Le Commandant de cavalerie (Trad. Talbot)/Texte entier

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Le Commandant de cavalerie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 1 (p. Le commandement de cavalerie-370).


LE COMMANDANT
DE CAVALERIE[1].


CHAPITRE PREMIER.


Idée générale des devoirs d’un commandant de cavalerie[2].


Avant tout, il faut sacrifier aux dieux[3] et les supplier de ne t’inspirer que des pensées, des paroles et des actions propres à mériter, dans ton commandement, le suffrage du ciel, le tien, celui de tes amis, ainsi que l’affection de la république, élevée à son plus haut point de gloire et de prospérité. Les dieux propices, passe tes cavaliers en revue, soit pour compléter le nombre légal, soit pour veiller au maintien des cadres : car, faute de nouvelles recrues, ils diminueraient de jour en jour. La vieillesse met nécessairement les uns hors de service ; les autres vides se font par différentes raisons. Le corps de cavalerie une fois au complet, il faut veiller à ce que les chevaux soient nourris de façon à supporter les fatigues. Si la force leur manquait, ils ne pourraient ni atteindre l’ennemi, ni échapper par la fuite. Il faut veiller aussi à ce qu’ils soient obéissants : un cheval rétif est plutôt l’allié des ennemis que de ceux de son parti. Les chevaux qui ruent quand on les monte doivent être également réformés : souvent ils font plus de mal que l’ennemi même. Enfin, l’on doit prendre soin de leurs pieds, afin de pouvoir manœuvrer sur un terrain rocailleux, tout le monde sachant que, quand la marche les chagrine, ils ne sont bons à rien.

Quand on a des chevaux comme il faut, on doit exercer les cavaliers, et tout d’abord leur apprendre à sauter dessus, car nombre de gens y ont trouvé leur salut ; puis à manœuvrer sur toutes sortes de terrains[4], l’ennemi se portant ici sur un point et là sur un autre. Lorsqu’ils sont solides en selle, il faut veiller à ce qu’ils sachent presque tous lancer le javelot de dessus le cheval, et exécuter les autres manœuvres des gens à cheval. Cela fait, on doit armer chevaux et cavaliers, de manière qu’ils aient le moins de mal possible, et qu’ils en fassent le plus possible à l’ennemi. Il faut aussi s’arranger pour avoir des hommes obéissants : sans cela, et les bons chevaux, et les hommes solides, et les belles armes ne serviront de rien. Veiller à ce que tout cela s’exécute ponctuellement, c’est le devoir du commandant de cavalerie. La république, convaincue qu’il suffirait difficilement seul à tant de soins, lui adjoint pour collaborateurs des phylarques[5], et ordonne au sénat de veiller, de concert avec lui, à la tenue de la cavalerie. Il est donc bon, selon moi, d’inspirer aux phylarques l’intérêt que tu prends toi-même aux cavaliers, et d’avoir dans le sénat des orateurs bien disposés, dont la parole impose aux cavaliers, qui alors feront mieux leur devoir, et adoucisse le sénat, s’il était porté à une sévérité austère. Voilà ce que j’avais à te rappeler pour les objets qui réclament ta vigilance ; mais quels sont les meilleurs moyens d’y réussir ? C’est ce que je vais tâcher d’indiquer.

Les cavaliers que tu enrôles doivent être, conformément à la loi, des citoyens aisés et robustes, et tu as pour cela deux moyens, les tribunaux et la persuasion. Je crois qu’il ne faut citer devant les tribunaux que ceux qu’on serait soupçonné de ménager par intérêt. En effet, les citoyens moins aisés auraient tout de suite un prétexte, si tu ne commençais pas par contraindre les puissants. En second lieu, je regarde comme un bon moyen de faire voir aux jeunes le côté brillant de la cavalerie ; ils en prendront le désir, et tu trouveras moins de résistance dans ceux dont ils dépendent, en leur représentant que, si ce n’est pas par toi, c’est par un autre qu’ils seront contraints d’élever un cheval, en raison de leur fortune. S’ils s’enrôlent avec toi, tu t’engageras à détourner les fils de famille de la manie d’acheter des chevaux de prix, et à les rendre, avant peu, bons cavaliers. Aux promesses, tu chercheras à joindre les effets. Quant aux cavaliers déjà enrôlés, le sénat, en faisant publier pour l’avenir les doubles exercices, et en annonçant la réforme des chevaux incapables de suivre, les obligera, je l’espère, à mieux entretenir et dresser leurs chevaux.

