marche générale de la civilisation. Il faut convenir qu’il y a des couches profondes de la société à travers lesquelles cette amélioration du bien-être ne pénètre que bien lentement. Mais cependant, du plus au moins, toutes s’exhaussent, comme, dans les pays depuis longtemps habités, s’est exhaussé peu à peu le sol qui recouvre aujourd’hui la base des anciens monumens. Chercher dans les siècles antérieurs l’idéal d’une meilleure condition sociale n’est pas commettre une moindre erreur que ne le serait, dans ces vieux pays, la pensée de creuser jusqu’à l’ancien niveau pour y établir les fondemens d’un nouvel édifice.
Au surplus, cette tendance à revêtir de couleurs brillantes et poétiques les temps qui ne sont plus et que nous n’avons jamais connus est une disposition constante de l’esprit humain, à laquelle aucune génération n’a échappé. C’est une des formes variées que prend chez l’homme cette aspiration vers l’idéal qui fait sa grandeur et son tourment. Froisse du misérable spectacle des choses humaines, trop enclin à douter d’un meilleur avenir et d’un monde plus satisfaisant, il tourne instinctivement ses regards en arrière et cherche à découvrir dans les brouillards du passé cette image dorée de la perfection terrestre que ses yeux n’aperçoivent pas à l’éclatante lumière du jour. Autrefois,.. jadis,.. nos pères,.. ces mots lui viennent alors à la bouche et ne sont en réalité que l’expression de sa tristesse, de son découragement, de sa défiance de lui-même. Hélas ! autrefois n’était pas meilleur qu’aujourd’hui, jadis on souffrait comme à présent, et nos pères n’étaient pas plus heureux que nous. Mais nous n’en voulons rien croire et nous cherchons à nous consoler de n’avoir jamais connu le bonheur par la pensée que pour d’autres il a pu exister.
- Jours qu’en vain l’on regrette, aviez-vous tant de charme,
- Ou le vent troublait-il aussi votre clarté,
- Et l’ennui du présent fait-il votre beauté ?
Certes, je comprends l’ennui du présent ; il est des jours où cet ennui est accablant. Mais, pour se relever, ne vaut-il pas mieux tourner ses regards vers l’avenir que vers le passé ?
HAUSSONVILLE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 juin et du 1er octobre 1881 et du 15 avril 1883.
- ↑ Peut-être s’étonnera-t-on que je ne fasse pas ici sa place à l’école de la réforme sociale. Les doctrines de cette école et la personne de son illustre fondateur, M. Le Play, mériteraient une étude à part.
- ↑ Ces "griefs de l’école historique contre les économistes ont été rassemblés naguère avec beaucoup de vigueur dans un article sur la législation du travail qui a paru dans l’Association catholique, organe des cercles catholiques, et qui a pour auteur M. Jean Lœsevitz. Dans une réfutation due à la plume de M. Arthur Mangin, rédacteur de l’Économiste français, on a pu dire sans exagération que le titre véritable de cet article devrait être : les Crimes de la liberté.
- ↑ Je tiens à dire que le cercle catholique d’ouvriers du boulevard Montparnasse a fondé une petite banque de crédit mutuel qui donne d’excellens résultats.
- ↑ Si le clergé voit avec une faveur bien naturelle s’accroître le nombre des cercles catholiques d’ouvriers, en revanche, il se tient dans une grande réserve sur le fond même de la doctrine qui est devenue le programme social de l’œuvre des cercles. J’en puis donner pour preuve les paroles suivantes qu’un des membres les plus éminens du clergé de Paris, Mgr d’Hulst, recteur de l’Institut catholique, prononçait en réponse à M. le comte Albert de Mun, à la dernière assemblée générale de l’œuvre, où il représentait l’archevêque de Paris. « Il y a dans nos rangs beaucoup d’hommes de bonne foi qui discutent certaines parties de votre système et qui avouent que jusqu’à présent ils n’y voient pas très clair. Ce que j’ai remarqué en général en écoutant ceux qui formulent ces objections, ce n’est pas qu’ils s’élèvent contre le principe ; ils sont d’accord avec vous sur le but, mais c’est qu’ils trouvent que les moyens proposés se confondent presque avec le but à atteindre et que la solution du problème ressemble de trop près à ce qui en est l’énoncé. Je ne veux pas entrer dans la discussion de cette opinion, mais il me suffit qu’elle soit sérieuse, il me suffit qu’elle soit sincère, il me suffit qu’elle soit partagée par des hommes qui pensent comme vous sur les grandes lignes de notre entreprise, pour que je me renferme dans une réserve à laquelle ne sont pas obligés ceux qui sont les initiateurs et qui ont le droit comme le légitime désir de convertir à leur opinion des amis qui hésitent encore. »