Le Combat spirituel (Brignon)/10

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 47-55).


CHAPITRE X.
De l’exercice de la volonté, & de la fin où nous devons diriger toutes nos actions intérieures & extérieures.

APrès avoir corrigé les vices de l’entendement, il est nécessaire de corriger ceux de la volonté ; afin que renonçant à ses propres inclinations, elle se conforme entierement à la volonté divine.

Remarquez donc qu’il ne suffit pas de vouloir, ni même de faire ce qui est le plus agréable à Dieu ; mais que de plus il faut le vouloir, & le faire par un mouvement de sa grace, & par le désir de lui plaire. C’est en ceci principalement que nous avons à combattre contre la nature ; toujours si avide de plaisir, qu’en toutes choses, & quelque fois dans les spirituelles plus que dans les autres, elle cherche sa propre satisfaction, & se contente ainsi elle-même, avec d’autant moins de scrupule, qu’elle n’y aperçoit rien de mal. De-là vient que quand il s’agit d’entreprendre quelque bonne œuvre, nous nous y portons incontinent, non pas dans la seule vûë d’obéïr à Dieu, mais à cause d’un certain plaisir que nous trouvons quelquefois à faire les choses que Dieu nous commande.

Cette illusion est d’autant plus fine ; que l’objet de notre affection & de nos désirs est meilleur en soi. Qui croiroit que l’amour propre, tout vicieux qu’il est, nous engage à vouloir nous unir à Dieu ? Et qu’en désirant de posséder Dieu, nous avons souvent plus d’égard à notre interêt qu’à la gloire, & à l’accomplissement de sa volonté, qui est cependant l’unique chose que doivent envisager ceux qui l’aiment, qui le cherchent, & qui font profession de garder la Loi. Pour éviter un écuëil si dangereux, & pour nous accoutumer à ne rien vouloir, à ne rien faire que selon l’impression de l’Esprit divin, & avec une intention très-pure d’honorer celui qui veut être non-seulement le premier principe, mais encore la derniere fin de toutes nos actions : voici ce qu’il y a à observer.

Quand il se présente une occasion de faire quelques bonnes œuvres, ne permettons pas à notre cœur de la désirer, & de s’y affectionner, qu’auparavant nous n’ayons élevé notre esprit à Dieu ; afin de sçavoir s’il veut que nous la fassions, & d’examiner si nous la désirons purement, parce qu’elle lui est agréable. De cette sorte, notre volonté prévenuë & réglée par celle de Dieu, se portera à aimer ce qu’il aime, par le seul motif de la satisfaire pleinement, & de procurer sa gloire. Il faut en user de même dans les choses que Dieu ne veut pas : car avant que de les rejetter, nous devons pareillement nous élever en esprit vers lui, pour connoitre sa volonté, & pour avoir quelque certitude, qu’en les rejettant nous pourrons lui plaire.

Mais il est bon de remarquer qu’on ne découvre pas aisément les artifices de la nature corrompuë, qui sous des prétextes spécieux se cherchent toujours soi-même, nous fait croire qu’en toutes nos œuvres nous n’avons point d’autre vûë que de faire quelque chose d’agréable à Dieu. De là vient que ce que nous embrassons, & ce que nous rejettons, dans le seul dessein de nous contenter nous mêmes, nous croyons ne l’embrasser & ne le rejetter que par le désir de plaire à notre Seigneur, ou par la crainte de lui déplaire. Le remede le plus essentiel à ce mal, consiste dans la pureté du cœur, que ceux qui s’engagent au Combat spirituel, doivent le proposer pour fin, en se dépoüillant du vieil homme, pour se revêtir du nouveau.

