Le Combat contre la misère/02

La bibliothèque libre.
Le Combat contre la misère
Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 61-99).
◄  01
03  ►
LE
COMBAT CONTRE LA MISERE

II.[1]
LA PRÉVOYANCE ET LA MUTUALITÉ.

Il y a quelques années, un concours solennel fut ouvert par un financier célèbre auquel les préoccupations de sa brillante carrière n’avaient pas fait oublier son origine saint-simonienne ; et le but de ce concours était expliqué par lui en ces termes : « Justement ému des souffrances sans cesse plus vives des populations laborieuses et indigentes ; convaincu que la misère des masses est la cause directe et permanente de toutes nos révolutions, parce qu’elle résulte d’une mauvaise organisation et d’une application défectueuse des forces sociales ; persuadé que la civilisation moderne, transformée par la science, éclairée par la raison, enrichie par le crédit, vivifiée par la liberté, moralisée par l’égalité, sanctifiée par la fraternité, peut remédier à ce mal organique par de simples réformes pratiques et rationnelles, M. Isaac Pereire fait appel à tous les esprits sérieux et impartiaux et affecte à cette œuvre de hautes études sociales une somme de 100,000 francs qui sera divisée en quatre séries de prix correspondant aux quatre sujets mis au concours. »

L’un de ces quatre sujets était relatif à l’extinction du paupérisme[2]. Le jury institué par M. Pereire, qui comptait dans son sein des académiciens, des sénateurs, des députés, des journalistes, ne fut pas saisi sur ce sujet de moins de quatre cent quarante-trois mémoires, dont six lui parurent mériter un prix ou une mention honorable. Deux de ces mémoires ont été publiés, l’un, par M. Baron, premier prix, sous ce titre : le Paupérisme ; l’autre, par M. Coste, second prix, sous ce titre : Hygiène sociale. Les autres sont restés à l’état de manuscrits. L’appel de M. Pereire avait donc été entendu, et s’il n’a pas eu la satisfaction de décerner lui-même les prix du concours, il a pu emporter en mourant la certitude que ses espérances philanthropiques étaient partagées par un grand nombre d’esprits et que les 100,000 francs généreusement mis par lui à la disposition du jury trouveraient facilement amateurs.

Si j’ai rappelé ce fait un peu oublié du concours Pereire, ce n’est pas que j’aie l’intention de demander exclusivement à MM. Baron et Coste le secret du bonheur des peuples. Je serais d’autant plus embarrassé pour le faire que quelques-uns des remèdes préconisés par M. Baron sont critiqués avec vivacité par M. Coste et réciproquement, ce qui, soit dit en passant, fait honneur à l’impartialité du jury. Mais il m’a paru intéressant de constater qu’il existe, en dehors des révolutionnaires et des utopistes, un certain nombre d’hommes sérieux, instruits, mêlés à la vie, aux affaires, aux réalités des choses et qui espèrent cependant, pour parler comme M. Pereire, « que de simples réformes pratiques et rationnelles peuvent remédier au mal organique de la misère. » C’est bien de ceux-là que se compose l’école appelée par moi, dans une précédente étude, l’école de l’avenir, non pas que j’entende me porter garant de cet avenir, mais parce que ses adeptes ne désespèrent pas de voir s’opérer dans un temps plus ou moins prochain une lente transformation de la société. Cette transformation pourrait s’opérer, suivant eux, soit par la pratique de plus en plus répandue chez les classes laborieuses des vertus d’épargne et de prévoyance et par le développement des institutions de toute nature qui favorisent la pratique de ces vertus, soit par l’extension de ces modes nouveaux de rémunération ou d’organisation du travail qui s’appellent la participation aux bénéfices et la coopération. Puisque M. Pereire a pu trouver quatorze hommes graves qui ont consenti à s’ériger en juges du bien fondé de cette espérance et à lire pour cela quatre cent quarante-trois manuscrits, il vaut assurément la peine de s’en préoccuper après eux. Commençons par rechercher ce que dans le combat contre la misère on peut attendre de la prévoyance.


I

On répète souvent cette parole de Franklin : « Celui qui s’efforce de persuader à l’ouvrier qu’il peut arriver à la fortune autrement que par le travail et l’épargne, celui-là est un menteur et un criminel. » Belle et sage parole, en effet, sage surtout en ce qu’elle ne promet pas la fortune à celui qui travaille et qui épargne, mais en ce qu’elle se borne à l’avertir qu’il n’y a pas pour lui d’autres moyens d’y parvenir. C’est assurément un des progrès les plus sérieux des sociétés modernes d’avoir multiplié, en quelque sorte, sous les pas de celui qui vit au jour le jour des fruits de son travail, les institutions de toute nature qui l’invitent à se priver d’une partie de son gain quotidien pour assurer son avenir toujours incertain. Cette belle vertu de la prévoyance (vertu, à vrai dire, plutôt terrestre que mystique) peut en effet, de nos jours, s’exercer de plus d’une manière. Elle peut prendre la forme de la lente accumulation d’un capital plus ou moins considérable, mais qui demeure tout entier, quelqu’emploi qu’il en fasse, la propriété du thésauriseur : c’est la forme de l’épargne. Elle peut consister, au contraire, dans le prélèvement d’une somme définitivement sacrifiée en échange de la garantie contre un risque éventuel ou incertain quant à l’époque, tel que la maladie, l’accident, la vieillesse ou la mort : c’est la forme de l’assurance. Examinons l’exercice de la prévoyance sous ces deux formes, et parlons d’abord de l’épargne.

Il ne faut pas confondre l’épargne et les caisses d’épargne. S’agit-il d’entraîner la conviction du législateur et de le déterminer à la création des caisses d’épargne postale, il est sans doute fort utile de faire observer qu’on ne compte en France qu’un livret de caisse d’épargne sur 12 habitans, tandis qu’on en compte un sur 11 en Prusse, et un sur 10 on Angleterre. Mais il n’en faudrait pas conclure pour cela que les habitudes d’économie soient moins répandues en France qu’en Angleterre ou en Prusse[3]. Sans méconnaître, en effet, l’intérêt de ces données statistiques, on aurait tort d’en tirer des conclusions précipitées ; il faut en particulier soigneusement distinguer ce qui regarde la population des campagnes et la population des villes, les paysans et les ouvriers. Ce qu’on dirait des premiers pourrait bien ne pas se trouver vrai des seconds. Le paysan est thésauriseur en France autant qu’en aucun pays du monde. L’économie est chez lui une vertu cardinale, volontiers à ses yeux la première de toutes. Un paysan me faisait un jour l’éloge de son fils. Après m’avoir chanté ses louanges sur tous les tons, il finit par ajouter avec émotion : « Et puis, monsieur, il est si intéressé ! » Je ne suis pas sûr, en effet, que la limite qui sépare l’économie de l’avarice soit bien nette dans toutes les âmes rurales, mais il y a bien encore quelques autres vertus qui, poussées à l’excès, deviennent des vices. Or il s’en faut que toutes les économies du paysan prennent le chemin de la caisse d’épargne. Pendant longtemps, il les a gardées chez lui, enfouies au plus secret de sa demeure et de son cœur. Le mot du duc de Morny a été bien souvent répété : « On ne sait pas tout ce qu’il y a d’argent en France dans les vieux bas. » A la vérité, je crains que les vieux bas ne commencent aujourd’hui à se vider. Mais il n’y a pas bien longtemps, ils étaient encore singulièrement bien garnis. Dans un petit canton de France que je connais, un homme d’affaires me racontait qu’il avait reçu, il y a quelques années, le paiement d’une parcelle de terre vendue par lui, en louis d’or dont les plus récens portaient l’effigie de Charles X et les plus anciens ceux de Napoléon Ier. Il y avait donc près de cinquante ans que ces louis étaient enfouis dans quelque cachette, et il avait fallu cette occasion unique peut-être d’une pièce de terre depuis longtemps convoitée pour les en faire sortir. La terre, tel est le véritable placement du paysan, l’objet de ses désirs constans, sa passion dominante, sa maîtresse, disait Michelet ; c’est pour lui la caisse d’épargne par excellence, celle qui garde le plus fidèlement l’argent reçu, et qui tôt ou tard en rend l’intérêt. On peut se convaincre de cette passion du paysan pour la terre par le prix élevé auquel, en ce temps de dépréciation de la grande propriété foncière, continuent cependant d’atteindre les moindres parcelles mises en vente dans les pays où la propriété est déjà divisée. Ceux-là aussi le savent par expérience qui ont eu à traiter avec des paysans pour l’acquisition de parcelles à eux appartenant et enclavées déjà dans un grand domaine. De vente, ils ne veulent pas entendre parler ; il y aurait à leurs yeux une sorte de déshonneur à ne plus rien posséder dans la commune où ils habitent et à devenir de propriétaires rentiers. L’échange est la seule opération à laquelle ils prêtent l’oreille, à condition, bien entendu, qu’elle leur soit avantageuse. Mais il leur faut toujours et avant tout de la terre.

Il est cependant une autre forme de placement pour ses économies qui est entrée peu à peu dans les habitudes du paysan français : c’est l’achat de valeurs mobilières. L’empire a le premier (ou plutôt le second, car la restauration avait déjà donné cet exemple) fait appel directement et sans intermédiaire au crédit public. La république a suivi le même procédé, et bien lui en a pris, car c’est à l’affluence des petites épargnes qu’est dû le prodigieux succès des deux emprunts qui ont servi à la libération du territoire. Dans le petit canton rural dont je parlais tout à l’heure, les versemens en argent furent assez peu nombreux le jour où fut ouverte la souscription au premier emprunt : les paysans se méfiaient. Le lendemain ils s’enhardirent, et on aurait pu les voir descendre au chef-lieu, cachant sous leur blouse qui un gros sac d’écus de 5 francs, qui un petit sac de louis d’or. Grande fut leur déception d’apprendre que la souscription était close, et ils rentrèrent bien vite chez eux cacher leur argent jusqu’à une occasion meilleure, qui ne devait pas tarder à se présenter lors du second emprunt. Toutefois le paysan n’est pas seul à profiter de ces aubaines. Le même spectacle s’offre à Paris, lors des grandes émissions tentées par l’état ou par les établissemens financiers qui inspirent au public une légitime confiance. La composition de ces longues files qui font queue sur le trottoir à la porte du Trésor ou du Crédit foncier, les jours de souscription, montre bien à quel degré les placemens mobiliers sont entrés dans les habitudes de l’épargne populaire. L’homme en blouse ou en veste de travail y coudoie l’homme en redingote, et la femme en bonnet y dispute avec aigreur sa place à la femme en chapeau. Chacun et chacune y apportent leurs économies, et les plus mal mis n’ont pas toujours la bourse la moins bien garnie.

Ce ne sont pas seulement ces appels retentissans adressés, à un jour donné, au crédit public qui absorbent une grande partie de l’épargne de la nation, c’est encore la sollicitation incessante qu’exercent les grandes compagnies de chemins de fer par l’intermédiaire de leurs plus petites comme de leurs plus grandes gares, transformées en bureaux d’émission dont les guichets sont perpétuellement ouverts. Par ce procédé ingénieux, imité, mais avec un bien moindre succès, par l’état lors de la création du 3 pour 100 amortissable, les compagnies de chemins de fer sont parvenues à se créer dans les campagnes comme dans les villes une clientèle modeste, mais fidèle, qui, à partir du jour où ses économies sont représentées pour elle par un titre d’obligation, considère la compagnie débitrice comme son bien, comme sa chose, et prend un intérêt passionné à ses destinées. J’ai vu un jour un vieux paysan, en blouse bleue, en pantalon de velours brun, appuyé sur un gros bâton, assister, dans une sorte de contemplation muette, à cette opération assez monotone qui s’appelle un tirage au sort d’obligations remboursables. On eût dit, à voir son air de stupeur, que quelque opération cabalistique se passait sous ses yeux ; mais sa destinée tout entière y eût été engagée qu’il n’aurait pas semblé y prendre un intérêt plus intense.

Il est une manière fort simple de constater à quel degré l’obligation de chemin de fer est devenue en France un mode d’épargne populaire : c’est de feuilleter tout simplement un de ces gros registres où sont inscrits les noms et prénoms de tous ceux qui, en échange d’un certificat de dépôt, ont confié leurs titres en garde à la compagnie dont ils sont obligataires. Certes, rien n’est aride et monotone comme une longue nomenclature de noms propres suivis d’un simple chiffre, et cependant rien n’est plus varié et plus intéressant si à ces noms et à ces chiffres on demande les secrets d’une vie. Balzac croyait à l’influence fatale du nom sur toute l’existence. Sans aller aussi loin, ne peut-on pas dire cependant que certains ont leur physionomie et racontent d’eux-mêmes leur histoire ? Par exemple, si en feuilletant un de ces gros registres dont je parle, vous rencontrez une mention comme celle-ci : Mlle Durand (Cèlestine), célibataire, majeure : Une obligation, est-ce que vous ne vous sentez pas, par une sorte de seconde vue, en présence d’une brave créature, ouvrière, fille de service, cuisinière, peu importe, qui a fait ce jour-là, dans sa vie, son premier acte de prévoyance et d’empire sur elle-même en apportant à la caisse de la compagnie les trois cents et quelques francs péniblement amassés qu’elle aurait pu dépenser en frivolités ? Intéressez-vous à ce nom ; suivez son histoire de registre en registre, il sera bien rare que vous ne le voyiez pas reparaître, deux ou trois années après, avec la même mention : Une obligation. Nouvel effort de sagesse et d’économie. Puis, quelques années encore s’écoulant, et les intérêts des obligations précédentes, soigneusement accumulés, venant à son aide, elle en achètera peut-être deux d’un coup ; patiemment ainsi vous la verrez continuer jusqu’au jour où elle retirera peut-être d’un coup ses six ou sept obligations, qui représentent un capital de 2,000 à 2,500 francs. Ce jour-là, il s’est probablement passé un grand événement dans cette modeste vie. A-t-elle trouvé un brave garçon qui a bien voulu d’elle, quoique un peu défraîchie, et auquel elle a apporté en dot ses économies ? Devenue vieille, s’est-elle retirée au pays natal, où elle a voulu emporter ses titres pour les serrer dans un des tiroirs de sa commode ? Ou bien va-t-elle essayer de fonder à son tour un petit commerce dont ses économies constitueront le capital roulant ? Il n’importe. Vous devinez derrière ces mentions arides toute une vie de travail, de courage, d’économie, et ce nom vulgaire vous inspire tout à coup un respect inattendu.