Il me paraît bon d’avertir qu’on refusera pareillement les chevaux fougueux. Cette menace engagera davantage à les vendre et à en acheter d’autres avec plus de précaution. Il sera bon encore d’annoncer qu’on réforme aussi les chevaux qui ruent dans les évolutions, vu qu’il est impossible de les tenir en rang, et que, quand il faut charger l’ennemi, ils suivent par derrière ; ce qui fait que le mauvais cheval rend inutile le cavalier.

Pour ce qui est de fortifier les pieds du cheval, si l’on a quelque moyen facile et expéditif, je l’admets : autrement, je dis, d’après ma propre expérience, qu’il faut étendre un lit de cailloux pris sur le chemin, du poids d’une mine environ, plus ou moins, à l’endroit où l’on panse le cheval au sortir de l’écurie ; le cheval ne cessera de piétiner sur ces cailloux, soit qu’on l’étrille, soit que les mouches le piquent. Qu’on en fasse l’essai, l’on reconnaîtra la justesse de mes observations, et l’on verra s’arrondir les pieds du cheval[6].

Quand les chevaux seront comme il faut, on amènera les cavaliers à être excellents par les moyens qui suivent. Et d’abord nous conseillons aux jeunes gens d’apprendre eux-mêmes à sauter à cheval ; mais tu feras bien de leur donner un maître habile. Quant à ceux qui sont plus âgés, il est très-utile de les accoutumer à monter à cheval en s’aidant les uns les autres, à la perse[7].

Pour former des cavaliers à se tenir fermes en selle sur toute espèce de terrains, il serait peut-être gênant de les faire sortir souvent, n’étant pas en guerre : il faut donc les rassembler et leur conseiller de s’exercer, soit quand ils se rendent à leur campagne ou ailleurs, soit en sortant des chemins, et en se lançant au galop sur des terrains de différentes espèces. Cet exercice vaut presque les sorties et donne moins d’embarras. Il convient de leur rappeler que, si l’État s’impose une dépense annuelle de près de quarante talents[8] pour avoir une cavalerie en cas de guerre, ce n’est pas afin d’en manquer, mais pour la trouver toute prête au besoin. Cette pensée stimulera sans doute le zèle des cavaliers pour l’équitation ; ils ne voudront pas, s’il survient une guerre, être pris au dépourvu quand il s’agit de combattre pour le pays, pour l’honneur et pour la vie. Il n’est pas mauvais non plus de les prévenir que tu les feras quelquefois sortir en avant, et que tu marcheras à leur tête sur toutes sortes de terrains. Pour les exercices de petite guerre, c’est encore une bonne chose de les emmener manœuvrer tantôt sur un terrain et tantôt sur un autre : rien n’est meilleur pour les cavaliers et pour les chevaux.

Le jet du javelot sera, selon moi, pratiqué par un bien plus grand nombre, si tu préviens les phylarques qu’ils auront à commander les acontistes[9] de chaque escadron[10] dans les exercices du javelot. Ils auront à cœur, je présume, de présenter chacun à l’État le plus d’acontistes possible. Et de même les phylarques veilleront de leur mieux au bon équipement de la cavalerie, s’ils sont convaincus que la tenue brillante de leur escadron leur fait beaucoup plus d’honneur aux yeux de la république que leur propre parure. Or, il est à croire qu’on n’aura pas de peine à le faire comprendre à ceux qui ont désiré être à la tête de leur escadron par un sentiment de gloire et d’honneur. Ils pourront d’ailleurs, la loi en main, sans se mettre eux-mêmes en frais, forcer leurs hommes à se faire équiper, suivant l’ordonnance, avec leur solde.

Du reste, pour rendre les soldats obéissants, il est essentiel de leur représenter par la parole quels avantages résultent de la soumission, et il est également essentiel de leur prouver, dans la pratique, combien d’avantages la règle assure partout à ceux qui l’observent, et combien de maux à ceux qui ne l’observent pas. Un motif très-puissant, à mon sens, pour que les phylarques aient à cœur de commander chacun un escadron bien équipé, c’est d’avoir des éclaireurs très-élégamment armés, de les obliger fréquemment à lancer du javelot, et de leur en donner même toi-même l’exemple, après être devenu fort à cet exercice. Si, en outre, on pouvait proposer aux tribus des prix pour tous les exercices de cavalerie qui sont offerts en spectacle, ce serait, je crois, un merveilleux stimulant à l’émulation des Athéniens : témoin ce qui se fait pour les chœurs, où, pour de faibles prix, on se donne tant de mal, on fait tant de dépenses. Seulement il faut, en pareil cas, avoir des juges dont les vainqueurs puissent être fiers.


CHAPITRE II.


De l’ordonnance des escadrons.


