Le Combat spirituel (Brignon)/51

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 240-248).


CHAPITRE LI.
De la Méditation des souffrances de Jesus-Christ, & de divers sentimens affectueux qu’on en peut tirer.

CE que j’ai dit auparavant de la maniere de prier, & de méditer sur les souffrances de Notre-Seigneur, ne va qu’à lui demander des graces : nous allons voir maintenant de quelle sorte on en peut tirer divers sentimens affectueux. Si donc, par exemple, vous avez choisi pour le sujet de votre Méditation, le crucifiement de cet Homme-Dieu, parmi plusieurs circonstances de ce mystere, vous pourrez vous arrêter à celles qui suivent.

Considerez, 1. Que Jesus étant arrivé sur le Calvaire, les Bourreaux le dépouillerent avec violence, & lui arracherent la peau toute déchirée par les foüets, & collée à ses habits par le Sang, qui avoit coulé de ses blessures. 2. Qu’on lui ôta sa Couronne d’Épines ; & que la lui ayant remise aussi-tôt, on lui fit de nouvelles playes. 3. Qu’à coups de marteau on l’attacha cruellement avec de gros cloux au bois de la Croix, 4. Que ses mains sacrées ne pouvant atteindre ou lieu où l’on le devoit cloüer, on les lui tira si violemment, qu’on lui disloqua tous les os, & qu’il fut facile de les compter[1]. 5. Qu’ayant été élevé sur cette Croix, où il n’étoit soûtenu que par les cloux, le poids de son corps augmenta ses playes, & lui causa d’étranges douleurs.

Si par ces sortes de considérations, ou par d’autres semblables, vous désirez exciter en votre cour des mouvemens de l’amour divin, tâchez d’arriver par la méditation, à une sublime connoissance de la bonté infinie de votre Sauveur, qui a bien voulu souffrir pour l’amour de vous tant de peines, Car plus vous croîtrez en la connoissance de l’amour qu’il a eu pour vous, plus vous aurez d’attachement & d’amour pour lui. Etant ainsi convaincu de son excessive charité, vous ne pourrez vous empêcher de faire des Actes de Contrition : d’avoir si souvent & sị indignement outragé celui qui s’est immolé lui-même pour la satisfaction de vos offenses.

Vous viendrez ensuite à former des Actes d’Espérance, en considérant que ce grand Dieu n’avoit point d’autre dessein sur la Croix, que d’exterminer le peché du monde, de vous délivrer de la tyrannie du Démon, d’expier vos crimes, de vous réconcilier avec son Pere ; de vous faire recourir à lui dans tous vos bésoins. Que si après avoir considérez ses souffrances, vous en considérez les effets ; si vous remarquez que par la mort il a effacé les pechés des hommes, il a appaisé la colere du souverain Juge, il a confondu les puissances de l’Enfer, il a triomphe de la mort même, il a rempli dans le Ciel les places des Anges rebelles, votre douleur se convertira en joye, & cette joye s’augmentera par le souvenir de celle que le grand ouvrage de la Rédemption du monde causa aux trois Personnes divines, à la bienheureuse Vierge, à l’Église Militante, & à l’Église Triomphante.

Que si vous voulez concevoir un vif regret de vos pechés, n’ayez en vûë dans votre Méditation, que de vous persuader que si Jesus a tant souffert, ç’a été pour vous inspirer une haine salutaire de vous-même, & de vos passions déreglées, surtout de celle qui vous fait faire de plus grandes fautes, & qui déplaît par conséquent davantage à Dieu.

Pour entrer dans des sentimens d’admiration, vous n’aurez qu’à considérer qu’il n’y a rien de plus surprenant que de voir le Créateur de l’Univers, l’Auteur de la Vie, mourir par les mains de ses créatures ; de voir la suprême Majesté comme anéantie, la Justice condamnée, la beauté salie de crachats & presque effacée, l’objet de l’amour du Pere Éternel devenu l’objet de la haine des pecheurs ; la lumiere inaccessible abandonnée à la fureur des Puissances des ténébres ; la gloire, la félicitée incréée, ensevelie dans l’oprobre & dans la misere.