J’ai choisi cet exemple ; j’aurais pu en choisir bien d’autres, citer bien d’autres noms d’hommes ou de femmes inscrits sur les registres des grandes compagnies de chemins de fer pour un modeste capital qui peut varier de 300 à 2,000 francs. J’ai eu la curiosité de faire rechercher sur un de ces registres combien, en une seule année et pour une seule valeur, il avait été délivré de certificats en échange du dépôt de une à cinq obligations, c’est-à-dire représentant, en moyenne, un capital de 375 à 1,800 francs. On en a trouvé 4,033 sur un total de 13,007, c’est-à-dire pas loin du tiers du chiffre total. Sans doute, cela ne veut pas dire que les porteurs de ces certificats ne fussent pas propriétaires d’autres valeurs, mais cela montre combien l’obligation de chemin de fer est devenue un placement démocratique et quelle somme considérable les compagnies tirent annuellement des vieux bas. C’est le contraire en Angleterre, et même en Amérique, où les obligations de chemins de fer, à raison du chiffre élevé des coupures, sont demeurées un placement de capitaliste, et c’est là ce qui fait en partie dans notre pays la force des grandes compagnies.

Ainsi la terre et les placemens mobiliers absorbent en France une grande part de l’épargne, plus grande assurément qu’en tout autre pays des deux mondes, et ce serait une erreur capitale que de considérer la fortune des caisses d’épargne comme représentant seule le trésor des économies nationales. Pour le paysan, la terre est un placement favori, les valeurs mobilières un placement habituel ; on pourrait presque dire que, pour lui, la caisse d’épargne, à laquelle il verse cependant, ne vient qu’en troisième ligne. La caisse d’épargne reçoit surtout les économies de celui qui vit au jour le jour de son travail manuel : de l’ouvrier ou, suivant une expression déclamatoire qu’on a parfois le tort d’adopter dans le langage usuel, du prolétaire. Que celui-là soit enrégimenté dans quelque grande exploitation, occupé dans un petit atelier, au sein d’une grande ville, ou perdu dans une modeste échoppe au fond d’un obscur chef-lieu de canton, il est nécessairement un peu à la merci des circonstances, et il doit toujours craindre qu’une interruption dans son travail, une réduction de son salaire, un accident survenant à lui ou à l’un des siens ne le mette dans la nécessité d’entamer le petit capital prudemment amassé par lui. Il tient donc avec raison à ce que ce capital ne soit pas immobilisé, à ce qu’il puisse l’avoir sans cesse sous la main, y puiser, y remettre à son gré. L’ouvrier, et par là j’entends l’ouvrier de la petite comme de la grande industrie, et aussi l’ouvrier rural, est donc le client véritable de la caisse d’épargne. Est-ce un client habituel et fidèle ? L’ouvrier français mérite-t-il, sous le rapport de l’économie, les éloges qu’il est impossible de ne pas accorder au paysan ? On ne saurait le dire, et cependant dire le contraire serait également inexact et injuste, tant l’ouvrier français est un être divers et complexe.

Prenons, par exemple, l’ouvrier de Paris. Affirmer que l’ouvrier de Paris est économe, ce serait faire sourire. Comment le serait-il lorsque, de tous côtés, il est sollicité à la dépense, et lorsque les gros salaires qu’il était (jusqu’à ces dernières années) accoutumé à gagner lui permettaient de satisfaire, sans trop compter, ses fantaisies ? Chose singulière, en effet, et bien connue cependant de quiconque a étudié de près les mœurs de la classe ouvrière, celui qui gagne le plus est souvent celui qui épargne le moins. Ses besoins sont devenus plus grands, ses fantaisies plus impérieuses, il prend l’habitude de ne pas regarder à la dépense, et lorsque le travail vient à cesser, les salaires à diminuer, l’ouvrier qui touchait les salaires les plus élevés est aussi celui qui se trouve le plus au dépourvu, parce qu’il a pris l’habitude « de vivre comme un monsieur. » De très curieuses dépositions ont été faites à ce sujet devant la commission d’enquête des quarante-quatre. Un ouvrier charpentier de Paris, se plaignant de l’exiguïté du salaire de 8 francs, a déclaré qu’il lui était impossible, à lui célibataire, de dépenser moins de 5 francs par jour. Un autre, dressant le budget d’un ménage ouvrier, faisait figurer dans ses dépenses de la volaille, du gibier, des huîtres, de l’eau-de-vie et du tabac. J’ai été moi-même pris à partie devant une autre commission (on sait qu’il n’en manque pas) pour avoir dit qu’on pouvait à la rigueur se nourrir à Paris avec 1 fr. 75 par jour. Et cependant, il faut bien que ce soit vrai, puisque nombre d’ouvrières à Paris ne gagnent que 1 fr. 50. Mais il faut être équitable, et reconnaître que tout se réunit pour pousser l’ouvrier de Paris à la dépense. D’abord la nécessité de manger hors de chez lui, à la gargote. Non-seulement les alimens y sont mauvais et chers, mais c’est le lieu où les entraînemens de la gourmandise et ceux de la vanité l’excitent le plus à se mettre en frais. Il veut paraître se bien nourrir, et si son camarade demande une douzaine d’huîtres ou une bouteille de cacheté, il se piquera d’en faire autant. Ce repas de midi, pris loin de la famille, est le fléau de l’ouvrier de Paris. Aussi ne saurait-on trop louer l’exemple donné par la compagnie d’Orléans, qui, dans un réfectoire construit à cet effet, offre à ses ouvriers, au prix coûtant, une nourriture saine et économique. Viennent ensuite les tentations du cabaret, qui, aussi bien dans le quartier où il travaille que dans celui où il demeure et sur la route du retour au logis, s’ouvre devant lui à chaque pas. Le nombre des débits de boissons qui existent à Paris est effrayant ; il se multiplie chaque jour, surtout depuis que le marchand de vin est devenu une grande puissance politique et que, pour lui complaire, on a proclamé la sainte liberté du cabaret. Certains boulevards extérieurs et certaines grandes artères populaires en sont bordés de porte en porte. Dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, sur trois cent soixante-dix maisons, il y a quatre-vingt-deux cabarets. Est-ce à dire, cependant, que l’ivresse soit un vice bien répandu dans le peuple de Paris ? Ce serait une exagération que de le prétendre. Sans doute il y a beaucoup trop d’ivrognes, toujours trop ; et les membres de la Société de tempérance ont raison d’adresser tous les ans un intéressant bulletin rempli de toute sorte d’objurgations contre ce vilain vice à des gens qui du reste n’y sont guère enclins. Mais comme tout est relatif, il faut reconnaître que par rapport à d’autres centres ouvriers, ou à d’autres capitales de l’Europe, à Londres, par exemple, le nombre des gens pris de boisson qu’on rencontre à Paris n’est point encore trop considérable. L’ivresse féminine est assez rare ; j’ai beaucoup battu la ville, de nuit comme de jour, et il ne m’est guère arrivé d’en voir le dégradant spectacle que dans des bouges particulièrement mal famés. L’ivresse masculine est beaucoup plus fréquente, mais bien souvent elle ne dépasse pas les bornes d’une gaîté un peu bruyante et tapageuse. On peut, ainsi que je l’ai fait quelquefois (pas bien souvent), s’attabler quelques instans au cabaret sans y entendre autre chose que des rires un peu bruyans et des propos un peu grossiers. Ce que l’homme du peuple y va chercher, ce n’est le plus souvent pas l’ivresse, bien qu’il s’expose toujours à l’y rencontrer ; c’est la détente, la distraction, la gaîté ; et lorsqu’il se borne à y entrer au terme d’une rude journée de travail, on peut le regretter pour lui, mais on n’a pas le courage de l’en blâmer trop sévèrement lorsqu’on pense au triste logis qui l’attend. Le cabaret est un peu le club de l’homme du peuple et de tous les moyens de l’en détourner le meilleur est peut-être de lui en offrir un autre. Telle avait été, si je ne me trompe, la pensée qui avait à l’origine présidé à la création des cercles d’ouvriers. On pourrait lui donner aussi une autre forme. C’est ainsi qu’on a créé en Allemagne (et en Suisse également, je crois) des jardins populaires, où l’on ne vend ni vins ni spiritueux et où l’on s’efforce d’attirer le menu peuple par l’attrait de certains jeux. Il existe à Paris, rue de Montreuil, un établissement fondé exclusivement dans une pensée de spéculation privée et en vue de la clientèle allemande, où l’on ne débite que de la bière à deux sous le verre et des gâteaux à un sou. A certaines heures, cet établissement fort démocratique, comme on voit, n’en est pas moins rempli au point qu’il est malaisé d’y trouver un coin de table pour poser son verre. Je suis persuadé que des établissemens de cette nature, quelle que fût la pensée qui présiderait à leur création, et surtout si l’on y joignait une bibliothèque et quelques divertissemens, enlèveraient aux cabarets une grande partie de leur clientèle. Cette clientèle, il ne faut pas se le dissimuler, est énorme. Les soirs de paie surtout, lorsque vient l’heure de la fermeture, les trottoirs des grandes rues populeuses sont encombrés de monde comme la rue Richelieu en plein midi, et c’est pitié de voir parfois de pauvres ménagères qui ont attendu avec impatience la sortie de leurs maris les emmener un peu titubans, tandis qu’elles se demandent sans doute avec anxiété combien elles vont trouver au fond de la bourse pour payer le propriétaire ou le boulanger.

À ces tentations de toutes les grandes villes viennent encore se joindre, pour Paris en particulier, celles des cafés-concerts, des théâtres, des fêtes foraines, et toutes ces occasions de dépenser par-ci par-là quelque argent qui sont si fréquentes dans la vie populaire. Aussi peut-on dire que, dans aucune ville, les habitudes de coulage, pour me servir d’une expression vulgaire, ne sont poussées aussi loin. C’est ce qui explique que, dans cette grande capitale, où les salaires atteignent un taux supérieur à celui de toutes les autres agglomérations urbaines, la moyenne des versemens à la caisse d’épargne ne dépasse pas 78 francs, tandis que pour la France entière la moyenne générale est de 133 francs. Et cependant il serait injuste de dire que la population ouvrière de Paris est absolument étrangère aux habitudes d’épargne et d’économie. Il faut d’abord reconnaître que les économies du toute une partie de cette population ne prennent pas le chemin de la caisse d’épargne. C’est le cas en particulier pour un grand nombre d’ouvriers maçons qui viennent du Limousin, de l’Auvergne, s’établir à Paris quelques années seulement et qui retournent même parfois au pays pendant la belle saison. Un grand nombre de ceux-là s’imposent pendant la durée de leur séjour à Paris une vie de privations extraordinaires, couchant en garni, mangeant dans les fourneaux économiques, et travaillant plus volontiers les dimanches qu’ils ne vont à la guinguette. Tout l’argent qu’ils amassent est rapporté par eux ou envoyé au fur et à mesure au pays. A la première bonne occasion, cet argent s’abattra sur un lopin de terre ; mais même comme placement provisoire, la caisse d’épargne ne leur inspire pas confiance. Quant à la population ouvrière parisienne proprement dite, elle est si complexe, si diverse, qu’on y trouve, à côté d’habitudes prodigues qui paraîtraient insensées à nos gens de la campagne, des exemples tout contraires de patiente accumulation. J’ai déjà eu quelquefois occasion de parler des primes que, depuis quarante ans déjà, la Société philanthropique distribue aux jeunes ouvriers et ouvrières pour faciliter leur établissement. La collection des rapports qui ont précédé la distribution de ces primes est des plus intéressantes et des plus honorables pour la population parisienne. On y peut voir à quelle vie de sagesse et même de privations savent s’astreindre de jeunes ouvriers lorsqu’ils ont devant les yeux la perspective d’arriver un jour à s’établir pour leur compte ; on y peut également admirer les miracles d’économie et d’austère vertu au prix desquels de jeunes ouvrières savent avec un salaire dérisoire pourvoir à leur propre entretien et mettre encore quelques sous de côté. Pour reposer ses oreilles rebattues des déclamations révolutionnaires et pour consoler son âme attristée par une connaissance trop approfondie de la corruption parisienne, il n’est rien de fortifiant et de sain comme la lecture de ces modestes annales du travail ; rien qui proteste plus haut contre le mépris systématique de l’humanité et qui enseigne davantage le respect de l’humble vertu.