Quand tes cavaliers seront ainsi exercés, il faudra qu’ils sachent se ranger dans un certain ordre, qui rendra plus pompeuses les fêtes des dieux, plus belles les évolutions de ta troupe, plus glorieux ses combats, s’il y a lieu, plus faciles et moins confuses les marches sur les routes et à travers les passages difficiles. Or, quel est l’ordre le meilleur pour exécuter ces manœuvres ? Je vais essayer de l’expliquer.

La ville est divisée en tribus : je dis alors qu’il faut nommer, avec l’assentiment de chaque phylarque, des décadarques[11] pris parmi les jeunes citoyens, jaloux de faire quelque bel exploit et de se rendre fameux. Tu en feras tes chefs de file. Après eux on choisira un nombre égal d’hommes, parmi les plus âgés et les plus prudents, afin de les mettre les derniers de la décade. Pour user de comparaison, c’est ainsi que le fer coupe le fer quand le tranchant de l’instrument est bien affilé, et que la force d’impulsion est suffisante. Quant à ceux qui se trouvent au milieu, entre les premiers et les derniers, si chaque décadarque a choisi celui qui vient immédiatement après lui, et ainsi de suite, il est clair que chacun aura un camarade sur lequel il pourra compter. Le chef doit être, sous tous les rapports, un homme propre à la place. Vaillant, s’il s’agit de charger l’ennemi, ses ordres communiquent son feu au premier rang ; et, s’il faut battre en retraite, sa prudence le met mieux à même de sauver ses compagnons d’armes.

Les décadarques étant en nombre pair, on pourra plus facilement établir des sections égales que s’ils étaient en nombre impair. Cet ordre me plaît, d’abord parce que chaque chef de file commande à sa troupe, et que des hommes qui commandent se croient obligés de mieux faire que de simples soldats ; en second lieu, parce que, s’il y a quelque chose à faire, on a bien moins vite donné des ordres à de simples soldats qu’à des chefs.

Cette division établie, de la même manière que le commandant indique aux phylarques la place où chacun doit se rendre, ainsi les phylarques annoncent aux décadarques comment chacun d’eux doit marcher. Si cela est réglé d’avance, tout ira beaucoup mieux que si, comme il arrive à la sortie du théâtre, on s’embarrasse et se gêne les uns les autres. Les cavaliers du premier rang seront mieux disposés à combattre, si on les attaque de front, puisqu’ils sauront que c’est là leur place ; et ceux du dernier rang, pris en queue, feront également bien leur devoir, puisqu’ils sauront que c’est un déshonneur d’abandonner son poste. Au contraire, si l’on n’observe aucun ordre, ce n’est plus que trouble et confusion dans les chemins étroits et dans les passages difficiles, personne n’étant prêt de lui-même à tenir tête à l’ennemi. Voilà ce à quoi doivent s’être exercés tous les cavaliers, s’ils veulent franchement seconder leur commandant.


CHAPITRE III.


Des évolutions appropriées aux jours de fête et aux exercices de l’hippodrome.


Voyons maintenant les soins particuliers que doit prendre le commandant de cavalerie. Avant tout, il offrira des sacrifices aux dieux pour sa cavalerie ; ensuite il fera tout pour qu’elle ait un air pompeux dans les fêtes ; puis il lui donnera la plus belle apparence possible dans tout ce qui doit être placé sous les yeux de la cité à l’Académie[12], au Lycée[13], à Phalère[14] et dans l’Hippodrome[15]. Ce sont là de nouvelles recommandations ; aussi vais-je indiquer le meilleur moyen d’exécuter le mieux qu’il se peut faire ces divers mouvements.

Je crois que les pompes sacrées seront agréées des dieux et des spectateurs, si, autour de toutes les chapelles et de toutes les statues qui décorent l’agora, en commençant par les Hermès[16], les cavaliers font une évolution en l’honneur des dieux. Dans les Dionysiaques[17], c’est en se groupant que les chœurs rendent hommage à toutes les divinités, et notamment aux douze grands dieux[18]. En se retrouvant aux Hermès, après avoir fait le tour de l’agora, on offrirait, selon moi, un beau spectacle en lançant les chevaux au galop jusqu’à l’Éleusinium[19].