La maniere de nous appliquer un remede si divin, est qu’au commencement de nos actions, nous tachions à nous défaire de tous les motifs ou il entre quelque chose de naturel & d’humain ; & à n’aimer rien, à ne rien haïr que par la seule considération de la volonté divine. Que si dans tout ce que nous faisons, & particulierement dans les mouvemens du cœur, & dans quelques œuvres extérieures qui passent vite, nous ne sentons pas toujours l’impression actuelle de ce motif, faisons ensorte du moins qu’il se trouve véritablement partout ; & qu’au fond de l’ame, nous conservions un véritable désir de ne plaire qu’à Dieu seul. Mais dans les actions qui durent longtems, ce n’est pas assez de diriger notre intention à cette fin, il faut la renouveller souvent & l’entretenir dans sa pureté & dans sa ferveur. Sans cela nous serions fort en danger de nous laisser aveugler à l’amour propre, qui préférant en toutes choses la créature au Créateur, a coutume de nous enchanter : desorte, qu’en peu de tems, & presque insensiblement, nous changeons d’intention & d’objet.

Un homme de bien, mais peu soigneux de se tenir sur ses gardes, commence pour l’ordinaire son ouvrage, sans autre vûë que de plaire à Dieu : mais dans la suite il se laisse aller peu à peu & sans y penser, à la vaine gloire. De façon que ne songeant plus à la volonté divine, qui auparavant le faisoit agir, il s’attache au seul plaisir qu’il trouve dans son travail, & n’envisage que l’utilité ou la gloire qu’il en peut tirer.

Que si dans le tems où il croit le mieux réussir, Dieu l’empêche de continuer ce qu’il a commencé, soit qu’il lui envoye quelque maladie, ou qu’il permette qu’on l’interrompe ; il en devient tout chagrin, jusqu’à murmurer, tantôt contre celui-ci, tantôt contre celui-là, & quelquefois contre Dieu même. Par où l’on voit clairement que son intention n’est pas droite, & qu’elle venoit d’un mauvais principe. Car quiconque agit par le mouvement de la grace, & dans le dessein de plaire à Dieu seul, n’a pas plus d’inclination pour un exercice que pour l’autre, & s’il désire quelque chose, il ne prétend l’obtenir que de la maniere, & dans le tems qu’il plaira à Dieu, toujours soumis aux ordres de la Providence, toujours tranquille & content, quelque succès qu’ayent ses desseins ; parce qu’il ne veut qu’une seule chose, qui est l’accomplissement de la bonté divine.

Que chacun donc se recuëille en lui-même, songe à rapporter toutes ses actions à une fin si excellente & si noble. Et si quelquefois dans la disposition intérieure où il est, il se sent porté à faire de bonnes œuvres pour se garantir par-là des peines de l’enfer, ou pour mériter le bonheur du Ciel, il peut encore le proposer pour derniere fin d’obéir à Dieu, qui veut qu’on gagne le Ciel, & qu’on évite l’enfer. On ne sçauroit croire combien est grande la vertu de ce motif, puisque la moindre action, quelque basse qu’elle soit, étant faite simplement pour Dieu, vaut mieux de beaucoup que plusieurs autres, quoique fort bonnes, & d’un grand mérite qui se font dans une autre vûë. C’est par ce principe qu’une aumône peu considérable, donnée à un pauvre pour la seule gloire de la Majesté divine, lui est sans comparaison plus agréable, que si pour quelqu’autre fin on abandonnoit de grands biens, quand même on seroit porté à s’en défaire par l’espérance des biens du Ciel, quoiqu’après tout ce motif soit loüable, & qu’il mérite qu’on se le propose.

Cette pratique si sainte de faire toutes nos auvres purement pour plaire à Dieu, nous semblera au commencement un peu difficile ; mais avec le tems elle nous deviendra aisée & même agréable, si nous nous accoutumons à chercher Dieu de tout notre cœur, si nous soupirons sans cesse après lui, comme après notre unique & souverain bien, qui de soi mérite que toutes les créatures le cherchent, l’estiment & l’aiment par-dessus toute autre chose. Plus nous nous attachons à considérer combien Dieu est grand & aimable, plus les affections de notre cœur envers ce divin objet, seront tendres & fréquentes ; par-là nous acquérons plus facilement & plus vite cette habitude de rapporter toutes nos actions à sa gloire.

J’ajoute un dernier moyen de ne rien faire que par ce motif si excellent & si relevé : c’est d’en demander instamment la grace à notre Seigneur, & de considérer souvent les biens infinis que Dieu nous a faits, & qu’il nous fait encore à tout heure, par un amour pur, & tout-à-fait désinteressé.