Le Combat spirituel (Brignon)/106

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 323-326).


CHAPITRE VI.
Qu’il faut user de prudence en l’amour du prochain, pour ne point troubler la paix de l’Ame.

DIeu ne fait point sa demeure dans une Ame, qu’il ne l’embrase d’amour pour lui, & de charité pour le prochain. Jesus-Christ a dit qu’il est venu mettre le feu en la Terre.

L’amour de Dieu ne doit point avoir de bornes, mais la charité que nous devons avoir pour le prochain, doit avoir ses mesures & ses limites. On ne sçauroit trop aimer Dieu, mais on peut trop aimer le prochain ; cet amour n’est ménagé, il n’est capable que de nous perdre : nous pouvons nous détruire en pensant édifier les autres. Aimons de telle sorte notre prochain, que notre Ame n’en reçoive point de dommage, le plus sûr est de ne rien faire par le motif seul, de donner exemple aux autres, & de ne leur servir de modele, de peur qu’en pensant les sauver, nous ne nous perdions ; faisons nos actions simplement & saintement, sans autre intention que de plaire à Dieu quand nous sçaurons nous humilier, & connoître ce que c’est que nos bonnes œuvres, nous n’en ferons pas assez de cas, pour croire que ce qui nous profite si peu, puisse beaucoup profiter aux autres. Il n’est pas besoin que nous soyons si zelés pour des Ames, que la nôtre en perde son repos.

Nous aurons cette soif ardente de leur illumination, quand il aura plû à Dieu de l’exciter en nous ; mais il la faut attendre de l’opération divine, & ne penser pas que nous la puissions acquérir par notre sollicitude, & notre zele indiscret ; conservons à notre Ame la paix & le repos d’une sainte solitude : Dieu le veut de cette sorte pour la lier & l’attacher à lui. Tenons nous assis au-dedans de nous, en attendant que le Maître de la Vigne nous vienne louer, Dieu nous revêtira de lui, quand il nous trouvera nuds & dépouillés de tous les soucis & des desirs de la Terre : il se souviendra de nous, quand il verra que nous nous serons oubliés nous-mêmes ; la paix regnera en nous, & son divin Amour nous fera agir sans trouble, mettra la modération & la tempérance dans tous nos mouvemens, & nous ferons toutes choses dans le saint repos de cette paix toute d’amour, où se taire c’est parler, & tout faire, que ne rien faire, que se tenir libre & docile à toutes les opérations de Dieu ; parce que c’est la divine bonté qui doit tout faire en nous & avec nous, sans desirer autre chose, sinon que nous tenant toujours humbles devant lui, nous lui présentons une Ame possedée d’un seul desir, qui est, que son divin bon plaisir s’accomplisse en elle, le plus parfaitement qu’il se pourra.