Je ne négligerai point de parler des lances et du moyen d’éviter qu’elles ne s’embarrassent les unes dans les autres. Chacun devra les tenir entre les oreilles de son cheval, si on veut qu’elles paraissent toutes ensemble bien rangées et terribles. À ce galop succédant un temps d’arrêt, il sera beau d’aller ensuite au pas jusqu’aux chapelles par le chemin déjà parcouru. De cette manière, le spectacle de ce qu’il y a de plus brillant dans l’équitation viendra s’offrir aux dieux et aux hommes. Les cavaliers ne sont pas habitués à ces marches, je le sais ; mais je suis sûr qu’elles sembleraient bonnes, belles et agréables aux spectateurs. J’ai remarqué d’ailleurs que les cavaliers se sont toujours prêtés à de nouvelles évolutions, quand les commandants ont su faire exécuter ce qu’ils désiraient. Toutes les fois qu’on manœuvrera dans le Lycée, avant le jet du javelot, il sera beau de voir les deux divisions de cinq escadrons chacune, le commandant en tête, ainsi que les phylarques, faire une charge comme en bataille et de manière à remplir toute la largeur de la carrière.

Quand on aura franchi l’extrémité du théâtre située en face, il sera utile, je crois, de faire descendre rapidement de front, sur le terrain incliné, autant de cavaliers qu’on le pourra sans confusion. Je suis convaincu que, s’ils se croient en état de pousser leurs chevaux, ils le feront volontiers, tandis que, s’ils ne sont pas suffisamment exercés à la descente, il faut craindre que l’ennemi ne les y exerce malgré eux.

Lorsqu’il a été question des revues, j’ai dit quel ordre il fallait observer pour la perfection des manœuvres. Si le chef, en le supposant bien monté, tourne toujours le long de la file extérieure, lui-même sera continuellement au galop, et ceux qui se trouveront en dehors le suivront de la même allure, de sorte que le sénat ne cessera de voir galoper et que les chevaux ne se fatigueront point, se reposant à tour de rôle.

Quand la parade se fait à l’Hippodrome, rien n’est beau comme de voir le chef disposer ses troupes de manière qu’elles en remplissent toute la largeur et fassent retirer la foule qui le remplit. Il n’est pas moins beau de voir les escadrons se fuir et se poursuivre, chacun des cinq ayant son commandant en tête, et se passant les uns les autres. Il y a dans ce spectacle quelque chose de terrible, quand ils se portent de front l’un contre l’autre, et de majestueux, quand, après avoir parcouru l’Hippodrome, ils se font volte-face, et de beau encore quand, à un second son de trompette, ils se chargent une seconde fois au galop. Alors ils s’arrêtent, puis, au troisième son de trompette, ils se précipitent de nouveau l’un sur l’autre, et, se croisant pour terminer, ils se reforment en phalange, selon notre usage, et s’avancent vers le sénat. Je crois que ces manœuvres auraient un certain air de guerre et de nouveauté. Et, quant à s’y laisser devancer par les phylarques dans les mêmes manœuvres, ce serait quelque chose de peu honorable pour le commandant.

Reste l’exercice sur le sol battu de l’Académie ; je vais en dire quelques mots. Quand on y fera une charge, les cavaliers se pencheront en arrière pour ne pas être désarçonnés et tiendront la bride courte à leurs chevaux dans les conversions, de crainte qu’ils ne tombent seulement ; la ligne droite une fois reprise, il faut les lancer au galop. Par là, on offrira sans danger un beau coup d’œil au sénat.

CHAPITRE IV.


Des marches à la guerre.


Dans les marches, le commandant doit toujours veiller tantôt à soulager le cheval du poids du cavalier, tantôt à faire reposer le cavalier de la marche à pied ; et le moyen, c’est de ne faire ni longues traites, ni longues chevauchées. Si vous songez à prendre ce moyen terme, vous ne ferez point d’erreur : car chacun a conscience de la mesure de ses forces et est averti de ne pas l’excéder. Quand tu es en marche et que tu n’es pas sûr de ne point rencontrer l’ennemi, il faut que les escadrons ne mettent pied à terre que tour à tour. Autrement, ce serait chose grave, si l’ennemi les surprenait tous à bas de leurs chevaux. Lorsque tu traverses un passage étroit, tu dois commander un défilé par le flanc ; si la route est large, il faut donner à chaque escadron un large front de bandière ; enfin, quand vous êtes arrivés en plaine campagne, il faut reformer tous les escadrons en phalange.

Il est bon, comme exercice, de faire ces manœuvres, et il est agréable de faire des marches, en en variant la continuité par ces évolutions. Toutefois, quand vous quittez les grands chemins pour entrer dans des pas difficiles, il sera fort utile, en pays ennemi ou ami, d’envoyer des éclaireurs en avant de chaque escadron ; s’ils rencontrent des bois impénétrables, ils pénétreront et indiqueront aux cavaliers les manœuvres à faire, pour que des files entières ne s’égarent pas. Si l’on marche à proximité d’un danger, un chef prudent enverra éclaireurs sur éclaireurs pour reconnaître les positions de l’ennemi. Il est encore utile, soit pour l’attaque, soit pour la défense, que les corps s’attendent les uns les autres dans les passages difficiles : en se pressant trop de suivre les chefs de file, les derniers cavaliers surmèneraient leurs chevaux. Presque tout le monde sait cela, et pourtant il en est peu qui veuillent prendre cette peine.

