Le Combat spirituel (Brignon)/13

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 63-72).


CHAPITRE XIII.
De quelle maniere il faut combattre la sensualité, & quels Actes la volonté doit produire, pour acquérir les habitudes des vertus.

LOrsque nous sentons que Dieu & la chair disputent ensemble à qui aura notre cœur, voici les moyens que nous devons prendre pour faire pancher la victoire du côté de Dieu.

1. Dès que les premiers mouvemens de l’apétit sensitif s’élévent contre la raison, il faut avoir soin de les réprimer, de peur que la volonté ne vienne à y consentir.

2. Ces mouvemens étant appaisés, on peut les laisser renaître, afin d’avoir occasion de les combattre encore une fois, avec plus de force qu’auparavant.

3. Il est bon même de les faire venir à un troisiéme combat, pour s’accoutumer à les repousser avec un généreux mépris. Remarquons pourtant que ces deux manieres d’exciter en soi ses propres passions, n’ont point de lieu à l’égard des mouvemens de la chair, dont nous parlerons en un autre endroit.

4. Enfin, il importe extrêmement de former des actions de vertu, contraires aux habitudes vicieuses, dont on prétend se défaire. L’exemple suivant en sera une preuve manifeste.

Vous êtes peut-être agité de mouvemens d’impatience. Recueillez vous en vous-mêmes, & considérez tout ce qui se passe dans votre intérieur. Vous verrez sans doute que le chagrin qui a pris naissance dans l’apétit inférieur, tache de monter à la volonté, & de gagner la partie supérieure de votre âme. Alors, suivant le premier avis que je viens de vous donner, faites tout votre possible pour en arrêter le cours, & pour empêcher que la volonté ne s’y laisse aller. Prenez garde de ne point quitter le combat que votre ennemi abattu & comme mort, ne soit contraint de se soumettre à la raison.

Mais voyez l’étrange artifice du malin esprit. Quand il s’aperçoit que vous résistés courageusement à quelque violente passion, non-seulement il cesse de l’émouvoir dans votre cœur, mais s’il l’y trouve déja allumée, il s’efforce de l’éteindre pour un tems, Son dessein est de vous empêcher d’acquérir, par une ferme résistance, la vertu contraire, de vous inspirer ensuite des sentimens de vanité, en vous faisant croire que comme un vaillant Soldat, vous avez en peu de tems vaincu l’ennemi. Il faut donc que vous livriez un second combat ; que vous rapelliez en votre mémoire les pensées qui vous ont cause de l’impatience & du chagrin ; qu’aussi-tôt qu’elles auront excité quelques mouvemens dans la partie inférieure, vous employerez toutes les forces de la volonté pour les réprimer.

Mais comme il arrive souvent qu’après avoir fait de grands efforts pour repousser l’ennemi, dans la pensée qu’on le doit, & que c’est une chose agréable à Dieu ; comme, dis-je après cela, on n’est pas hors de danger d’être vaincu dans un troisiéme attaque ; vous devez encore une fois retourner au combat contre le vice dont vous prétendez vous défaire, & en concevoir non seulement de l’aversion, mais du mépris & de l’horreur.

Enfin, pour orner votre ame des vertus & pour vous en faire de saintes habitudes, il faut produire beaucoup d’Actes de celles qui sont contraires à vos passions déréglées. Par exemple, si vous voulez acquérir une parfaite douceur dans les occasions d’impatience, qu’on vous donne en vous méprisant, ne croyez pas qu’il suffise d’employer les trois sortes d’armes, dont nous venons de parler, pour vaincre la tentation ; il faut de plus que vous aimiez le mépris qu’on fait de vous : il faut que vous desiriez d’être souvent méprisé de la même sorte, & par les mêmes personnes : il faut que vous vous proposiez de souffrir encore de plus grands outrages.

La raison pourquoi l’on ne peut se perfectionner dans la vertu, sans ces Actes contraires aux vices qu’on veut corriger, est que tous les autres Actes, bien qu’ils soient d’une fort grande efficace, & en fort grand nombre, ne sçauroient ôter jusqu’à la racine du mal. Ainsi pour ne point changer d’exemples, quoique vous ne consentiez pas aux mouvemens de colere qui vous viennent, lorsqu’on vous méprise, mais que vous les combattiez de toutes les manieres que nous avons dit ; sçachez néanmoins que si vous ne vous accoutumés à aimer l’opprobre, & à vous en faire un sujet de joye, vous ne parviendrez jamais à déraciner de votre cœur le vice de l’impatience, qui naît d’une trop grande crainte d’être méprisé du monde, & d’un desir trop ardent d’en être estimé. Car enfin tant que cette méchante racine demeurera dans votre ame, elle poussera toujours, & votre vertu s’affoiblira ; peut-être même qu’avec le tems vous vous trouverez destitué de toute vertu, & en un danger continuel de retomber malheureusement dans vos désordres passés.

