Le Combat spirituel (Brignon)/55

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 264-275).


CHAPITRE LV.
Avec quelle réparation il faut commencer, pour s’exciter à l’amour de Dieu.

SI vous voulez que le Sacrement de l’Eucharistie produise en nous des sentimens d’amour de Dieu, souvenez-vous de l’amour que Dieu a eu pour vous, & dès le soir qui précedera votre Communion, considérez attentivement que ce Seigneur, dont la Majesté & la Puissance n’ont point de bornes, ne s’est pas contenté de vous créer à son Image, ni d’envoyer sur la Terre son Fils unique pour expier vos pechés par les travaux continuels de trente-trois ans, & par une mort non moins douloureuse qu’ignominieuse sur la Croix ; mais que de plus il vous l’a laissé dans le Sacrement ; afin qu’il y soit votre nourriture, & votre refuge dans tous vos besoins. Voici combien cet amour est grand & singulier en toute maniere.

1. Pour ce qui regarde la durée, vous trouverez qu’il est Éternel, & qu’il n’a point eu de commencement. Car, comme Dieu est de toute Éternité, c’est aussi de toute Éternité qu’il a aimé l’homme jusqu’à vouloir lui donner son Fils d’une maniere si admirable. Là-dessus vous lui direz avec un transport de joye : Il est donc vrai qu’une créature aussi méprisable que je suis, a été tant estimée & cherie de Dieu, qu’il a daigné penser à elle avant tous les siécles, & former dès-lors le dessein de lui donner pour nourriture la Chair & le Sang de son Fils unique.

2. Quelque ardente que soit la passion que nous avons ici-bas pour les choses qui nous plaisent, il y a des bornes, où il faut qu’elle s’arrête, & qu’elle ne peut passer. Le seul amour que Dieu à pour nous, est sans limite & sans mesure. Et c’est pour le satisfaire pleinement qu’il nous a envoyé du Ciel ce Fils qui lui est égal en tout, qui a la même Substance, & les mêmes perfections que lui. Ainsi l’amour n’est pas moins grand que le don, ni le don moins grand que l’amour, l’un & l’autre étant infinis, & au-dessus de toute intelligence créée.

3. Si Dieu nous a tant aimés, ce n’est point par force & malgré lui, mais par la seule bonté, qui le porte naturellement à nous combler de ses bienfaits.

4. Nous n’avions fait aucune bonne œuvre, nous n’avions acquis aucun mérite pour nous attirer son amour ; & s’il nous a aimé jusqu’à l’excès, s’il s’est donné tout entier à nous, nous en sommes uniquement redevables à sa charité.

5. L’amour qu’il nous porte est tout-à-fait pur, & si on y prend bien garde, on n’y verra point ce mêlange d’intérêt, qui se rencontre dans les amitiés mondaines. Dieu n’a que faire de nos biens, parce qu’il a dans lui même indépendamment de nous, le principe de son bonheur & de sa gloire. Lors donc qu’il répand sur nous ses bénédictions, ce n’est point son utilité, mais la nôtre seule qu’il envisage. Dans cette pensée chacun dira en soi-même : Qui eût crů, Seigneur, qu’un Dieu infiniment grand, comme vous, pût mettre son affection dans une créature vile & abjecte, comme moi. Que prétendez-vous, ô Roi de gloire ? Que pouvez-vous espérer de moi, qui ne suis que cendre & poussiére. Cette ardente charité qui vous consume, ce feu qui m’éclaire, & qui m’échauffe tout ensemble, me fait assez voir que vous n’avez qu’un seul dessein ; & je reconnois encore par-là combien votre amour est dégagé de tout interêt : vous ne prétendez autre chose, en vous donnant tout entier à moi dans ce Sacrement que de me transformer en vous, afin que je vive en vous, & que vous viviez en moi ; & que par cette union si intime devenant une même chose avec vous, je change un cœur tout terrestre. comme le mien, en un cœur tout spirituel & tout divin comme le vôtre.