Il convient que le commandant, durant la paix, étudie lui-même, non-seulement le pays ennemi, mais le sien même ; si cette connaissance lui manque, il doit prendre avec lui des gens qui aient exploré exactement chaque localité. En effet, il y a une grande différence entre un chef qui connaît la route et celui qui ne la connaît pas ; une grande différence, quand il s’agit de tendre un piége à l’ennemi, entre celui qui connaît le terrain et celui qui ne le connaît pas. Il faut encore, avant la guerre, avoir soin de se procurer des espions qui appartiennent à des villes amies des deux partis, et surtout des marchands ; attendu que toutes les villes donnent toujours entrée, comme amis, à ceux qui apportent quelque denrée. On peut aussi tirer partie des faux transfuges.

Cependant on ne doit pas se fier aux espions au point de ne pas se tenir sur ses gardes : on se tiendra toujours prêt, comme si l’on avait annoncé que les ennemis sont là. Car, quelque sûrs que soient les espions, il est difficile d’avertir à temps : à la guerre, il y a toujours des obstacles imprévus. Les sorties de la cavalerie seront moins connues de l’ennemi, si l’ordre est donné de bouche plutôt que par trompette ou par écrit. Il sera donc bon d’établir pour cela des décadarques, auxquels on adjoindra des pempadarques[20], afin que l’ordre soit transmis à un très-petit nombre de personnes ; et, de la sorte, on pourra étendre au besoin, sans confusion, le front de bataille, les pempadarques se portant à la tête au moment convenable.

Quand il s’agit d’éviter les surprises, j’approuve toujours les postes cachés et les sentinelles avancées : c’est un moyen de veiller tout ensemble à la sûreté des amis et de tendre des piéges aux ennemis. Ces détachements invisibles sont à la fois moins exposés à la surprise et plus redoutables : car, savoir qu’il y a quelque part un poste, mais en ignorer la position et la force, cela ôte toute confiance à l’ennemi ; tous les lieux deviennent forcément suspects : si, au contraire, les postes sont à découvert, il voit nettement ce qu’il doit craindre et ce qu’il peut tenter. Quand on aura établi des postes cachés, on tâchera d’attirer l’ennemi dans les embuscades, en plaçant en avant et à découvert quelques faibles escadrons. On l’attirera encore en plaçant d’autres postes à découvert, en deçà de ceux qui sont cachés : moyen de surprise aussi infaillible que le précédent. Cependant un chef prudent n’ira pas de gaieté de cœur s’exposer à un danger, à moins d’être certain d’avoir le dessus : en effet, servir par imprudence les intérêts de l’ennemi s’appellerait plus justement un acte de trahison que de courage. C’est encore une mesure prudente de se porter sur les côtés faibles de l’ennemi, lors même qu’ils se trouvent à distance, le risque de s’exposer à de grandes fatigues n’étantpas comparable à celui de combattre un ennemi plus fort. Si par hasard l’ennemi pénètre au milieu de tes cantonnements, fût-il en force, tu feras bien de l’attaquer par où tu pourras le prendre au dépourvu, tu feras bien même de le charger de deux côtés à la fois : car, tandis que les uns lâcheront pied sur un point, ceux qui chargeront l’ennemi sur un autre, le mettront en désordre et sauveront leurs amis.

Il a été question plus haut de l’importance qu’il y a à connaître par des espions les positions de l’ennemi ; je crois pourtant que le meilleur est d’essayer par soi-même, en se plaçant en lieu sûr, d’observer avec attention si l’ennemi pèche par quelque point : or, si l’on voit une chose à leur enlever par surprise, il faut envoyer qui la lui enlève ; s’il laisse à prendre, il faut envoyer qui lui prenne. Lorsque l’ennemi est en marche et qu’il se détache une faible portion de ses forces qui se disperse avec confiance, il ne faut pas l’ignorer : seulement on doit toujours mettre le plus fort à la piste du plus faible. La moindre attention suffit pour s’en convaincre. Ainsi, les animaux qui ont moins d’intelligence que l’homme, les milans[21], par exemple, se saisissent de ce qui n’est pas gardé, et se retirent en lieu sûr, avant de se laisser prendre : les loups également, chassent les bêtes sans gardiens et dérobent où l’on ne peut les voir[22]. S’il survient un chien faible, qui coure après eux, ils l’attaquent ; s’il est plus fort, ils étranglent ce qu’ils peuvent et se retirent. Quand ils méprisent la garde, ils se partagent, les uns pour la mettre en fuite, les autres pour voler, et voilà comme ils se procurent de quoi vivre. Si donc les brutes sont capables de tant d’intelligence pour saisir leur proie, comment l’homme n’en montrerait-il pas encore davantage, puisqu’il sait l’art de les prendre elles-mêmes ?