II

Ces quelques renseignemens donnés sur les habitudes de la population française au point de vue du placement de ses économies, abordons l’examen de la situation des caisses d’épargne, et ne reculons pas devant l’aridité des chiffres si ces chiffres doivent nous apprendre quelque chose. Une dernière observation toutefois. Le document dont nous allons nous servir, qui est le rapport officiel sur les opérations des caisses d’épargne en 1881, ne comprend que les caisses publiques et ouvertes à tous. Mais il existe sur toute l’étendue du territoire un assez grand nombre de caisses privées : ce sont celles ouvertes par beaucoup de chefs d’industrie au profit de leurs ouvriers dont ils reçoivent les économies et auxquels ils servent souvent un intérêt supérieur à celui des caisses publiques. Il est absolument impossible de savoir à quelle somme se montent les économies déposées dans ces caisses, mais ce chiffre doit être encore assez important et il faudrait en tenir compte si l’on cherchait à faire une évaluation approximative de l’épargne française. Cette réserve faite, arrivons aux caisses d’épargne proprement dites, et, cherchons à découvrir, au milieu de nombreux tableaux statistiques, quelques renseignemens sur lu condition et les habitudes de la classe laborieuse en France.

L’institution des caisses d’épargne remonte, en France, à 1819, c’est-à-dire à ce gouvernement bienfaisant de la restauration, qui, ne fût-ce qu’au point de vue financier, a rendu à la France tant de services méconnus. Mais ce n’est guère qu’à partir de 1835 qu’on peut suivre leur histoire, car c’est seulement à partir de cette date que les documens relatifs à leur situation intérieure ont été coordonnés et publiés. En 1835, il y avait, en France, 153 caisses d’épargne comptant 121,527 déposans, auxquels il était dû une somme de 62,185,676 francs. Depuis lors, le nombre des caisses d’épargne, celui des déposans et celui des sommes déposées, n’a pas cessé d’aller en s’accroissant, et cet accroissement n’a subi de temps d’arrêt que sous l’influence de quelque catastrophe publique. Au 31 décembre 1847, le nombre des caisses d’épargne était de 345, celui des déposans de 736,951, et le chiffre des sommes dues de 396,178,888 francs. Après un ralentissement occasionné par la révolution de février, le mouvement ascensionnel a repris, et, au 31 décembre 1869, le nombre des caisses d’épargne s’élevait à 509, celui des déposans à 2,130,768 et le chiffre des sommes dues à 711,174,836 francs. Nouveau ralentissement amené par la guerre, puis nouvelle reprise et plus rapide que jamais. Au 31 décembre 1881, le nombre des caisses d’épargne était de 541 (auxquelles il faut ajouter 904 succursales), celui des déposans de 4,199,228 et le chiffre des sommes dues de 1,408,903,630 francs, soit, en dix ans, une augmentation de 2 millions dans le nombre des déposans et de 700 millions dans le chiffre des sommes déposées. La crise commerciale et industrielle que nous subissons n’a pas réussi à enrayer ce mouvement. Bien que les tableaux statistiques relatifs aux opérations des caisses d’épargne en 1882 et en 1883 ne soient pas encore publiés, on sait déjà que les opérations ne se sont pas ralenties pendant ces deux dernières années. Au 31 décembre 1883, le nombre des déposans était de 4,535,431 et le chiffre des dépôts de 1,816,088,527 fr. Au 31 décembre dernier, le chiffre des déposans atteignait 5 millions et celui des sommes dues dépassait 2 milliards, somme énorme, si l’on réfléchit à tous les emplois en achats de parcelles de terre, en valeurs ou en dépôts dans des caisses privées que reçoit encore, comme je l’ai déjà dit, l’épargne française à la différence des autres pays. Encore tous ces chiffres sont-ils antérieurs à la mise en vigueur de la loi sur les caisses d’épargne postales, dont le fonctionnement est trop récent pour qu’on puisse bien apprécier l’influence que la création de ces caisses exercera sur le développement de l’épargne. Bien que la loi du 9 avril 1881 ait eu pour résultat l’ouverture de 6,195 nouvelles caisses d’épargne, cependant ces caisses n’ont encore reçu que 137 millions de francs et c’est un chiffre qui peut paraître faible. Mais il faut cependant l’ajouter au chiffre total de l’épargne déposée dans les caisses publiques qui se trouve ainsi atteindre près de 2,200,000,000 de francs. En Angleterre, le nombre des Post Office savinys Banks et des Old savings Banks était, en 1882, de 7,859, le nombre des déposans de 5,964,941, et le chiffre des sommes dues ne dépassait guère deux milliards. Le chiffre de l’épargne française, qui avait été pendant longtemps inférieur à celui de l’épargne anglaise, à cause du beaucoup plus grand nombre des caisses d’épargne, est aujourd’hui, comme on le voit, non seulement égal, mais supérieur.

Cet accroissement ininterrompu de l’épargne est à coup sûr la réponse la plus solide qu’on puisse opposer à ceux qui font de l’état social de la France une peinture par trop sombre. Il est assez difficile de prétendre, en présence de ces chiffres irréfutables, que sous notre régime économique et industriel, la souffrance s’accroît de jour en jour. C’est là, en effet, une assertion à laquelle on peut se laisser entraîner par l’ardeur de la discussion, mais qu’il serait assez malaisé de prouver. Tout au plus pourrait-on soutenir que cet accroissement annuel de l’épargne est plutôt l’indice d’une augmentation de l’aisance que d’une diminution de la misère, ce qui (si singulier que le fait puisse paraître) n’est pas absolument la même chose. Encore faut-il reconnaître que le nombre des individus recevant des secours du bureau de bienfaisance a diminué en France depuis 1871. Il était, à cette date, de 1,608,129 individus ; il n’était plus, en 1881, que de 1,449,021. Mais l’année 1871 est un mauvais point de comparaison, cette année ayant été spécialement calamiteuse et les malheurs de la guerre ayant accru considérablement le nombre de ceux qui ont dû se faire inscrire aux bureaux de bienfaisance. Si l’on borne la comparaison aux six dernières années, on voit au contraire que la population indigente, qui avait décru de 400,000 têtes en chiffres ronds de 1871 à 1875, semble au contraire s’être accrue de nouveau, puisque de 1,247,722 en 1875, elle a passé à 1,449,021 en 1881. Mais il faut tenir compte de ce double fait : d’abord que la population de la France s’est accrue de 766,200 habitans pendant ce laps de temps, ensuite et surtout que le nombre des bureaux de bienfaisance a passé de 13,509 à 14,033, ce qui a dû augmenter nécessairement le nombre des indigens inscrits. De ces rapprochemens entre les chiffres des déposans aux caisses d’épargne et celui des indigens inscrits aux bureaux de bienfaisance, il n’y a donc pas de conclusion bien positive à tirer, puisque ces deux chiffres semblent, dans ces dernières années, s’être élevés en même temps. Le plus sage serait peut-être de dire qu’il semble y avoir dans notre pays, et l’on pourrait ajouter dans toute société complexe, un assez grand nombre, un trop grand nombre assurément, d’individus dont le gain est habituellement au-dessous des besoins et qui, vivant au jour le jour d’un salaire, pour une cause ou pour une autre, insuffisant, sont obligés d’avoir recours à la charité. Mais, à côté de ces individus dont le stock parait difficilement réductible au-dessous d’une certaine quantité, il y en a d’autres, en beaucoup plus grand nombre heureusement, dont l’aisance et aussi les habitudes d’ordre s’accroissent d’une façon ininterrompue depuis un demi-siècle, puisque, leurs besoins satisfaits (et certes ils ne sont pas, sur ce chapitre, moins exigeans que leurs pères), ils trouvent encore moyen d’opérer un prélèvement sur leur gain en vue de l’avenir. Il faut donc avoir l’esprit bien prévenu pour contester que notre siècle assiste à un lent progrès à la fois du bien-être et de la prévoyance, progrès auquel tous ne participent pas et ne participeront sans doute jamais, mais dont il est impossible cependant de fixer à l’avance la limite. J’ajoute qu’il faudrait avoir le caractère bien chagrin pour ne pas s’en réjouir.

Ceci dit, dans quelle mesure est-il permis de considérée l’épargne comme un remède et comme un préservatif contre la misère ? Pour poser la question sous une autre forme, quel est le capital qu’un homme, vivant du travail de ses bras, peut accumuler son par son en vue de se prémunir contre les conséquences de la maladie et du chômage et d’assurer le pain de sa vieillesse ? Sans doute, c’est une question qui n’est point capable d’une solution absolue, puisque la somme que chacun peut épargner dépend d’une foule de circonstances accessoires, et non pas seulement de la quotité de son gain, mais aussi des charges qui pèsent sur lui. Un peu de statistique peut cependant nous éclairer à ce sujet. Prenons, par exemple, l’Annuaire statistique de la France et, sans ajouter une foi trop absolue aux moyennes, voyons quel est le taux des salaires dans les principales industries. L’Annuaire statistique de 1884 donne la moyenne des salaires dans soixante-deux professions appartenant à la petite industrie, tant à Paris que dans les villes des départemens. Il donne également, pour la première fois, les salaires des ouvriers et ouvrières employés dans les principales branches de la grande industrie, à l’exception des mines et de la métallurgie. Rechercher, profession par profession, en prenant ces chiffres comme point de départ, quelle somme annuelle peut être dans chacune consacrée à l’épargne serait une besogne à la fois fastidieuse et illusoire. Bornons-nous à quelques chiffres sommaires. Pour les hommes et en dehors de Paris, le salaire ordinaire moyen dans la petite industrie serait de 3 fr. 37 par jour. Mais on n’arrive à cette moyenne qu’avec des écarts très sensibles entre les différentes professions. C’est ainsi que, dans un assez grand nombre de métiers (bijoutiers, boulangers, chapeliers, ébénistes, forgerons, imprimeurs, maçons, peintres en bâtimens, scieurs de long, sculpteurs, selliers, etc.), les salaires dépassent 4 fr. Au contraire, dans un beaucoup plus grand nombre d’autres, le salaire ordinaire n’atteint pas 3 francs. Or, sur un salaire de 4 francs, l’épargne est assurément possible ; sur un salaire de moins de 3 francs, elle n’est guère aisée (et encore je ne parle que d’un individu seul). A Paris, la moyenne des salaires est sensiblement plus élevée. Dans un grand nombre de professions elle atteint, pour quelques-unes même elle dépasse 7 fr. (on se souvient peut-être des détails dans lesquels je suis entré à ce sujet dans une précédente étude). Il est vrai que, pour d’autres, moins favorisées, elle dépasse à peine ou même n’atteint pas 4 francs. La moyenne générale est cependant de plus de 5 francs. Mais il faut tenir compte aussi de ce fait que les conditions générales de la vie sont plus chères ; et soit à cause de cela, soit, je le crains, surtout pour d’autres raisons, la moyenne de l’épargne est, comme je l’ai déjà dit, beaucoup moins forte à Paris qu’ailleurs.

Les chiffres que je viens de donner ne concernent que les hommes. Ainsi qu’on doit s’y attendre, la moyenne est très inférieure lorsqu’il s’agit des femmes. Dans onze professions de la petite industrie recensées en province, le salaire maximum des femmes est de 2 fr. 24, le salaire minimum de 1 fr. 45, le salaire moyen de 1 fr. 77. A Paris, ces chiffres s’élèvent un peu ; le salaire maximum dépasse 4 francs ; le salaire moyen atteint presque 3 francs, le salaire minimum descend assez rarement au-dessous de 2 francs, sauf cependant dans deux ou trois professions auxquelles s’adonnent malheureusement un trop grand nombre de femmes, entre autres celle de lingère et de couturière, où le salaire s’abaisse jusqu’à 1 fr. 50 : Avec de pareils chiffres il ne saurait guère, à moins d’une vertu surhumaine, être question d’épargne, mais de cette vertu surhumaine les femmes ne sont pas incapables. La statistique générale des caisses d’épargne ne donne malheureusement pas le nombre des livrets appartenant à des femmes, mais la statistique des caisses d’épargne postale indique que sur 207,710 déposans, il y a eu 80,568 femmes. C’est là une proportion qui, vu l’exiguïté de leurs salaires, est certainement à leur honneur.

Voilà pour les salaires de la petite industrie. On voit que, dans un grand nombre de professions, la quotité de l’épargne doit être assez limitée. Pour la grande industrie, la statistique donne la moyenne des salaires dans trente professions. La moyenne générale est ici de 5 fr. 40 pour les contremaîtres ; de 4 fr. 14 pour les surveillans ; de 3 fr. 54 pour les ouvriers proprement dits ; de 2 fr. 85 pour les hommes de peine. Pour les femmes, la moyenne est de 1 fr. 76. Dans l’industrie des mines, la moyenne des salaires est à peu près la même. Elle est, je crois, plus élevée dans la métallurgie. Mais, d’une façon générale, les écarts entre les salaires des différentes catégories d’ouvriers sont moins sensibles dans la grande industrie que dans la petite, et, par conséquent, les moyennes approchent de plus près la réalité. On en peut conclure que l’épargne est facile pour les contremaîtres et surveillans, difficile pour les ouvriers ordinaires, presque impossible pour les femmes. C’est ce qui explique que, dans les départemens de France où la grande industrie compte le plus grand’nombre d’ouvriers, la moyenne de la somme due par livret soit inférieure à la moyenne générale de la France, qui est de 335 francs. Cette moyenne est de 307 francs dans la Seine-Inférieure, de 298 dans le Nord, de 295 en Saône-et-Loire, de 267 dans le Rhône, de 238 francs dans le Pas-de-Calais. Dans le département de Meurthe-et-Moselle, où l’industrie dominante est la métallurgie, la moyenne se relève un peu ; elle est de 376 francs, soit de 41 francs au-dessus de la moyenne générale.

