Le Combat spirituel (Brignon)/12

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 57-62).


CHAPITRE XII.
Qu’il y a dans l’homme plusieurs volontés qui font sans cesse la guerre.

IL y a dans l’homme deux volontés, l’une supérieure, l’autre inférieure. La premiere est celle que nous appellons communément la raison ; l’autre, celle à qui nous donnons le nom d’apétit, de chair, de sens, de passion. Cependant, comme à proprement parler, on n’est homme que par la raison ; ce n’est pas vouloir quelque chose que de s’y porter par un premier mouvement de l’apétit sensitif, à moins que la volonté supérieure ne s’y porte ensuite & ne s’y attache.

C’est pourquoi toute notre guerre spirituelle consiste en ce que la volonté raisonnable ayant au-dessus de soi la divine volonté, au-dessous l’apétit sensitif, & se trouvant comme au milieu, elle est combattuë presque également des deux côtés ; parce que Dieu d’une part & la chair de l’autre, la sollicitent sans relâche, & n’obmettent rien pour la faire entrer dans leurs sentimens. Voilà ce qui cause des peines inconcevables à ceux qui dans leur jeunesse ayant contracté de méchantes habitudes, prennent enfin la résolution de changer de vie, & de dompter leur chair ; & enfin de rompre avec le monde, pour se dévouer entierement au service de notre Seigneur. Car leur volonté est en même-tems attaquée avec beaucoup de violence, par la volonté divine & par l’apétit sensitif, & de quelque côté qu’elle se tourne, elle ne peut résister qu’avec peine à de si rudes attaques.

Ce combat n’arrive point dans ceux, qui depuis longtems, se sont fait une habitude, ou de la vertu ou du vice, & qui ayant pris leur parti, veulent toujours vivre comme ils ont vêcu. Car les ames saintes se conforment à la volonté de Dieu, & celles que le vice a corrompuës, suivent la sensualité. Mais que personne ne s’imagine pouvoir acquérir les véritables vertus & servir Dieu comme il faut, s’il n’est dans la résolution de se faire violence à lui-même, de vaincre la difficulté qu’il y a de renoncer à tous les plaisirs du monde, soit grands, soit petits, ausquels il a eu quelque attachement criminel.

De-là vient qu’il se trouve si peu de gens qui arrivent à un haut dégré de perfection. Car après avoir surmonté les plus grands vices, après avoir assuré les plus grands travaux, ils perdent cœur, & ne peuvent continuer à se vaincre, quoiqu’ils n’ayent plus que de légers combats à soutenir, pour détruire quelques foibles restes de leur propre volonté, & pour étouffer beaucoup de petites passions, qui venant à se fortifier de jour en jour, se rendent enfin tout à-fait maîtresses de leur cœur.

De ceux-là plusieurs, par exemple, ne dérobent point le bien d’autrui, mais ils aiment le leur passionnément. Ils n’usent pas des moyens illicites pour se procurer des honneurs mondains : mais bien loin de rejetter comme ils devroient, ces vains honneurs, ils les désirent souvent, & tachent même d’y parvenir par d’autres voyes qui leur semblent légitimes. Ils gardent les jeûnes d’obligation ; mais ils aiment la bonne chere & les viandes les plus délicates. Ils sont chastes & continens ; mais ils ne s’abstiennent pas de certains plaisirs qui leur sont de grands obstacles aux fonctions de la vie spirituelle, & à l’intime union avec Dieu.

Comme donc ces choses sont dangéreuses par toutes sortes de personnes, & particulierement pour ceux qui n’en craignent pas les suites funestes, il faut que chacun apporte tous les soins imaginables pour les éviter. Sans cela, il est impossible qu’on ne fasse la plûpart de ses bonnes œuvres avec un esprit de tiédeur, & qu’on n’y mêle beaucoup d’amour propre, de respects humains, d’imperfections cachées, d’estime de soi-même, d’envie de paroître & d’être applaudi du monde. Ceux qui se négligent en ce point, non-seulement ne font nul progrès dans la voye de leur salut, mais retournent en arriere, & courent fortune de retomber dans leurs anciens vices, parce qu’ils ne s’attachent point à la solide vertu ; qu’ils ressentent peu la grace que Dieu leur a faite de les affranchir de la tyrannie du démon ; qu’ils ne connoissent pas même le mauvais état où ils sont, & qu’ils demeurent ainsi toujours dans une paix & une sécurité trompeuse.

On peut remarquer ici une illusion d’autant plus à craindre, qu’il est mal aisé de la découvrir. Plusieurs de ceux qui s’abandonnent à la vie spirituelle, s’aimant trop eux-mêmes, si toutes fois l’on peut dire qu’ils s’aiment eux-mêmes, choisissent les exercices qui leur plaisent davantage, & laissent les autres qui ne sont pas à leur goût, qui choquent leur inclination naturelle, qui servent à mortifier leurs passions brutales, contre lesquelles ils devroient tourner toutes leurs forces dans le Combat spirituel. On ne sçauroit trop les exhorter d’aimer la peine qu’il y a à les vaincre ; parce que tout dépend de-là ; & que plus ils feront paroître de courage à surmonter les premieres difficultés qui se rencontrent dans la vertu, plus leur victoire sera prompte & assurée. Que s’ils se proposent uniquement les travaux de cette guerre, s’ils s’y attachent tout-à-fait, & s’ils n’aspirent pas trop-tôt à la victoire qui sont les vertus, ils obtiendront plus facilement & plus surement ce qu’ils prétendent.