N’espérez donc pas obtenir jamais les vertus solides, si par des Actes fréquens de ces mêmes vertus, vous ne détruisez les vices qui leur sont directement oposés. Je dis, par des Actes fréquens : car comme il faut plusieurs pechés pour former une habitude vicieuse, il faut aussi plusieurs Actes de vertu, pour produire une habitude sainte, qui soit parfaite & incompatible avec le vice. Il faut même un plus grand nombre d’Actes de vertu, pour faire une habitude sainte, qu’il ne faut de pechés pour en faire une vicieuse parce que la corruption de la nature fortifie toujours celle-ci, & affoiblit l’autre.

Remarquez de plus que si la vertu que vous voulez pratiquer, ne peut s’acquérir sans quelques Actes extérieurs, conformes aux intérieurs, ainsi qu’il arrive dans la patience, vous devez non-seulement parler avec charité & avec douceur, mais rendre tous les services imaginables à celui qui vous aura maltraité de quelque maniere que ce soit. Et encore que ces Actes soient intérieurs ou extérieurs, vous semblent foibles, & que vous ne les fassiez qu’avec une extrême répugnance, gardez-vous bien cependant de les négliger, parce que tous foibles qu’ils sont, ils vous soutiendront dans le combat, & vous seront de puissans moyens pour remporter la victoire.

Veillez donc sur votre intérieur, & ne vous contentez pas de réprimer les mouvemens les plus violens des passions ; étouffez jusqu’aux plus petits, parce que ceux-ci, pour l’ordinaire servent de disposition aux autres, d’où naissent enfin les habitudes vicieuses. Nous sçavons par expérience que beaucoup de gens ayant négligé de mortifier leurs passions en des choses assez légeres, quoiqu’ils eussent eu le courage de les mortifier en des occasions très considérables ; nous sçavons, dis-je, que lorsqu’ils y pensoient le moins, ils ont été attaqués plus rudement que jamais par des ennemis qui n’étoient qu’à demi vaincus.

J’ai encore ici un avis de grande importance à vous donner : c’est de mortifier vos apétits dans les choses mêmes qui sont permises, mais non nécessaires. Car vous gagnerez par-là beaucoup, vous pourrez vous vaincre plus facilement dans les autres ; vous deviendrez plus aguerris & plus forts dans les tentations, & vous vous rendrez en même-tems bien plus agréables à notre-Seigneur. Je vous dis sincerement ce que je pense : ne vous lassez point de pratiquer les saints exercices que je viens de vous enseigner, & dont vous avez besoin pour la réformation de votre intérieur. Vous remporterez bientôt une glorieuse victoire sur vous-même. Vous ferez en peu de tems de forts grands progrès dans la vertu, & vous deviendrez spirituel, non pas de nom seulement, mais en effet & en vérité.

Que si vous prenez d’autres voyes, encore qu’elles vous paroissent excellentes, que vous y goutiez de grands délices spirituels, que vous croyez y avoir une intime union avec Dieu ; tenez pour certain que jamais vous n’obtiendrez de vertus solides, ni ne sçaurez ce que c’est la véritable spiritualité, qui, comme nous avons dit au premier chapitre, ne consiste pas en des exercices doux & qui flatent la nature, mais en ceux qui la crucifient avec ses passions & ses désirs déreglés.

C’est ainsi que l’homme renouvellé intérieurement par les vertus qu’il a acquises, vient à s’unir intérieurement à son Créateur & à son Sauveur attaché en Croix. Aussi est-il hors de doute, que comme les habitudes vicieuses se forment dans nous par plusieurs Actes de la volonté, lorsqu’elle succombe à l’apétit sensitif : de même les vertus chrétiennes s’acquierent par plusieurs Actes de la volonté, lorsqu’elle se conformie à celle de Dieu, qui excite l’ame tantôt à une vertu, & tantôt à l’autre. Comme donc la volonté ne peut être criminelle, quelque effort que fasse l’apétit inférieur pour la corrompre, à moins qu’elle n’y consente : aussi ne peut-elle être sainte & unie à Dieu, quelque sorte que soit la grace qui l’attire, à moins qu’elle n’y coopere par des Actes non seulement intérieurs, mais même extérieurs, s’il en est besoin.