Ces appréciations tirées des moyennes peuvent, je suis le premier à le reconnaître, paraître un peu vagues et superficielles. Il est un autre procédé peut-être plus sûr auquel on peut avoir recours pour mesurer le pouvoir de l’épargne, c’est d’étudier un grand nombre de situations individuelles, par exemple, de faire la balance des recettes et des dépenses d’un certain nombre de ménages. C’est la méthode des monographies élargie. Ce travail a été fait pour Paris par M. Cacheux, ingénieur des arts et manufactures, à un point de vue un peu spécial il est vrai. M. Cacheux est un des fondateurs de la société immobilière de Passy-Auteuil, qui poursuit le but très louable d’améliorer les logemens des ouvriers à Paris, et de les amener en même temps à la propriété foncière en leur demandant pour les maisons qu’elle leur loue le paiement d’une annuité qui comprend le prix d’achat réparti sur vingt années. M. Cacheux a voulu se rendre compte combien sur 1,000 ménages dont le budget a été étudié par lui, il en trouverait qui pourraient payer l’annuité de 400 francs demandée par la société de Passy-Auteuil. « J’ai constaté, dit-il, avec regret, qu’il y en a bien peu réalisant des économies. » Sur ces 1,000 ménages, M. Cacheux a constaté, en effet, qu’il n’y en avait que 129 ayant un excédent annuel de recettes. Sur ces 129, M. Cacheux estime que 33 auraient pu, en joignant à la somme déboursée nécessairement pour leur loyer leurs économies annuelles, payer l’annuité de 400 francs par an ou plus. La moyenne des loyers étant de 250 à 300 francs, il faut compter que l’économie annuelle de ces 33 familles privilégiées était de 100 à 150 francs par an, ce qui en vingt ans ferait (non compris, il est vrai, les intérêts qui pourraient être accumulés) une somme de 2,500 à 3,000 fr. Les 96 autres familles économisaient moins de 100 francs par an ; enfin 871 n’économisaient rien du tout.

Au surplus, la statistique elle-même des caisses d’épargne nous donne, sur les chiffres auxquels l’épargne peut atteindre, des renseignemens intéressans qui ne représentent pas des moyennes, mais des données positives. Ce chiffre de 1,408,903,630 francs qui existait, au 31 décembre 1881, dans les caisses d’épargne, se répartit entre 4,199,228 livrets. Mais la répartition par tête est, comme on peut le penser, très inégale. La loi du 9 août 1881 a porté de 1,000 à 2,000 francs le maximum de la somme que les caisses d’épargne peuvent recevoir en dépôt. Mais le nombre des déposans dont le crédit est supérieur à 1,000 francs ne s’élève qu’à 466,211, soit environ 11 pour 100 du chiffre total. Le nombre des déposans ayant un crédit qui s’élève de 500 à 1,000 francs est de 792,556, soit environ 19 pour 100 du chiffre total. Au contraire, le chiffre des déposans dont le crédit est de 500 francs ou au-dessous, est de 2,940,461, soit 70 pour 100 du chiffre total. La très grande majorité des dépôts à la caisse d’épargne se compose donc de petites sommes, et c’est là, après tout ce que nous venons de constater, un résultat qui ne saurait surprendre beaucoup. Un assez grand nombre de ces livrets ne représente même que des sommes extrêmement faibles, à peine un petit pécule permettant à celui qui en est détenteur de résister pendant quelques jours à la maladie ou au chômage. « J’ai mangé toutes mes économies ! » Que de fois cette phrase familière ne vous a-t-elle pas été dite par quelqu’un de ces pauvres diables auxquels la vie n’a pas été clémente, sur lesquels la mauvaise chance s’est abattue et qui ont sombré sur l’écueil de la misère ! Il ne faut pas grand temps, en effet, pour manger une couple de cent francs lorsque le travail ne va pas, ou lorsque le pharmacien réclame toutes les semaines le paiement de sa note. C’est la véritable utilité de l’épargne de permettre au travailleur de passer ces mauvais jours sans être obligé d’avoir recours au crédit et sans contracter des dettes dont le fardeau continuerait de peser lourdement sur son existence. Pour quelques-uns même, mais ceux-là sont des privilégiés, l’épargne joue un rôle plus important. A un certain moment, elle peut les aider à constituer cette première mise de fonds, ce capital embryonnaire qui sera pour eux le commencement de l’aisance et même de la fortune. Il y a dans notre société nombre d’exemples d’hommes qui sont partis des rangs les plus humbles des travailleurs et qui sont parvenus les uns au sommet, les autres à différens degrés de l’échelle industrielle. La constitution d’un petit fonds à la caisse d’épargne leur a souvent servi à franchir le premier échelon. Mais tous n’y parviennent point, pas plus que tous les soldats, pour avoir le bâton de maréchal de France dans leur giberne, n’arrivent à être généraux de division ou même colonels. Le plus grand nombre, parmi les meilleurs, reste caporal ou sergent. Il en est de même de l’ouvrier, dont un livret de caisse d’épargne est le premier galon. Pour le plus grand nombre, la somme déposée est une réserve pour les mauvais jours, réserve bien vite épuisée si les mauvais jours se prolongent. A supposer même que ce dépôt puisse rester intact et s’accroître chaque année, un moment viendra cependant où il faudra nécessairement l’entamer : c’est quand le dos se voûtera, quand les membres se raidiront, quand la vue deviendra faible, en un mot, quand la vieillesse arrivera. Or, la vieillesse vient vite pour le travailleur. Après vingt-cinq ou trente ans de labeur, c’est-à-dire à partir de cinquante-cinq ou soixante ans, l’homme commence à s’user ; encore quelques années, il deviendra impropre à tout travail rémunérateur, et cependant il pourra vivre un certain nombre d’années encore. C’est à ce moment-là que son livret de caisse d’épargne lui servira, pour ne pas tomber à la charge de sa famille ou de la charité publique. Mais combien de temps pourra durer cette ressource ? S’il entame le capital, ne s’expose-t-il pas, au bout de quelques années, à ce que ce capital soit entièrement dévoré ? Et, d’un autre côté, comment vivre uniquement avec les 80 francs de revenu d’un capital de 2,000 francs, chiffre auquel, nous l’avons vu, ses économies atteignent bien rarement. L’insuffisance de l’épargne individuelle pour assurer à elle seule la vieillesse du travailleur, paraît donc, dans un grand nombre de cas, trop évidente. Ceux-là même le reconnaissent qui ne désespèrent cependant pas de « remédier au mal organique de la misère par de simples réformes pratiques et rationnelles. » « Si j’ai salué avec joie, dit M. Baron (premier prix du concours Pereire), le progrès remarquable de l’institution des caisses d’épargne, si je proclame tous les services qu’elle a rendus et qu’elle est appelée à rendre encore, surtout dans le sens du développement dans les classes pauvres de l’esprit d’ordre et d’économie, je suis forcé de reconnaître qu’elle est insuffisante pour assurer aux ouvriers ce qui leur manque le plus… Excellente pour le présent, elle ignore l’avenir et ne s’en préoccupe pas. » Même pour le présent, c’est-à-dire pour garantir l’ouvrier contre les conséquences d’un trouble imprévu apporté dans son travail par la maladie ou l’accident, l’épargne ne saurait avoir qu’une efficacité limitée à son chiffre même. Bien vite elle s’épuise ; vienne un second accident, c’est la misère. Aussi la philanthropie moderne a-t-elle eu raison de chercher s’il n’existait pas contre les mauvaises chances de la vie quelque préservatif plus efficace, et ce préservatif, elle croit l’avoir trouvé dans la mutualité, principe nouveau dont on paraît espérer beaucoup. « Quand on découvre, dit M. Coste (second prix du concours Pereire), les effets certains de la mutualité et qu’on pressent ses résultats possibles, il semble que l’on pénètre dans un monde merveilleux où le rêve le plus idéal prend la consistance et la réalité de la vie. » Pénétrons à notre tour dans ce monde merveilleux, et voyons ce que nous allons y découvrir.


III

La mutualité, c’est-à-dire la mise en commun de ressources sur lesquelles tous ont théoriquement un droit égal, mais auxquelles tous ne font pas appel (ou tout au moins pas dans la même proportion) peut prendre deux formes : la mutualité du crédit et la mutualité de la prévoyance. Je ne parlerai pas ici de la mutualité du crédit non-seulement parce qu’il n’existe en France que peu ou point d’institutions de crédit mutuel (sauf, paraît-il, une petite banque à Lyon), mais parce que les établissemens de ce genre, comme les banques populaires fondées en Allemagne par M. Schulze-Delitsch, celles organisées en Italie sous l’influence de M. Vigano, peuvent être par elles-mêmes des créations très utiles, mais ne sauraient, suivant moi, compter parmi les institutions destinées à prévenir ou soulager la misère. Ces banques ont, en effet, mis en pratique, et fort sagement au point de vue de la gestion de leurs affaires, le dicton populaire : « On ne prête qu’aux riches. » Elles s’inquiètent avant tout, et elles ont grandement raison, de la solvabilité de l’emprunteur, de l’état de ses affaires ; souvent même elles lui demandent de fournir une caution ; s’il est au contraire talonné de près par la misère, elles ne feront rien pour lui. Aussi l’ouvrier proprement dit ne se présente-t-il que très rarement à leurs guichets ; s’il y frappe avec succès, c’est en général qu’il est à la veille de s’élever un peu au-dessus de la condition de salarié pur et simple. Ainsi, en Allemagne, sur 398,478 membres de ces banques populaires, ou ne comptait d’après une statistique récente, que 19,302 ouvriers véritables. En un mot, ce sont, comme le leur reprochait Ferdinand Lasalle, des institutions bourgeoises, ce qui n’est pas un crime en soi-même, mais ce qui me dispense d’en parler quant à présent.

Il en est tout autrement de la mutualité de la prévoyance. Tout homme vivant exclusivement du travail de ses bras est exposé au risque de la maladie et de l’accident, il peut redouter une mort prématurée, enfin il a devant lui la perspective des infirmités et de la vieillesse. Contre ces différens risques (la vieillesse elle-même est un risque puisque tous n’y arrivent point), il peut chercher à se prémunir en prélevant tous les ans une certaine somme qui sera mise et gérée en commun avec les prélèvemens de ceux qui sont exposés aux mêmes risques que lui, et comme tout le monde n’est pas victime d’une maladie ou d’un accident, comme tout le monde ne meurt pas avant l’âge, ou au contraire n’arrive pas à la vieillesse, il aura, le cas échéant, le bénéfice non pas seulement de sa prévoyance, mais encore de la prévoyance d’autrui. C’est le principe de l’assurance, qui tend de plus en plus à entrer dans nos mœurs, mais qui n’a certainement pas encore pris tous les développemens dont il est susceptible. Bornons-nous à rechercher les applications que ce principe peut recevoir dans la vie populaire.

De toutes les formes d’assurance la plus répandue dans le peuple, c’est l’assurance contre la maladie. Les sociétés de secours mutuels ne sont pas autre chose, en effet, que des sociétés d’assurances contre le risque de maladie. Sous un nom ou sous un autre, ces sociétés ont existé de tout temps. M. Emile Laurent, dans son livre sur le Paupérisme et les Associations de prévoyance, en trouve la trace dans les anciennes ghildes germaniques, et c’était assurément une des meilleures coutumes des anciennes corporations que les secours distribués par elles entre leurs membres malades ou indigens. C’est donc une prétention moderne passablement outrecuidante que celle d’avoir inventé la mutualité. Ce qu’on peut soutenir, c’est, que de notre temps, elle s’est étendue, précisée, et qu’elle est devenue susceptible d’une application presque scientifique. Je ne m’attarderai pas à exposer la législation qui régit aujourd’hui les sociétés de secours mutuels, et qui les divise en sociétés reconnues, approuvées, et autorisées. Cette législation est à la veille d’être modifiée ; un nouveau projet de loi adopté par la chambre des députés et fort heureusement modifié par la commission du sénat au rapport de M. Léon Say, étant actuellement en discussion au Luxembourg. Il sera plus intéressant de constater le développement qu’ont pris les sociétés de secours mutuels sous le régime de la législation ancienne. Nous y trouverons encore quelques argumens à opposer à une appréciation trop pessimiste de notre état social et économique. Sans remonter au-delà de 1852, c’est-à-dire de l’année qui a fixé la législation des sociétés de secours mutuels, nous voyons qu’à cette date le nombre des sociétés approuvées ou autorisées était de 2,655, celui de leurs membres honoraires ou participans de 318,256, et leur avoir de 12 millions en chiffres ronds. Depuis cette époque, leurs sociétés de secours mutuels ont été en grandissant, sauf un ralentissement passager dû aux malheurs de la guerre, qui a fait descendre le nombre de leurs membres de 913,633 en 1809 à 791,901 en 1871 et leur avoir de 55 millions à 52. Mais le mouvement ascensionnel n’a pas tardé à reprendre. Au 31 décembre 1882, le nombre des sociétés de secours mutuels était de 7,269, le nombre de leurs membres de 1,180,751, et l’avoir de ces sociétés de 82,811,476 francs. Les chiffres détaillés pour l’année 1883 ne sont pas encore publiés, mais on sait déjà que le nombre des membres de ces sociétés s’est augmenté de 24,000 et leur avoir de 7 millions, ce qui, au commencement de l’année 1884, portait en nombre rond leur personnel à 1,187,000 et leur avoir à 90 millions. Cet accroissement ininterrompu démontre un progrès dans les habitudes de prévoyance des classes laborieuses et aussi un progrès dans leur aisance, puisque l’affiliation à une société de secours mutuels exige un prélèvement régulier sur le salaire annuel. En présence de ces chiffres comme en présence de l’accroissement de l’épargne populaire, il est bien difficile de continuer à soutenir que le paupérisme s’accroît de jour en jour, et s’il ne faut pas se lasser d’émouvoir la compassion publique sur les trop nombreuses misères dont notre temps est affligé, il faut savoir se refuser les argumens tirés de la comparaison avec un passé qui avait aussi les siennes.