Après cela nous entrerons dans des sentimens d’admiration & de joie, de voir les marques que le Fils de Dieu nous donne de son estime & de son amour ; persuadez qu’il ne cherche qu’à gagner tout-à-fait nos cœurs, qu’à nous attacher à lui, en nous détachant des créatures & de nous-mêmes, qui sommes du nombre des plus viles créatures, nous nous offrirons à lui en Holocauste, afin que notre mémoire, notre entendement, notre volonté, nos sens n’agissent plus que par le principe de son amour, & les motifs de lui plaire.

Puis considérant que sans sa grace, rien n’est capable de produire en nous les dispositions nécessaires pour le recevoir dignement dans l’Eucharistie, nous lui ouvrirons nos cœurs, & nous tâcherons de l’y attirer par des Oraisons jaculatoires, par des aspirations courtes, mais ardentes, telles que sont celles-ci : ô viande céleste ! quand aurai-je le bonheur d’être toute entiere à vous, & de pouvoir me consumer par le feu de votre divin amour ? Quand sera-ce, ô charité incréée, ô pain vivant ! quand sera-ce que je ne vivrai que de vous, que par vous & que pour vous ? O manne du Ciel, ô ma vie, ô vie heureuse & éternelle, quand viendra le tems que dégoûté de toutes les viandes d’ici-bas, je ne me nourrirai que de vous ? O mon souverain bien ! Ô toute ma joie ! quand viendra ce tems bienheureux ! dégagez, mon Dieu, dès maintenant, dégagez ce cœur de la servitude de ses passions & de ses vices ; ornez-le de vos vertus, étouffez en lui tout autre désir que celui de vous aimer & de vous plaire. Après cela je vous l’ouvrirai ; je vous prierai d’y venir ; & pour vous y attirer, j’userai, s’il est necessaire, d’une douce violence. Vous y viendrez, ô mon unique trésor, & rien ne vous empêchera d’y produire les effets que vous désirez. Voilà les sentimens tendres & affectueux, dans lesquels on s’exercera le soir & matin, pour se préparer à la Communion.

Quand le tems de communier aproche, il faut bien considérer quel est celui qu’on veut recevoir. C’est le Fils de Dieu vivant ; c’est celui dont la Majesté fait trembler les Cieux & les vertus mêmes des Cieux ; c’est le Saint des Saints, le miroir sans tâche, la pureté incréée, en comparaison de laquelle toute créature est immonde : c’est ce Dieu humilié, qui étant l’arbitre de la vie & de la mort, a voulu pour sauver les hommes, se rendre semblable à un ver de terre, se rendre le joüet de la populace, être rebuté, foulé aux pieds, mocqué, couvert de crachats, attaché à une Croix, par la fonction des infâmes partisans du monde. Considérez d’un autre côté, que de votre fonds vous n’êtes rien ; que par vos pechés vous vous êtes mis au-dessous des plus viles créatures, même de celles qui sont sans raison, que vous méritiez enfin d’être l’esclave des démons. Songez qu’au lieu de donner des marques de reconnoissance pour les obligations infinies que vous avez à votre Sauveur, vous l’avez cruellement outragé, jusqu’à fouler aux pieds le Sang qu’il a répandu pour vous, & qui est le prix & de votre Rédemption.

Après cela, & votre ingratitude ne l’emporte point sur la charité toujours constante & immuable ; il ne laisse pas de vous inviter à son banquet ; & bien loin de vous en exclure, il vous menace de son indignation & de la mort, si vous n’y allez. Ce Pere miséricordieux est toujours prêt à vous recevoir ; & quoiqu’à ses yeux vous paroissiez couvert de lépre, boiteux, hydropique, aveugle, démoniaque ; & qui pis est, plein de vices & de pechés, il n’a point d’aversion pour vous, il ne vous fuit point : tout ce qu’il demande de vous, c’est, 1. Que vous ayez une sincere douleur de l’avoir indignement offensé. 2. Que vous haïssiez par-dessus toutes choses le péché, soit mortel, soit même véniel. 3. Que vous soyez toujours disposé à faire sa volonté, & que dans les occasions vous l’exécutiez promptement & avec ferveur. 4. Qu’après cela vous ayiez une ferme confiance qu’il vous remettra toutes vos dettes, qu’il vous purifiera de toutes vos tâches, qu’il vous défendra contre tous vos ennemis.