CHAPITRE V.


Des divers moyens de tromper l’ennemi.


Un cavalier doit savoir, en outre, à quelle distance il faut que le cheval soit du fantassin, et quelle avance un cheval lourd peut prendre sur un cheval vite. Mais c’est au commandant à connaître les points sur lesquels l’infanterie est supérieure à la cavalerie et la cavalerie à l’infanterie. Il faut encore avoir l’adresse de faire paraître nombreux un petit corps de cavalerie, ou petite une troupe nombreuse ; d’avoir l’air présent quand on est absent, et absent quand on est présent ; de savoir, non-seulement surprendre les secrets de l’ennemi[23], mais surprendre ses cavaliers mêmes pour leur faire charger l’ennemi à l’improviste. C’est encore un excellent stratagème que de pouvoir, étant faible soi-même, inspirer de la terreur aux ennemis, de telle sorte qu’ils ne vous attaquent point ; et, si l’on est en force, de leur donner confiance pour en être attaqué. Par là, sans avoir rien à craindre de fâcheux, on a la part belle pour surprendre l’ennemi en faute. Mais, afin de ne point paraître commander l’impossible, je vais expliquer par écrit ce qui semblerait être le plus difficile.

Il faut donc, pour ne pas broncher, soit dans les charges, soit dans les fuites, s’être assuré de la force des chevaux. Or, comment faire cette épreuve ? En observant ce qui arrive dans les manœuvres de petite guerre, poursuites ou retraites. Si tu veux que tes cavaliers paraissent nombreux, aie d’abord pour principe, autant que faire se peut, de ne point essayer à tromper l’ennemi de près. On risque moins de loin, et la ruse est plus facile. Ensuite, il faut savoir que les chevaux, quoique serrés, semblent plus nombreux, en raison de la taille de l’animal, tandis que, dispersés, on les compte sans peine. Il est encore un autre moyen de faire paraître ta cavalerie plus nombreuse qu’elle n’est réellement : c’est de placer les valets entre les cavaliers, en leur mettant entre les mains des lances, ou, à défaut de lances, quelque chose d’analogue, et cela, soit que tu tiennes ta troupe arrêtée, soit que tu la déploies en ligne : nécessairement ainsi la masse du corps de bataille paraîtra plus grande et plus épaisse. D’un autre côté, s’il s’agit de paraître plus nombreux, il est évident qu’avec un terrain qui s’y prête on dissimulera les cavaliers en en laissant une partie à découvert et en cachant le reste : si le terrain est plat, il faut ranger les décades par pelotons, et faire avancer chaque section en observant les distances ; en même temps les cavaliers de chaque décade, placés en face de l’ennemi, tiendront leur lance droite, tandis que les autres la tiendront baissée et la pointe peu apparente. Cependant on peut intimider l’ennemi par de fausses embûches, de faux secours ou de fausses nouvelles, et il prend beaucoup de confiance quand il croit à son adversaire des embarras et des occupations.

Ces explications données, j’ajouterai qu’un commandant doit savoir ruser, pour donner immédiatement le change. Rien en guerre de si utile que la ruse. Les enfants eux-mêmes, quand ils jouent à pair ou non[24] (24), parviennent à tromper en faisant croire qu’ils ont plus, quand ils ont moins, et moins, quand ils ont plus. Comment des hommes faits, avec de la réflexion, ne pourraient-ils pas inventer semblables ruses ? Qu’on se rappelle les succès remportés à la guerre ; on verra que les plus nombreux et les plus brillants sont dus à la ruse. En conséquence, ou bien il ne faut pas se mêler de commander, ou bien, indépendamment des autres dispositions, il faut demander aux dieux le savoir-faire, et inventer à votre tour. Pour ceux qui sont près de la mer, une bonne ruse, c’est d’avoir l’air d’armer une flotte, et puis d’attaquer parterre, ou bien de feindre une attaque par terre et d’entreprendre par mer. Il est aussi d’un commandant de représenter à l’État combien est faible une cavalerie sans infanterie légère, afin qu’on lui en donne pour la mêler à ses cavaliers. C’est également son devoir de savoir en user. Or, il ne doit pas seulement cacher son infanterie parmi les cavaliers, mais derrière les chevaux, un cavalier étant beaucoup plus grand qu’un homme de pied.