Si ces chiffres sont satisfaisans par eux-mêmes, il ne faut cependant pas méconnaître que, sous le rapport du développement de la mutualité, la France est en retard par comparaison avec les autres pays. Il y a déjà longtemps que M. Gladstone évaluait à 30,000 le nombre des friendly societies anglaises et leur avoir à 700 millions de francs. Ces chiffres n’ont fait que s’accroître depuis lors, et ils doivent être plus considérables encore si l’on tient compte de ce lait que les trades unions ont fort heureusement pris en grande partie le caractère de sociétés de secours mutuels. A quoi tient ce lent développement de la mutualité en France ? A bien des causes sans doute. Au peu d’aptitude de notre pays pour l’association, aux formalités compliquées de nos lois générales et spéciales sur la matière, mais peut-être aussi à certains préjugés qui règnent encore dans la classe ouvrière à l’encontre des sociétés de secours mutuels. Une déposition bien curieuse a été faite à ce sujet devant la commission des quarante-quatre par un orateur attitré de réunion publique, auquel le président de la commission a cru devoir décerner je ne sais pourquoi, cet éloge, « qu’il traitait ces questions d’une façon tout à fait supérieure. » Le citoyen F… a reproché aux sociétés de secours mutuels de développer l’égoïsme chez leurs membres, de détruire l’esprit de solidarité, et il en a donné pour preuve ce trait assez curieux que les membres inscrits à une société de secours mutuels refusaient de participer à toute souscription en faveur d’un camarade victime d’un accident. Il a ajouté que la société de secours mutuels, fondée dans la corporation à laquelle il appartenait (celle des peintres en bâtimens) ne faisait aucun progrès et que, pour sa part, il s’en félicitait. Fort heureusement, il n’en est pas ainsi dans toutes les corporations, et les vues supérieures du citoyen F… ne sont pas adoptées par tous les ouvriers.

Comment se décompose ce personnel des 1,152,208 membres affiliés aux sociétés de secours mutuels ? Il en faut défalquer d’abord les membres honoraires qui versent une cotisation sans avoir droit aux secours. Ils sont au nombre de 160,516. Je reviendrai tout à l’heure sur leur rôle et montrerai l’efficacité de leur intervention ; mais ne parlons pour l’instant que des membres participans. Ceux-ci se divisent en 832,172 hommes et 156,520 femmes. Cette disproportion entre le nombre des hommes et celui des femmes est un des côtés les plus saillans, et, disons-le tout de suite, les plus défectueux de l’organisation des sociétés de secours mutuels. En effet, sur 7,279 sociétés, il n’y en a que 1,579 comprenant des hommes et des femmes ; quant à celles ne comprenant que des femmes, leur nombre ne dépasse pas 280. Pourquoi si peu de femmes affiliées aux sociétés de secours mutuels ? Il y a à cela plusieurs raisons. La première n’est pas à l’honneur des hommes : c’est leur répugnance à ouvrir aux femmes les rangs des sociétés fondées par eux, les femmes étant réputées plus sujettes aux maladies que les hommes et, par conséquent, plus onéreuses à la société. La raison fût-elle bonne, elle n’en serait que plus mauvaise, car plus les femmes sont sujettes aux maladies ; plus il serait à désirer de les voir entrer dans les sociétés de secours mutuels (dût-on élever un peu la cotisation) ; mais encore n’est-elle pas fondée en expérience, car la statistique a démontré que si les maladies des femmes sont plus fréquentes, en revanche, elles sont de plus courte durée, ce qui rétablit l’équilibre. Cette raison n’est pas la seule, car rien n’empêche les femmes de fonder des sociétés de secours mutuels à elles spéciales. Pourquoi ne le font-elles pas, du moins en plus grand nombre ? Sans doute par défaut de prévoyance et d’initiative, par la difficulté de s’entendre et de se grouper, de tenir des réunions, d’administrer un fonds social. Mais je crains que la principale raison ne soit que beaucoup de femmes ne parviennent pas à mettre de côté, tous les ans, la modique somme (10 francs en moyenne), qui est nécessaire pour payer la cotisation annuelle. Bien des fois, j’ai eu occasion de consulter combien les salaires féminins sont dérisoires. Comment s’étonner qu’une femme qui gagne à peine de quoi subvenir à son entretien n’ajoute pas encore à ses charges une dépense annuelle et qu’elle peut croire inutile ? Et cependant personne n’a plus besoin qu’elle d’être assurée comme les risques de maladie, puisque son budget, à peine en équilibre, n’en saurait supporter les dépenses. C’est ici que nous touchons au point faible du remède qu’on cherche dans la mutualité. Ce remède n’est pas, en effet, à la portée de tout le monde, et ceux-là précisément qui en ont le plus besoin sont ceux qui ne peuvent y avoir recours. Tel est le cas d’un grand nombre de femmes. Aussi, par une conséquence toute naturelle, sont-elles inscrites sur les listes des bureaux de bienfaisance en beaucoup plus grand nombre que les hommes. A Paris, en particulier, la proportion est presque du simple au double. On voit tout de suite que la partie la plus nombreuse, et on peut dire la plus intéressante de la population indigente, demeure en partie exclue des bienfaits de la mutualité. J’ajoute que la mutualité deviendrait insuffisante si tous ceux qu’elle doit secourir étaient atteints en même temps. C’est ainsi qu’une société de secours mutuels contre la maladie ne pourrait continuer ses opérations si tous ses membres étaient frappés en même temps par une épidémie. La même raison est cause qu’il ne sera jamais possible de fonder une société de secours mutuels sérieuse contre le chômage, j’entends le chômage général résultant d’un ralentissement prolongé dans le travail national ou de la décadence d’une industrie en particulier. Or le chômage est la plus terrible cause de misère. La puissance de la mutualité a donc des bornes, et l’on rencontre assez vite les limites de ce monde merveilleux qui enthousiasme si fort M. Coste. C’est là une indication qu’il fallait donner pour demeurer dans la vérité. Revenons maintenant aux sociétés de secours mutuels contre la maladie.

L’actif des sociétés de secours mutuels est, nous venons de le voir, considérable. Quel est l’emploi de cet actif ? Il faut distinguer dans les dépenses des sociétés de secours mutuels les dépenses qui sont obligatoires de celles qui sont facultatives. Les dépenses obligatoires, c’est-à-dire qui sont de l’essence même de ces sociétés et consacrées par les statuts de chacune, sont les indemnités de maladie aux sociétaires, les frais de médecins et de médicamens et les frais funéraires. À ces dépenses le plus grand nombre des sociétés de secours mutuels en ajoutent d’autres qui sont des secours aux veuves et orphelins, aux infirmes et aux incurables. Enfin un certain nombre de sociétés assurent à leurs sociétaires des pensions de retraite. Ce serait surcharger ce travail de chiures inutiles que d’indiquer article par article le montant de chaque nature de dépenses en 1882. Ce qui est intéressant, c’est de rechercher dans quelle mesure l’application pure et simple du principe de la mutualité parvient à y faire face. Ne prenons comme exemple que les sociétés approuvées, qui sont les plus nombreuses. Dans les sociétés composées exclusivement d’hommes, la cotisation moyenne est de 14.43. La dépense moyenne par sociétaire, en ne tenant compte que des dépenses obligatoires (indemnités de maladie, frais médicaux et funéraires), est de 13.47. Si l’on ajoute à ces dépenses les dépenses dites facultatives, mais qui sont de pratique constante dans les sociétés de secours mutuels (secours aux veuves, aux orphelins, aux infirmes, aux incurables), la dépense par sociétaire s’élève à 16.75, soit un chiffre supérieur de plus de 2 francs à la cotisation moyenne. Pour les femmes l’écart est encore plus grand ; la cotisation moyenne est de 10.14, ne parvenant même pas à couvrir le chiffre des dépenses obligatoires, qui est de 11.33, et demeurant de 3.37 au-dessous du chiffre des dépenses obligatoires et facultatives réunies, soit 13.71[4]. De ces chiffres ressort avec évidence l’insuffisance de la mutualité à subvenir aux dépenses qui, obligatoires ou facultatives, sont de l’essence même des sociétés de secours mutuels. Aux ressources qu’elle peut fournir il en faut ajouter d’autres, d’une origine toute différente. Ce sont les dons et legs, les subventions de l’état et, ressource permanente et abondante des sociétés de secours mutuels, les cotisations des membres honoraires qui versent dans la caisse et n’y puisent jamais. En un mot, il faut que la libéralité (je ne veux pas, quant à présent, employer le mot propre) se joigne à la mutualité pour que les sociétés de secours mutuels puissent faire face à leurs dépenses essentielles. A plus forte raison en est-il ainsi pour colles, en assez grand, nombre aujourd’hui (67 pour 100), qui assurent à leurs sociétaires des pensions de retraite plus ou moins élevées à partir d’un certain âge. Cela ressort avec évidence des chiffres suivans.

Le fonds de retraites des sociétés de secours mutuels s’élevait au 31 décembre 1882 à 45 millions (chiffres ronds), provenant pour 21 millions de versemens opérés depuis l’origine par les sociétés, et pour le reste de subventions de l’état et d’intérêts capitalisés. Or, pour ne pas remonter au-delà de 1871, les sociétés n’ont versé à la caisse des retraites depuis cette date que 13 millions, tandis que, de l’autre main, elles en recevaient 15 de leurs membres honoraires. Ce sont donc les cotisations des membres honoraires qui ont fourni aux sociétés de secours mutuels l’excédent de recettes avec lequel elles ont pu opérer des versemens à la caisse des retraites, et comme ce sont ces versemens qui ont déterminé les subventions de l’état et produit des capitalisations d’intérêts, on peut dire que le fonds de retraite des sociétés de secours mutuels est dû exclusivement aux membres honoraires. Le rôle de la mutualité a été ici d’éveiller, d’intéresser, de provoquer la libéralité ; mais il ne faut point faire honneur à ce principe de conséquences qui ne sont point en lui dans l’espèce. « Les sociétés de secours mutuels, dit M. Baron, peuvent donner aux classes laborieuses les soins en cas de maladie ou d’infirmité avec l’indemnité nécessaire à la famille ; mais il faut bien se convaincre qu’elles ne peuvent donner que cela. » Il a raison.

La maladie menace tout le monde. Aussi la clientèle des sociétés de secours mutuels comprend-elle des individus de toutes les professions. Il est un autre risque qui est plus spécial aux ouvriers, c’est l’accident. Cependant les sociétés de secours mutuels n’assurent pas contre l’accident : j’entends contre l’incapacité de travail absolue ou relative qui peut en résulter. Aussi l’assurance contre l’accident n’est-elle guère répandue en France, à l’inverse de l’Angleterre, où elle est entrée tout à fait dans les mœurs. Il n’y a que très peu de compagnies d’assurances qui aient ajouté cette branche à leurs opérations, et les assurances qu’elles consentent sont presque toujours des contrats d’assurance collectifs souscrits par des patrons qui veulent être garantis contre les conséquences de leur responsabilité en cas d’accidens survenus à leurs ouvriers. Deux considérations ont jusqu’à présent arrêté bon nombre de compagnies : d’abord la difficulté de donner à ce contrat spécial d’assurance une base scientifique, ensuite les projets de loi en cours de délibération, qui, remaniant les principes de la législation, feraient peser sur le patron la présomption de faute, et modifieraient ainsi la base essentielle des contrats. Quant au contrat d’assurance individuel, il est assez peu répandu ; l’état lui-même, malgré les avantages considérables qu’il offre, ainsi que nous allons le voir, à ceux qui veulent se faire assurer, n’a pu triompher sur ce point de l’inertie des intéressés.

Aux termes d’une loi du 11 juillet 1868, tout individu qui verse à la caisse d’assurance en cas d’accident une cotisation annuelle variant de 3 francs à 8 francs, a droit, en cas d’incapacité de travail, à une pension viagère qui peut s’élever, suivant l’âge et le chiffre de la cotisation, de 150 à 624 francs. Avec un chiffre de cotisation aussi faible, une pension aussi élevée ne saurait être assurée aux cliens de la caisse, si l’état n’intervenait pour doubler le chiffre auquel chaque assuré aurait eu droit, d’après un calcul dont les données ne laissent pas d’être fort incertaines et aléatoires. Il est impossible de savoir jusqu’à quel chiffre de dépenses l’état se serait trouvé entraîné par la création de cette caisse si, tentés par ces avantages, les ouvriers avaient en grand nombre afflué à ses guichets. Mais c’est précisément le contraire qui est arrivé. Depuis sa création en 1869 jusqu’en 1882, c’est-à-dire en treize ans, la caisse n’avait reçu que 7,506 cotisations. En 1882, ces cotisations ne se sont élevées qu’à 1,654. Ces chiffres sont tout à fait dérisoires par rapport à la quantité considérable d’ouvriers employés dans des industries plus ou moins dangereuses. On peut dire que la création de cette caisse, un peu périlleuse peut-être pour l’état, mais très utile pour les classes ouvrières, a été un échec. A quoi tient cet échec ? En partie peut-être à la complication des formalités à remplir pour opérer un versement et surtout pour obtenir la liquidation d’une pension, mais principalement à ce que l’existence même de l’institution est inconnue de la grande masse des travailleurs. Il n’est même pas certain que tous les agens des finances ayant qualité pour recevoir les versemens en connaissent bien le mécanisme et les règlemens. Si une compagnie d’assurances parvenait à offrir de pareils avantages, elle ne manquerait pas d’attirer le public à ses guichets par une publicité incessante. L’état s’est borné à créer la caisse, puis il ne s’est plus occupé de ses destinées. Aussi un congrès régional d’ouvriers demandait-il, il n’y a pas longtemps, la création d’une caisse nationale qui assurât le travailleur contre les accidens, c’est-à-dire précisément ce qui existe. Ceux qui ont souci des finances de l’état peuvent se réjouir que l’institution ne soit pas plus connue ; à un autre point de vue, on pourrait souhaiter qu’elle le fût davantage. Mais je ne puis pas m’empêcher de faire remarquer, en passant, que des avantages qu’elle procure, il ne faut pas faire honneur à la mutualité, puisque la libéralité de l’état y entre pour moitié : la mutualité seule n’y suffirait pas, et ici encore nous aurions trouvé assez rapidement les limites de sa puissance. Arrivons maintenant à ce qui est, ou plutôt à ce qui devrait être le grand souci de l’ouvrier : à la vieillesse.