Étant ainsi animé par le souvenir de l’amour qu’il porte aux pecheurs pénitens, vous pourrez vous aprocher de la sainte Table, avec une crainte mêlée d’espérance & d’amour, en disant : Je ne suis pas digne de vous recevoir, parce que je vous ai si souvent & si grievement offensé, & que je n’en ai pas fait toute la satisfaction que je dois à votre Justice. Non, mon Dieu, je ne suis pas digne de vous recevoir, parce qu’il me reste encore quelque affection pour les créatures, & que je n’ai pas commencé à vous aimer & à vous servir de toutes mes forces. Ah ! Seigneur, n’oubliez pas votre bonté ; souvenez-vous de votre parole ; rendez-moi digne de vous recevoir avec foi & avec amour.

Quand vous aurez communié, entrez aussi-tôt dans un profond recueillement ; & fermant la porte de votre cœur, ne pensez plus qu’à traiter avec votre Sauveur, en lui disant ces paroles ou d’autres semblables : O souverain Maître du Ciel ! qui a pû vous obliger de descendre jusques dans moi, qui suis une créature pauvre, misérable, aveugle, dénuée de tout. Il vous répondra incontinent : C’est l’amour. Vous lui répliquerez : O amour incréé ! que demandez-vous de moi ? Rien autre chose, vous dira-t-il, que l’amour. Je ne veux point d’autre feu dans votre cœur, que celui de la charité. Ce feu victorieux des ardeurs impures de vos passions, embrassera votre volonté, & m’en fera une Victime d’agréable odeur. C’est ce que j’ai toujours desiré, & ce que je desire encore ; je veux être tout à vous, & que vous soyiez tout à moi : ce qui ne se pourroit faire, si au lieu de vous conformer à ma volonté, vous suiviez la vôtre, toujours amateur de votre propre liberté, & de la gloire du monde. Sçachez donc que ce que je souhaite de vous, c’est que vous vous haïssiez vous-même, afin de pouvoir m’aimer ; que vous me donniez votre cœur, afin de l’unir au mien, qui fût ouvert pour vous sur la Croix. Vous n’ignorez pas qui je suis, & vous voyez néanmoins que par un excès d’amour, je veux bien mettre quelque sorte d’égalité entre moi & vous. En me donnant tout entier à vous, je ne vous demande que vous-même ; soyez à moi, & je suis content ; ne cherchez que moi ; ne songez qu’à moi ; n’écoutez & ne regardez que moi, afin que je sois l’unique objet de vos pensées & de vos desirs ; que vous n’agissiez qu’en moi ; que ma grandeur infinie absorbe votre néant ; qu’ainsi vous trouviez en moi votre bonheur, & que je trouve en vous mon repos.

Enfin, vous présenterez au Pere Eternel son Fils bien-aimé. 1. En action de graces de la faveur qu’il vous aura faite de vous le donner. 2. Pour en obtenir le secours, soit pour vous. même, soit pour toute l’Eglise, soit pour vos parens & pour ceux à qui vous avez quelque sorte d’obligation, soit pour les ames du Purgatoire ; & vous unirez cette offrande à celle que le Sauveur fit de lui-même sur la Croix, lorsque tout couvert de Playes & de Sang, il s’offrit en holocauste à son Pere pour la rédemption du monde. Vous pourrez encore lui offrir à cette intention, toutes les Messes qu’on célebrera ce jour-là dans tout le monde Chrétien.