Tous ces moyens d’ailleurs, et d’autres encore, dont peut s’ingénier quiconque veut vaincre l’ennemi, soit de ruse, soit de force, je te conseille de les employer avec l’aide des dieux, afin que la fortune te sourie, si les dieux te sont favorables. Un autre stratagème excellent, c’est de feindre une extrême réserve et le dessein de ne rien risquer : c’est parfois un bon moyen d’amener les ennemis à se négliger et à commettre plus de fautes. Mais quand une fois on s’est montré ami du danger, on peut ensuite, sans se mouvoir et en ayant l’air d’agir, inquiéter beaucoup l’ennemi.


CHAPITRE VI.


Des moyens de se concilier l’affection sans compromettre son autorité.


Jamais on ne pourra façonner la matière comme on le veut, si elle n’est disposée à recevoir toutes les formes de la main de l’ouvrier[25]. Il en est de même des hommes, à moins qu’avec l’aide des dieux ils ne soient disposés à aimer leur chef et à le croire plus habile qu’eux dans les luttes avec l’ennemi. Or, le moyen de se faire bien venir de ceux que l’on commande, c’est de leur témoigner de la bienveillance, c’est de montrer qu’on use de prévoyance pour leur procurer des vivres, une retraite assurée, un repos sans danger. Pour ce qui est d’approvisionner les postes de fourrage, de tentes, d’eau, de sentinelles, de tout ce qui est nécessaire, on doit voir éclater les soins du chef, sa prévoyance, sa vigilance pour ses subordonnés. Est-il dans l’abondance, il est avantageux au commandant de partager avec les autres.

On n’aura pas de mépris pour lui, quand on verra, pour tout dire en un mot, que, quoi que ce soit qu’il ordonne, il le fait mieux que les soldats. Ainsi, à commencer par monter à cheval, il est bon de savoir faire tous les exercices de l’équitation, afin qu’ils voient leur chef franchir hardiment les fossés, sauter par-dessus des murs, descendre au galop d’une hauteur et lancer adroitement le javelot. Tout cela l’empêche de tomber dans le mépris. Enfin, si on le voit habile dans la pratique, prêt à tout faire pour assurer sa supériorité sur l’ennemi, et si l’on s’est bien mis dans l’esprit que jamais il ne marchera contre l’ennemi en aveugle, sans l’aide des dieux et contrairement aux signes sacrés, tout cela rendra les soldats plus dociles à leur commandant.


CHAPITRE VII.


De ce que doit être le commandant des Athéniens dans les circonstances actuelles.


Tout chef doit donc être prudent ; mais il convient surtout que le commandant de la cavalerie athénienne se distingue par son respect des dieux et par ses talents militaires, puisqu’il a des voisins[26] qui peuvent lui opposer de nombreuses troupes de cavaliers et d’hoplites. S’il veut tenter une invasion sur le territoire ennemi sans les autres forces de la république, il pourra combattre ces deux corps avec ses seuls cavaliers : si, au contraire, les ennemis font une invasion sur le territoire des Athéniens, comme ils ne pourront pas arriver autrement qu’avec des cavaliers ajoutés aux leurs, et des hoplites assez nombreux pour leur faire espérer que les Athéniens tous ensemble seront hors d’état de leur tenir tête, si donc, en pareil cas, la ville tout entière fait une sortie pour repousser un si grand nombre d’ennemis et pour défendre son territoire, quelles brillantes espérances[27] ! Et, en effet, les cavaliers, avec l’aide du ciel et les soins nécessaires, deviendront meilleurs ; et l’on n’aura pas moins d’hoplites, dont les corps seront plus vigoureux et les âmes encore plus éprises de la gloire, si, avec l’aide du ciel, ils sont convenablement exercés. D’ailleurs, pour ce qui est des ancêtres, les Athéniens n’ont pas moins droit d’être fiers que les Béotiens.

Maintenant, si la république tourne ses vues du côté de la marine[28], et qu’elle se borne à défendre ses murs comme au temps où elle soutint l’effort des Lacédémoniens ligués avec les autres Grecs, si elle juge convenable de faire couvrir par sa cavalerie ce qui est hors des murs et de braver seule tous les ennemis ensemble, c’est alors qu’il faut, selon moi, obtenir la puissante protection des dieux, et avoir à la tête de la cavalerie un commandant accompli. Il a besoin d’une prudence extrême contre un ennemi supérieur en nombre, et d’une grande hardiesse pour profiter du moment ; il doit également, à mon avis, être en état de supporter les fatigues : sinon, quand il affronterait cette armée contre laquelle la ville entière ne voudrait pas se mesurer, il est certain qu’il en passerait par où voudraient des ennemis plus nombreux, et qu’il serait incapable de rien faire.