IV

La vieillesse, chose respectable et belle lorsque l’imagination se la représente couronnée de cheveux blancs, environnée d’égards, constituée eu dignité et en respect ; la vieillesse, chose triste et hideuse lorsqu’on la voit traînant dans les rues sa misère physique, et trop souvent sa dégradation morale, ses yeux chassieux, ses bras décharnés, ses jambes étiques :


Ce qui reste du pauvre après un long combat,


repoussée comme inutile et raillée comme grotesque. Tel est cependant le spectacle que présente trop souvent dans la vie populaire la vieillesse de l’homme et surtout celle de la femme. Pour le vieillard, il y a encore, entre ouvriers, une sorte de camaraderie. On l’admettra quelques heures à l’ouvrage et en échange on lui donnera une pièce blanche, après l’avoir invité à casser une croûte de pain et à boire un coup de vin. Mais la vieille femme ! personne n’en veut et personne ne la plaint. On dirait que sa vieillesse est un ridicule dont elle est responsable, et si, en traînant de droite et de gauche, elle obtient de la compassion populaire une aide passagère, trop souvent on la lui fait payer au prix de quelque plaisanterie obscène. La vieillesse est donc, elle devrait être surtout le cauchemar de quiconque vit du travail de ses bras. Parmi les conceptions chimériques qui font l’objet des discussions des ouvriers réunis dans leurs congrès, une des plus rebattues est celle d’une caisse nationale des invalides du travail qui assurerait indistinctement une pension à fous les travailleurs à partir d’un certain âge. Ces vœux ont même trouvé quelque écho au sein de la chambre des députés, où la proposition a été faite de constituer une caisse nationale de retraite pour les vieux ouvriers de l’industrie et de l’agriculture, caisse qui devrait être alimentée par une contribution obligatoire, tant des ouvriers que des patrons et par une subvention de l’état. Ce projet dort aujourd’hui dans les limbes parlementaires, et il n’est pas probable que son repos soit de longtemps troublé, quelques-uns de ses signataires étant devenus depuis sous-secrétaires d’état ou ministres. Laissons de côté ces utopies et voyons quel parti les ouvriers peuvent tirer des institutions qui, dans l’état présent des choses, s’offrent à eux.

On peut tout critiquer, même l’épargne, que Proudhon a appelée un agent de misère, même l’assurance, qu’on a voulu assimilera un jeu. Il ne faut donc pas s’étonner que cette forme de la prévoyance qui consiste à s’assurer, moyennant le versement d’une cotisation annuelle, le paiement d’une rente viagère à partir d’un certain Age ait rencontré des adversaires. De ces adversaires le plus illustre comme le plus passionné a été M. Thiers, qui, dans son rapport de 1848 sur l’assistance publique, appelait le système de la rente viagère un système destructif de la famille et flétrissait du nom d’égoïste insouciant celui qui opérait un versement annuel à une caisse des retraites pour la vieillesse. Si c’est égoïsme que de songer à assurer le pain de ses vieux jours, c’est, en tout cas, une forme de l’égoïsme assez excusable. Mais c’est, de plus, un égoïsme qui profite à autrui. Combien de fois ne voit-on pas un jeune ménage qui, avec ses seules charges, aurait pu se tirer d’affaire et qui succombe sous le fardeau d’un père ou d’une mère âgés à soutenir ! Je crois donc qu’il faut se féliciter de voir la constitution de rentes viagères entrer dans les habitudes de la prévoyance. Mais dans quelle mesure les travailleurs prennent-ils leur part de ce mouvement ? C’est ce qu’il faut tâcher de déterminer.

Si les compagnies d’assurance privées qui garantissent contre les accidens sont peu nombreuses, il n’en est pas de même de celles qui assurent une rente viagère, soit immédiate contre le versement d’une certaine somme, soit à partir d’une date fixe et en échange d’une prime annuelle devant courir un certain nombre d’années. C’est ce qu’on appelle une rente viagère différée. Les vingt-trois compagnies d’assurances, dont les opérations sont relevées dans le volume de la statistique annuelle de la France, avaient en cours, au 31 décembre 1882, 30,636,897 francs de rentes viagères. C’est là un chiffre considérable, mais qui se répartit d’une façon bien inégale. Sur ce chiffre de 30 millions, les rentes viagères immédiates, c’est-à-dire servies en échange d’un capital versé en une seule fois, s’élèvent à 28 millions (exactement 28,133,076 francs) et les rentes viagères différées, c’est-à-dire servies à la suite du paiement annuel d’une prime, à 2 millions seulement (exactement 2,503,821 francs). Or le paiement d’une prime annuelle est évidemment le seul moyen de se constituer pour l’avenir une rente viagère qui convienne à l’homme vivant de son travail quotidien, et l’énorme disproportion entre le chiffre des rentes viagères immédiates et celui des rentes viagères différées suffit à montrer combien les travailleurs proprement dits entrent pour une faible part dans la clientèle des compagnies d’assurance. Mais j’ai voulu m’en rendre compte d’une façon plus précise et j’ai obtenu le relevé des contrats de rentes viagères différées au-dessous de 1,000 francs, souscrits pendant l’exercice biennal 1882-1883 par une compagnie d’assurance sur la vie qui fait un nombre d’opérations considérables. Le chiffre de ces contrats s’est élevé pendant ces deux années à 54, sur lesquels 29 contrats assuraient une rente de 300 francs ou au-dessous, 20 une rente de 301 à 600 francs et 5 une rente de 601 à 1,000 francs. Ces chiffres sont assurément très faibles. Mais cette constatation n’a rien qui doive étonner. En effet, les compagnies, pour ne point se trouver en perte, sont obligées de soumettre leurs assurés à un tarif calculé d’après des bases rationnelles. Or, pour la constitution de rentes ne dépassant pas le chiffre de 1,500, elles rencontrent une concurrence très effective, c’est celle de la caisse des retraites pour la vieillesse, créée par l’état en 1850. Dans la pensée de ses fondateurs, le bénéfice de cette caisse devait appartenir principalement aux classes populaires. Voyons le parti qu’elles ont su en tirer.

Si les opérations de la caisse d’assurance en cas d’accidens ne sont pas très actives, il n’en est pas de même de celles de la caisse des retraites. Assez lentes au début, dans la période de 1851 à 1861, ces opérations ont pris depuis lors un accroissement rapide que les malheurs de la guerre ont arrêté un instant, mais qui a repris de plus belle. Dans ces dernières années, le chiffre des versemens annuels s’est même élevé avec une rapidité qui a donné à réfléchir. De 467,000 (chiffre rond) en 1879, ce chiffre s’est élevé à 571,000 en 1882, soit en trois ans une progression de 104,000 dans le nombre des versemens ; et le chiffre annuel des sommes versées a passé, pendant cette même période, de 24 millions à 68 millions, c’est-à-dire qu’il a presque triplé. L’année 1882 n’a présenté qu’une légère augmentation dans le nombre des versemens (575,000 au lieu de 571,000) et une diminution dans le chiffre des sommes versées (56 millions au lieu de 68 millions). Mais si l’on totalise le chiffre des déposans depuis l’origine de la caisse et celui des sommes versées, on arrive à 8,515,429 d’un côté et à 588,800,040 de l’autre. Certes, ce sont là de beaux chiffres, et l’institution paraît avoir pleinement réussi. Cherchons cependant comment se décompose sa nombreuse clientèle et les causes de cette augmentation rapide.

La clientèle de la caisse des retraites pour la vieillesse comprend deux catégories bien distinctes : ceux qui versent par intermédiaires et ceux qui versent directement. Ceux qui versent par intermédiaires sont ou bien des membres des sociétés de secours mutuels, ces sociétés étant autorisées à verser à la caisse des retraites les capitaux dont les intérêts sont destinés à assurer des pensions de retraites à quelques-uns de leurs membres, ou bien (et c’est de beaucoup le plus grand nombre) les employés de tout rang d’une grande quantité de sociétés industrielles ou financières (compagnies de chemins de fer, sociétés minières, etc.) sur les appointemens desquels ces sociétés exercent des retenues annuelles qu’elles placent en leur nom, sauf à parfaire par une contribution plus ou moins forte la somme nécessaire pour attribuer à ces employés une retraite suffisante. Ceux qui versent directement appartiennent ou du moins peuvent appartenir à toutes les classes de la société, le minimum du versement était fixé à 5 francs, le maximum à 4,000 et le maximum de la pension viagère à 1,500 francs. La limitation du versement comme de la pension viagère a eu pour but, dans la pensée des auteurs de la loi, de réserver le bénéfice de cette institution aux gens d’une condition modeste et d’en écarter les capitalistes qui ne viendraient y chercher qu’un mode de placement avantageux. Cependant, c’est précisément le contraire qui est arrivé. Le nombre des versemens par intermédiaires s’élève, depuis l’origine de la caisse (non compris l’année 1882), à 7,715,016 francs et celui des versemens directs à 225,242 francs. Mais, en revanche, le total des sommes versées par intermédiaires ne s’élève qu’à 149,549,231 fr., tandis que le total des sommes versées directement s’élève à 268,410,417. Pour un bien moindre chiffre de versemens le total des sommes versées est beaucoup plus considérable. La moyenne des versemens par intermédiaires est, en effet, de 19 fr. 39, tandis que la moyenne des versemens directs est de 1,191 fr. 65. Que résulte-t-il de ces chiffres ? C’est que la catégorie de ceux qui versent directement se compose presque exclusivement de petits capitalistes, de bourgeois, de petits rentiers qui apportent leurs fonds à la caisse des retraites, attirés par l’appât d’un placement avantageux. En effet, la caisse des retraites n’a pas cessé, depuis son origine, de calculer le taux de capitalisation à 5 pour 100, tandis que l’intérêt de l’argent placé en fonds publics ou en valeurs de tout repos n’atteint pas 4 pour 100. Aussi le chiffre des versemens directs s’est-il élevé par une progression incessante de 8 millions en 1877, à 55 millions on 1881 (les chiffres détaillés de 1882 ne sont pas encore publiés) et cette progression constituait la caisse en perte de 40 millions à la fin de 1882[5]. Mais ce ne sont pas les ouvriers qui ont appris le chemin de la caisse des retraites, ce sont les gens qui, ayant déjà une certaine aisance, se préoccupent de l’accroître en cherchant (ce qui est fort légitime) à s’assurer le bénéfice de combinaisons avantageuses dont le profit ne leur était pas destiné. La catégorie la plus démocratique des participans directs à la caisse de la vieillesse est celle des anciens domestiques, qui y versent parfois d’un coup le montant de leurs économies. Tout le reste constitue une clientèle bourgeoise, ce qui d’ailleurs n’enlève rien à la valeur de l’institution.

S’il fallait chercher les causes de cette abstention de la classe populaire vis-à-vis d’une institution qui a été cependant créée pour elle, on en pourrait trouver plusieurs. D’abord ce fait que l’existence même de la caisse est inconnue de la plupart des travailleurs, l’état ne se montrant pas au point de vue de la publicité qu’il sait donner à ses opérations un meilleur assureur contre la vieillesse que contre les accidens, fort heureusement pour lui du reste ; ensuite peut-être le luxe des formalités administratives qui viennent compliquer le versement et, par les déplacemens que ce versement nécessite, le rendre encore plus onéreux. Avant de se rendre au chef-lieu du département ou de l’arrondissement, d’abord pour opérer ses versemens à la recette générale ou particulière, puis ensuite pour faire viser son reçu à la préfecture ou à la sous-préfecture, l’ouvrier y regardera à deux fois, car il pourrait bien se faire que les dépenses du voyage absorbassent une bonne partie de la somme qu’il entend verser. Enfin, la nécessité de produire, chaque fois qu’il touche ses arrérages, un certificat de vie, délivré par un notaire, doit, assurément achever de le détourner. Mais ce qui décourage surtout le travailleur de verser à la caisse de la vieillesse sa contribution annuelle, c’est la comparaison de l’effort qu’il lui faudra faire avec le résultat lointain qu’il en peut espérer. S’il avait la prévoyance de commencer ses versemens à vingt ans et de les poursuivre sans interruption jusqu’à cinquante ans, il pourrait, par un versement de 195 francs par an, s’assurer une rente viagère de 1,485 francs, ce qui est assurément très beau. Mais combien y a-t-il d’ouvriers de vingt ans qui soient assez prévoyans pour penser à la vieillesse ? Combien y en a-t-il qui soient en état de mettre de côté 195 francs par an ? S’il ne commence ses versemens qu’à trente ans, c’est 430 francs qu’il lui faudra verser. Mettons que, bornant son ambition à une rente de 500 francs, il limite son versement à 300 francs environ, ne sera-t-il pas encore détourné de cet acte de prévoyance par la pensée que le capital ainsi versé est aliéné par lui à tout j’armais, et que, s’il se trouve aux prises avec quelque besoin imprévu, il ne pourra pas en récupérer tout ou partie pour y faire face ? enfin que s’il vient à mourir avant l’âge, ce capital sera complètement perdu pour ses héritiers, à moins qu’il n’ait contracté une assurance avec capital réservé, en payant, il est vrai, une prime beaucoup plus forte ? N’est-il pas naturel, légitime même, qu’il préfère garder par devers lui ses économies, les verser à la caisse d’épargne, où il les conserve sous sa main avec l’espérance de les en retirer un jour ou l’autre pour en faire un emploi fructueux ? Pour lui, s’assurer à la caisse de la vieillesse, c’est renoncer à la chance. Or quel est celui qui dans sa vie veut renoncer à la chance ? Dans le développement qu’ont pris, depuis quelques années, les opérations de cette caisse, il faut donc bien se garder de voir un progrès de la prévoyance populaire, et il ne faut pas trop s’étonner non plus que cette forme de la prévoyance ne soit pas celle qui agrée le plus au travailleur, malgré les sacrifices que l’état avait l’intention de s’imposer pour lui et qu’il s’impose en réalité au profit d’une foule d’honnêtes petits bourgeois.