Pour vous exciter à la compassion des souffrances de votre Sauveur & de votre Dieu, outre les peines extérieures, représentez-vous les intérieures, qui furent sans comparaison plus grandes. Que si vous êtes sensible aux premieres, comment pourrez-vous n’être pas touché des autres, jusqu’à en avoir le cœur percé de douleur ? L’ame du Sauveur voyoit clairement la divine Essence, comme elle la voit maintenant au Ciel : elle sçavoit combien Dieu mérite d’être honoré, & comme elle l’aimoit infiniment, elle désiroit aussi que toutes les créatures l’aimassent de toutes leurs forces. Le voyant donc terriblement deshonoré dans tout le monde par une infinité de crimes abominables, elle en étoit pénétrée d’une douleur non moins excessive que son amour, & que le desir qu’elle avoit que la Majesté divine fut aimée & servie de tous les hommes. La grandeur de cet amour & de ce désir étoit au-dessus de toute imagination, & par conséquent, il est inutile de vouloir comprendre quel fut l’excès des peines intérieures de Jesus mourant sur la Croix.

De plus, comme ce divin Sauveur aimoit tous les hommes d’une maniere qui passe tout ce que l’on peut en dire, l’affection si tendre & si ardente qu’il avoit pour eux, étoit cause qu’il s’affligeoit extrêmement de leurs pechés, qui les devoient séparer de lui. Il voyoit que nul d’entr’eux ne pouvoit commettre de peché mortel, sans détruire la charité & la grace, qui est le lien par où les Justes demeurent unis spirituellement avec lui. Or cette séparation étoit à l’ame de Jesus bien plus douloureuse que n’est au corps celle de ses Membres, lorsqu’ils sont hors de leur place, & il ne faut pas s’en étonner. Car l’ame étant toute spirituelle, & d’une nature beaucoup plus parfaite que le corps, elle est aussi bien plus susceptible de la douleur. Mais après tout, la plus sensible affliction de Notre-Seigneur fut de voir tous les pechés des damnés, qui ne pouvant plus retourner à lui par la Pénitence, doivent être éternellement séparés de lui.

Si à la vûë de tant de peines, vous sentez que votre cœur se laisse attendrir à la compassion pour votre Jesus, passez plus avant, & vous trouverez qu’il a souffert des douleurs extrêmes, non-seulement pour les pechés que vous avez effectivement commis, mais même pour ceux que vous n’avez point commis, puisqu’il est certain qu’il lui a coûté tout son Sang pour vous délivrer des uns, & pour vous préserver des autres, Croyez-moi, vous ne manquerez jamais de raisons capables de vous porter à prendre part aux souffrances de Jesus Crucifié. Sçachez qu’il n’y a jamais eu, & qu’il n’y aura jamais en quelque créature raisonnable que ce soit, aucun mal qu’il n’ait ressenti : injures, oprobres, tentations, maladies, perte de biens, austérités volontaires, il a ressenti tout cela plus vivement que ceux mêmes qui le souffrent en effet. Car comme ce Pere charitable a une connoissance très-parfaite de toutes leurs peines grandes & petites, spirituelles & corporelles, jusqu’à la moindre piqueure, & au moindre mal de tête, il ne pouvoit s’empêcher d’en avoir une tendre compassion.

Mais qui pourroit dire combien les souffrances de la sainte Mere lui furent sensibles ? Tout ce qu’il endura de plus cruel & de plus ignominieux en sa Passion, elle l’enduroit à sa maniere dans les mêmes vûës, & par les mêmes motifs : Et encore que la douleur ne fût pas égale, elle étoit toujours excessive. C’est ce qui redoubloit toutes les douleurs de Jesus, & qui faisoit dans son ame de profondes playes. De-là vient qu’une sainte Ame disoit avec beaucoup de simplicité, que le cœur de Jesus souffrant lui paroissoit comme une espece d’Enfer, dont toutes les peines étoient volontaires, & où il n’y avoit point d’autre feu que celui de la Charité.

Mais enfin quelle est la cause de tant de tourmens ? Ce sont nos pechés ; & par conséquent la meilleure maniere d’y compatir, & de marquer notre reconnoissance à celui qui a tant souffert pour nous, c’est d’avoir regret de nos infidelités, purement pour l’amour de lui ; c’est de haïr le peché par-dessus toutes choses, à cause qu’il lui déplaît, & de faire une continuelle guerre à nos vices, comme à ses plus mortels ennemis ; afin que nous dépouillant du vieil homme, & vous revêtant du nouveau ; nous ornions nos ames de vertus Chrétiennes, qui en font toute la beauté.

  1. Ps. 21, 18.