Quant aux versemens opérés par intermédiaire, qui, ainsi que je l’ai dit, dépassent depuis l’origine de la caisse 7,700,000 comme nombre et 149 millions comme somme, et qui ont atteint, en 1881, 539,695 comme nombre et 13,017,093 comme somme, il n’est pas possible d’en faire, exclusivement du moins, honneur à la prévoyance populaire. Si l’on excepte, en effet, les versemens opérés par les sociétés de secours mutuels sur lesquels je vais revenir, ces versemens sont la conséquence d’une contrainte, légitime et salutaire, exercée sur leurs employés de tout grade par les sociétés industrielles qui servent d’intermédiaires à ces versemens. Consultés individuellement, tous ces employés préféreraient peut être ne pas subir une retenue sur leurs appointemens ; mais la société intermédiaire leur fait une obligation de cette retenue, et ce qui lui donne ce droit, c’est qu’elle s’impose, de son côté, un sacrifice sensiblement égal à celui qu’elle exige. Nous reviendrons tout à l’heure sur les résultats auxquels on arrive par cette forme de la prévoyance, qu’on pourrait appeler la prévoyance obligatoire. Mais disons d’abord un mot des versemens opérés par les sociétés de secours mutuels.

Comme je l’ai démontré tout à l’heure, si un assez grand nombre de sociétés de secours mutuels (67 pour 100) sont arrivées à posséder un fonds de retraite, c’est grâce aux cotisations de leurs membres honoraires. En bonne justice, on ne saurait donc non plus porter ce résultat à l’actif de la prévoyance ; mais comme c’est ici la prévoyance qui suscite la libéralité, on peut encore lui en faire honneur. A quels résultats prévoyance et libéralité réunies sont-elles arrivées ? Il y a vingt ans, on comptait 1,779 sociétés, possédant un fonds de retraites total de 6,462,028 francs. Il y en a aujourd’hui 2,958, possédant un fonds total de 45,258,629 francs. Le nombre des pensionnaires de ce fonds de retraite était, en 1869, de 2,302 ; il s’élevait, au 31 décembre 1882, à 14,963. Ce sont là d’heureux symptômes d’accroissement dans la prévoyance et le bien-être dont on ne peut que se féliciter. Abandonnons maintenant ces gros chiffres, qui ne nous apprennent rien sur les situations individuelles, et cherchons à nous rendre compte du sort assuré à ces pensionnaires des sociétés de secours mutuels. La moyenne des pensions liquidées en 1882 a été de 72 francs (exactement 71 fr. 94). Mais, pour le coup, cette moyenne ne signifie absolument rien, car il y a trop d’écart entre le chiffre des pensions. Mieux vaut s’attacher au chiffre des pensions elles-mêmes, divisées par catégories. Sur les 14,963 pensions inscrites à la caisse des retraites de la vieillesse par l’intermédiaire des sociétés de secours mutuels, 88 seulement s’élevaient de 300 à 452 francs ; 418 étaient de 299 à 200 francs ; 2,352, de 199 à 100 francs ; enfin, 12,105, de 99 à 30 francs, qui est le minimum. Un aussi grand écart entre le chiffre des pensions s’explique par ce fait que quelques sociétés de secours mutuels sont composées moins de travailleurs que de petits bourgeois (par exemple celle des médecins de France, des employés du greffe du tribunal de commerce, des bouchers de Paris, etc.), qui peuvent imposer à leurs membres d’assez fortes cotisations. Mais la grande majorité de celles qui sont composées véritablement d’ouvriers n’arrive pas à servir à ses membres, à partir de soixante-trois ou soixante-quatre ans, une pension qui en moyenne dépasse 100 francs. Si ces braves gens, qui ont été toute leur vie laborieux et économes, n’avaient pas d’autres ressources personnelles ou d’autres soutiens pour assurer leur vieillesse, il serait à craindre que leurs derniers jours ne fussent assez misérables. La prévoyance libre et la libéralité individuelle réunies sont donc arrivées ici à d’assez maigres résultats. Voyons ce que vont donner la prévoyance obligatoire et la libéralité collective.

Si un assez grand nombre de sociétés industrielles se servent de la caisse des retraites pour la vieillesse et y versent le montant des retenues exercées par elles sur les salaires de leurs ouvriers, il y en a un grand nombre d’autres qui administrent elles-mêmes ces fonds de retraites et qui servent directement les pensions. Il nous faut donc ici tout à fait renoncer à nous servir de la statistique officielle et chercher à y suppléer par d’autres renseignemens. Malheureusement ces renseignemens sont très incomplets. Il n’existe aucun document indiquant le nombre de sociétés ou d’industriels qui ont créé spontanément et en dehors de toute obligation légale des caisses de retraites pour leurs ouvriers. Cela est regrettable, car un document de cette nature serait la meilleure réponse à opposer à ces appréciations un peu passionnées de notre état social qui représentent l’ouvrier du XIXe siècle, le prolétaire comme on se plaît à l’appeler, livré sans protection, sans défense, sans souci de son bien-être ni de son avenir, à toutes les horreurs d’une concurrence sans merci. Cette statistique montrerait au contraire que, dans la grande industrie, on se préoccupe plus que jamais de la condition de l’ouvrier, que des efforts consciencieux sont faits pour améliorer sa situation pendant la période du travail, comme pour assurer son avenir pendant la vieillesse, et que le XIXe siècle en général, la France en particulier, peuvent soutenir la comparaison sans désavantage avec tout autre siècle et tout autre pays. Je n’ai point malheureusement tous les élémens de cette statistique, mais je me suis efforcé d’en réunir quelques-uns en étudiant, d’après des documens peu répandus, la condition des ouvriers qui travaillent dans les usines de houille et celle des employés de chemins de fer. Ce sont là des industries considérables qui occupent dans notre pays un grand nombre de bras, et nous aurons par là quelques lumières sur la condition générale des ouvriers de la grande industrie. Occupons-nous d’abord des ouvriers de mines.

Il a été beaucoup parlé dans ces derniers temps de la situation des ouvriers mineurs en France, ou plutôt ils ont beaucoup fait parler d’eux. Leurs griefs, plus ou moins légitimes, ont trouvé de nombreux échos au sein du parlement, et leurs doléances, plus fondées peut-être que leurs griefs, ont été rédigées en cahiers par d’habiles metteurs en scène, sans doute pour donner à entendre que, seuls parmi tous les citoyens, ils vivent encore sous l’ancien régime, de tyrannique mémoire, comme chacun sait, et n’ont tiré aucun profit des principes de 89. Sans que l’ancien régime ou les principes de 89 aient rien à voir dans l’affaire, il faut avouer, en effet, que la condition du mineur français n’a rien d’enviable et que, sinon ses griefs, car ce n’est la faute de personne, du moins ses doléances sont assez justifiées. Il est astreint à un travail rude en lui-même et qui s’exerce dans des conditions sinon malsaines, du moins particulièrement attristantes. La nature toute matérielle de ce travail, qui n’exige ni instruction ni grande habileté de main, et qui est à peu près le même pour tout le monde ne lui permet guère d’espérer qu’il parviendra par son savoir-faire et son économie à améliorer et à transformer notablement sa situation. De plus, le métier est périlleux, et il est sans cesse exposé aux coups inopinés d’un ennemi souterrain, le grisou, qui semble redoubler depuis quelque temps le nombre de ses victimes. Enfin la concurrence des producteurs étrangers travaillant dans des conditions plus favorables maintient inévitablement son salaire à un niveau qui ne dépasse guère ses plus stricts besoins. Telle est la condition du mineur dans les houillères françaises. Ce qu’il y a de pénible dans cette condition a été naguère mis en lumière avec beaucoup de force dans un roman de M. Zola. Oh ! que j’ai de rancune littéraire contre cet homme qui, avec sa fécondité d’imagination, sa vigueur de pinceau et sa rude éloquence, aurait pu nous donner un si beau roman populaire, d’une lecture un peu douloureuse peut-être, mais instructive et saine, et qui, au lieu de cela, s’obstine à ramasser dans tous les coins des ordures, où il se vautre inutilement et comme à plaisir ! Quand on se donne pour le peintre de la vérité et l’apôtre du naturalisme, a-t-on bien le droit d’entasser ainsi qu’il l’a fait les exagérations, les invraisemblances et de terminer par des prophéties de songe-creux, en annonçant en termes sibyllins la victoire « d’une armée noire, vengeresse, qui germe lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes des siècles futurs et dont la germination va bientôt faire éclater la terre. » Après avoir décrit sous les couleurs les plus sombres, et sans tenir aucun compte des transformations apportées dans l’industrie des mines depuis une quinzaine d’années, la situation des ouvriers mineurs, il aurait été peut-être de bonne justice de marquer ce que l’on a fait pour adoucir les misères inséparables de cette situation. C’est ce que je voudrais essayer d’indiquer en m’appuyant sur un document qui n’a rien d’un roman : à savoir un rapport de M. Keller, ingénieur des mines « sur les caisses de secours pour les mineurs et autres institutions de prévoyance ayant fonctionné sur les houillères en 1882. » C’est de ce travail fort peu connu, et fort digne de l’être, que j’ai extrait les renseignemens suivans.

En 1882, il y avait en France 111,317 ouvriers employés dans les mines de houille ou d’anthracite, qui étaient au nombre de 308. Leur salaire moyen par jour de travail était de 4 fr. 12 pour les travaux du fond, et de 2 fr. 68 pour les travaux de la surface, auxquels sont employés beaucoup de femmes et d’enfans. Mais, à cause des dimanches et jours fériés, ils ne travaillent que 295 jours par an, ce qui montre, soit dit en passant, que dans cette branche de la grande industrie, comme dans beaucoup d’autres, le repos du dimanche, si salutaire au corps comme à l’âme, est parfaitement observé, et cela sans qu’il soit besoin de lois coercitives. Comme, pour ne pas travailler le dimanche, on n’en est pas moins obligé de manger, ce chômage partiel réduit le salaire annuel à 3 fr. 33 par jour pour les travaux souterrains, et à 2 fr. 16 pour les travaux de surface. Encore n’est-ce là qu’une moyenne probablement grossie par le salaire de quelques ouvriers, en assez petit nombre cependant, qui sont payés exceptionnellement, de sorte qu’en réalité le salaire de la majorité des ouvriers mineurs ne doit pas atteindre à ce chiffre. C’est donc, on le voit, une profession assez maigrement rétribuée, étant donnés la nature et le danger des travaux. Il convient cependant de faire remarquer que, dans un grand nombre d’industries, les ouvriers ne le sont pas davantage et qu’ils n’ont pas tous les avantages accessoires dont, comme nous allons le voir, les ouvriers mineurs sont appelés à bénéficier. C’est ici que le rapport de M. Keller devient particulièrement intéressant. Sur les 111,317 ouvriers employés en 1882 dans les mines de houilles, 109,237 participaient à des caisses de secours et de retraites, soit une proportion de 97 pour 100. Les 1,070 ouvriers qui ne participaient à aucune institution de cette nature étaient répartis sur 103 mines différentes, employant chacune en moyenne dix ouvriers. Dans des exploitations employant un aussi faible effectif et qui rentrent plutôt dans la moyenne industrie que dans la grande, il est impossible d’organiser, à proprement parler, une caisse de retraite et de secours. On peut donc dire, en restant dans la vérité, que dans l’industrie minière, les patrons, sociétés ou individus, peu importe, ont organisé des caisses de secours et de retraite partout où cela était possible, et cette constatation est d’autant plus à leur honneur que le décret du 3 janvier 1813 ne leur impose d’autre obligation que de fournir à leurs ouvriers les médicamens et soins chirurgicaux en cas d’accidens, mais demeure absolument muet sur la question des secours proprement dits et des pensions. Voyons maintenant quel est le mécanisme de ces caisses. Comme elles sont au nombre de 205, il va sans dire que leur organisation est infiniment variable. On peut cependant les diviser en trois catégories.

La première comprend les caisses qui sont alimentées à la fois par des retenues sur les salaires des ouvriers et par une subvention fixe et proportionnelle des exploitans. Il y avait, en 1882, 48,966 ouvriers participant à des caisses ainsi organisées. Les retenues opérées sur leurs salaires s’élevaient à 1,052,960 francs, la contribution des exploitans à 996,952 francs, ce qui, en y joignant l’intérêt des fonds placés, les amendes, etc., constituait à ces différentes caisses un actif de 2,863,441 francs. Les dépenses s’étaient élevées à 2,643,921 francs, comprenant à la fois les frais médicaux, les secours et pensions et d’autres dépenses faites dans l’intérêt des ouvriers, entre autres celles des écoles, ce qui (défalcation faite de ces dernières dépenses), donne une dépense moyenne de 48 francs environ par ouvrier. La seconde catégorie comprend les caisses qui sont alimentées par des retenues sur les salaires des ouvriers et aussi par des subventions des exploitans, mais par des subventions qui n’ont rien de fixe et qui varient suivant les besoins des caisses. Le nombre des ouvriers participant aux caisses ainsi constituées était de 31,459. L’actif de ces caisses s’est élevé à 1,380,015 francs et leurs dépenses à 1.301,060 francs, ce qui donne une dépense moyenne par ouvrier de 42 francs environ, inférieure de 6 francs à la dépense moyenne par ouvrier des caisses alimentées par des subventions fixes. Enfin la troisième catégorie comprend exclusivement des caisses dont, à vrai dire, il ne devrait pas être parlé dans un travail consacré aux institutions de prévoyance ; car la prévoyance, même obligatoire, n’a rien à y voir. Ces caisses sont alimentées exclusivement par les contributions des exploitans, c’est-à-dire par la libéralité volontaire. 18,812 ouvriers y participaient et la dépense moyenne de ces caisses par ouvrier était de plus de 50 francs. Mais cette moyenne est assez trompeuse, et elle ne s’élève aussi haut que par le fait des dépenses vraiment exceptionnelles que s’imposent pour leurs ouvriers trois établissemens bien connus : Le Creuzot, qui dépense pour ses ouvriers 76 francs par tête, Decize 69 francs, et Anzin 49. Les autres établissemens ne parviennent pas à consacrer à ces mêmes dépenses plus de 17 francs par tête (sauf un seul qui peut aller jusqu’à 26 francs), ce qui prouve que, pour soutenir le fardeau d’un grand nombre d’existences et d’un grand nombre de besoins, la libéralité ne suffit pas et qu’il y faut encore d’autres ressorts. C’est à peine, en effet, comme nous allons le voir, si la prévoyance et la libéralité réunies parviennent à assurer la vieillesse des ouvriers mineurs.

Les chiffres que je viens de donner comprennent à la fois les dépenses occasionnées par les frais de maladie ou d’accidens et les pensions de retraite. A quel chiffre s’élèvent ces pensions par tête ? Voilà ce qu’il est intéressant de savoir, si l’on veut sortir des moyennes qui ne signifient rien pour l’étude des situations individuelles. Ce chiffre subit des variations sensibles, suivant les établissemens, quel que soit le mode d’alimentation de la caisse, et généralement il s’élève ou s’abaisse avec la prospérité et aussi avec l’importance de l’établissement. C’est ainsi que, dans les petites exploitations, il y a une caisse de secours et pas de caisse de retraites. On trouverait là, si cela était nécessaire, une nouvelle preuve de la solidarité qui existe dans l’industrie entre les exploitans et ceux qui s’intitulent parfois eux-mêmes, mais bien à tort, les exploités. Tout ce qui atteint les uns se répercute sur les autres, et quand les ouvriers visent le patron, c’est eux-mêmes qu’ils atteignent. Ce serait trop nous attarder que de donner des chiffres exploitation par exploitation. Bornons-nous à quelques indications générales. Le chiffre de pension maximum que nous trouvons est de 592 francs par an, mais c’est là, il faut le dire, un chiffre tout à fait exceptionnel. Ceux de 438 et de 365 francs par an sont plus fréquens. Mais ce sont encore des chiffres maxima. Les chiffres minima sont au contraire de 146 et même de 125 francs par an, ce qui est véritablement bien peu. On peut dire que la moyenne varie de 240 à 300 francs. Ces pensions s’obtiennent généralement à partir de cinquante-cinq ans d’âge et au bout de trente ans de service. Dans certains établissemens on ajoute 25 francs par année de service supplémentaire. Ces chiffres ne concernent que les ouvriers. Pour leurs veuves le maximum de la pension paraît être de 365 francs par an, le minimum de 75 francs. La pension ordinaire est de 180 à 220 francs. Tels sont, en ce qui concerne la vieillesse des ouvriers mineurs, les résultats auxquels parviennent, en combinant leurs efforts, la prévoyance et la libéralité[6]. Ce serait avoir l’enthousiasme facile de dire qu’ils soient très brillans. Tels qu’ils sont, cependant, ils font honneur à notre pays par rapport à certains pays étrangers où les caisses de secours et de retraites sont cependant obligatoires. En Belgique, par exemple, la dépense moyenne que s’imposent les exploitans, par tête d’ouvriers, n’est que de 33 francs, tandis qu’en France elle varie, ainsi que nous venons de le voir, de 42 à 50 francs, suivant le mode d’organisation des caisses. L’initiative privée et la liberté sont donc arrivés ici à des résultats dépassant ceux de l’obligation légale, et je ne suis pas de ceux qui s’en étonnent ni qui s’en affligent. Nous allons même nous trouver en présence de résultats plus complètement satisfaisans en étudiant la condition des employés de chemins de fer.

Le système adopté par les six grandes compagnies de chemins de fer français pour assurer l’avenir de leurs agens varie avec chaque compagnie. D’importantes modifications, et toujours dans un esprit de plus en plus favorable aux ouvriers, ont même été successivement apportées par chacune de ces compagnies à leurs règlemens intérieurs. Mais toute cette organisation repose cependant sur un principe commun, l’alliance de la prévoyance et de la libéralité. D’une part, en effet, les retenues exercées sur le traitement sont obligatoires pour tous les agens commissionnés[7] ; et, d’autre part, la compagnie intervient, dans une proportion plus ou moins considérable, pour parfaire la pension que ses propres versemens assureraient à chaque agent. Au premier abord, il peut sembler que la compagnie d’Orléans suive un système différent, car elle n’opère pas de retenues sur le traitement de ses agens, et c’est au moyen d’un prélèvement opéré sur ses bénéfices qu’elle assure leurs pensions de retraite. Mais comme, d’une part, ce prélèvement opéré par la compagnie sur ses bénéfices au profit de ses agens a le caractère d’une libéralité, et que, d’autre part, au lieu de remettre en espèces à chaque agent la part qui lui revient, elle place d’office cette part en son nom, c’est bien, sous une forme différente, l’application du même principe. Quant aux détails, les dispositions varient avec le règlement adopté par chaque compagnie. La contribution de la compagnie est tantôt égale à la retenue exercée sur le traitement de l’agent, tantôt supérieure. Tantôt la pension est constituée avec capital aliéné ; tantôt, si l’agent le préfère (mais en ce cas la pension est moins forte), le capital est réservé, c’est-à-dire qu’après lui ses ayants droit en toucheront le remboursement. Tantôt les compagnies administrent elles-mêmes leur fonds de retraites, comme l’Est, le Lyon, le Midi ; tantôt elles versent au nom de leurs agens à la caisse de l’état, comme l’Ouest, le Nord et l’Orléans. L’âge et les conditions de la mise à la retraite, facultative ou anticipée, varient également, ainsi que les bases d’après lesquelles s’établit le calcul de la pension. Mais le relevé de toutes ces différences nous entraînerait trop loin ; bornons-nous aux résultats d’ensemble. D’après les derniers rapports publiés par les compagnies, le nombre des agens participant aux différentes caisses de retraite s’élevait à 128,920. C’est là assurément un chiffre satisfaisant. Toutefois, il faut, comme toujours, pénétrer un peu dans le détail, si l’on veut se rendre compte de la situation qu’assurent à chacun les différens règlemens dont je viens d’indiquer d’une façon si sommaire les dispositions principales[8]. Comme tous les agens de la compagnie, depuis les ingénieurs en chef jusqu’au dernier cantonnier ou graisseur, participent aux caisses de retraites, il est évident que le montant des pensions servi par ces caisses est très inégal ; mais il est presque superflu de dire que le plus grand nombre de ces pensions ne dépasse pas un chiffre assez modeste, puisqu’il y a beaucoup de graisseurs ou de cantonniers pour un seul ingénieur. La compagnie du Midi est la seule qui imprime tous les ans un tableau indicatif du montant des pensions liquidées par elle dans le courant de l’exercice. D’un de ces tableaux il résulte que, sur 150 pensions liquidées en 1883, 136 étaient attribuées à des agens qu’on peut considérer comme appartenant à la classe ouvrière : 4 qui ne dépassaient pas 400 francs, étaient attribuées à de simples éclusiers, qui, probablement, sont on outre logés ; 8 s’élevaient de 400 à 500 fr. ; 4 de 500 à 600 francs ; toutes les autres dépassaient 600 francs. Je n’ai fait ce relevé que pour les retraites normales ; les retraites anticipées ou les retraites de survivance, attribuées à des veuves, s’élevant naturellement à des chiffres moindres. On peut dire que ces chiffres sont à peu près les mêmes dans toutes les compagnies. Cependant deux d’entre elles assurent à leurs employés un minimum de pension qui est à l’Ouest de 500 francs, à l’Est de 500 francs pour les employés célibataires, de 600 francs pour les employés mariés. Nous sommes loin, comme on voit, des chiffres de pensions véritablement un peu exiguës attribuées aux ouvriers mineurs, et on peut dire qu’en France il ne dépend que des agens, commissionnés ou non, employés dans les chemins de fer, d’assurer l’avenir de leur vieillesse, et dans des conditions beaucoup plus favorables qu’en tout autre pays. C’est ce qui ressort, en particulier, d’un travail très intéressant de M. Eddy sur la situation comparative des employés de chemins de fer en France et en Angleterre.

Les six grandes compagnies de chemins de fer dont je viens de parler ne sont pas les seules qui assurent à leurs employés des avantages semblables. La compagnie des chemins de fer de l’état, celle de l’Est algérien, la compagnie générale des eaux, celle du gaz, les grandes compagnies d’assurances, enfin une foule de sociétés industrielles ou d’usines privées, dont je ne veux citer aucune, ne pouvant les citer toutes, ont établi d’après ce même principe des caisses qui assurent d’une façon satisfaisante la vieillesse de leurs ouvriers, et, si j’insiste sur ce point, c’est pour montrer combien on est injuste envers notre temps et notre pays quand on ne veut tenir aucun compte de ces efforts et de ces résultats. Mais le principe sur lequel sont fondées toutes ces institutions, quel est-il ? C’est, ne l’oublions pas, la combinaison de la prévoyance et de la libéralité. Si l’une ou l’autre faisait défaut, on n’arriverait pas à des résultats aussi satisfaisans. En veut-on la preuve ? Qu’on déduise du montant de ces pensions que j’ai données tout à l’heure, soit la quotité proportionnelle aux versemens des agens, soit le complément dû à la libéralité de la compagnie, et l’on retombera tout de suite à des chiffres à peine suffisans pour satisfaire aux besoins indispensables de l’existence. De tout f ensemble de cette étude se dégage donc une conclusion : c’est que, pour résoudre cette question, difficile entre toutes, de l’avenir du travailleur et pour assurer sa vieillesse, il ne suffit, en règle générale et sauf exception, ni de cette vertu privée qui s’appelle l’économie, ni de cette vertu sociale qui s’appelle (car il est temps de se servir du mot propre) la charité. Il faut que l’une et l’autre joignent leurs efforts et contractent alliance : le succès même partiel du combat contre la misère est à ce prix. Avant de reprendre et de développer cette conclusion d’une façon plus générale, il nous faut cependant chercher encore ce qu’on peut demander à ces modes nouveaux de rémunération, ou d’organisation du travail qu’on appelle la participation aux bénéfices et la coopération. Ce sera l’objet d’une prochaine et dernière étude.


Cte D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Les trois autres étaient relatifs à l’instruction publique, an crédit et aux impôts.
  3. Ces chiffres, qui étaient exacts avant la loi du 9 avril 1881, ne le sont précisément plus aujourd’hui.
  4. Dans les sociétés autorisées, l’insuffisance de la cotisation moyenne est plus grande encore. Hommes : cotisation moyenne, 17.35, dépenses obligatoires et facultatives réunies, 21.96 ; 4 francs d’écart. — Femmes : cotisation moyenne, 9.74, dépenses, 16.41 ; 7 francs d’écart.
  5. Un article de la loi de finances de 1882 a ramené, à partir du 1er janvier 1883, l’intérêt à 4 1/2 pour 100, ce qui est déjà un taux élevé, mais cette réduction de l’intérêt a suffi pour arrêter une progression ruineuse pour l’état.
  6. Il faut également tenir compte des subventions indirectes qu’un certain nombre de compagnies accordent à leurs ouvriers sous forme d’allocations de chauffage et de loyers réduits ou gratuits, qui viennent améliorer le salaire ou la retraite.
  7. Pour les agens non commissionnés, le versement n’est pas obligatoire, mais à tous ceux d’entre eux qui acceptent une retenue sur leurs salaires, les compagnies assurent les mêmes avantages qu’aux agens commissionnés.
  8. Si l’on voulait tenir compte de tout ce qui est fait par les compagnies pour améliorer la condition de leur nombreux personnel, il faudrait ajouter encore les sommas considérables dépensées par elles en secours médicaux et allocations de toute nature.