S’il s’agit simplement de garder ce qui est hors des murs avec autant de cavaliers qu’il en faut pour éclairer l’ennemi, et de faire rentrer de loin en lieu sûr tout ce qui réclame semblable précaution, on remarquera qu’un petit nombre peut tout aussi bien observer qu’un grand ; et quand il s’agit d’observation et de retraite, ceux-là n’y sont pas les moins propres, qui ne se fient ni à eux-mêmes ni à leurs chevaux, car la crainte est une excellente camarade de garde. Si l’on ne place que de pareilles gens en sentinelle, ce sera se conduire avec prudence. Quant aux hommes qui sont de trop pour l’observation, si on considère ce surplus comme une armée, on le jugera bien faible ; et, en effet, il ne serait pas capable d’affronter un combat en règle. Mais si l’on s’en sert comme de maraudeurs, tout porte à croire qu’on y trouvera ce qu’il faut pour ce genre de service. Il faut, à mon avis, avoir toujours des hommes sous la main pour agir, sans découvrir ses desseins, et pour profiter des fautes de l’armée ennemie. D’ordinaire, plus les soldats sont nombreux, plus ils commettent de fautes : ou bien ils se dispersent pour se procurer le nécessaire, ou ils marchent en désordre, les uns s’avançant à une grande distance en avant, les autres restant beaucoup trop loin en arrière. On ne doit donc pas laisser ces fautes impunies ; autrement on aurait pour camp toute la contrée, et l’on veillera bien, après un coup, à battre en retraite avant qu’il survienne de nombreux renforts. Souvent, une armée en marche s’engage dans des chemins où beaucoup de soldats ne peuvent pas plus qu’un petit nombre ; dans les passages difficiles, attentif à poursuivre sans s’exposer, on s’arrangera de manière à pouvoir attaquer autant d’ennemis qu’on le voudra.

Il n’est pas moins avantageux de les harceler lorsqu’ils campent, dînent, soupent ou se lèvent. En effet, dans toutes ces circonstances, les soldats sont sans armes, peu de temps les hoplites, mais les cavaliers beaucoup plus. On ne cessera pas un instant d’essayer de surprendre les éclaireurs et les postes avancés. On les pose toujours à distance, quelquefois loin du corps d’armée. Quand l’ennemi se sera bien gardé de ce côté, il sera beau, avec l’aide des dieux, de se glisser sur ses campements, après s’être rendu compte de la répartition et de la position des forces ; et, de fait, il n’y a pas de prise plus honorable que l’enlèvement d’une sentinelle. Or, elles sont faciles à tromper, vu qu’elles poursuivent tout ce qui leur paraît en petit nombre, croyant en cela faire leur devoir. Mais, dans les retraites, on prendra garde à ne pas se trouver face à face avec l’ennemi arrivant au secours des siens.


CHAPITRE VIII.


Suite du précédent. — Digression sur les avantages de l’équitation. Retour aux recommandations de détail.


Toutefois, pour parvenir en toute sûreté à faire du mal à une armée beaucoup plus nombreuse, il faut évidemment avoir sur elle une supériorité qui vous fasse paraître forts en équitation militaire, et les ennemis des novices. Or, c’est ce qui aura lieu, si d’abord ceux qui sortent pour marauder, sont tellement rompus au maniement du cheval, qu’ils puissent supporter les travaux de la guerre. Car ceux qui n’y sont point faits, hommes ou chevaux, ne seront que des femmes combattant contre des hommes. Au contraire, ceux qui ont appris et qui se sont habitués à franchir les fossés, à escalader les murs, à galoper par les montées et à descendre hardiment les hauteurs, à se précipiter du haut d’une pente, ceux-là ont sur les hommes qu’on n’a pas formés à ces exercices, l’avantage de l’oiseau[29] sur les animaux terrestres. Enfin, les gens qui, dans les attaques ou dan » les retraites, connaissent les localités, l’emportent autant sur ceux qui les ignorent qu’un clairvoyant sur un aveugle. Il en est de même des chevaux : ceux qui ont le pied durci par les exercices sont aussi supérieurs à ceux qui ne sont pas rompus aux aspérités du sol que des chevaux nets à des boiteux. Il faut encore savoir que des chevaux non-seulement bien nourris, mais exercés de manière à ne pas être rendus par les fatigues, sont vraiment bien dressés. Les selles et les brides s’attachant avec des courroies, jamais le commandant n’en doit manquer : à peu de frais, il mettra ceux qui en manquent en mesure de le servir.

Si l’on trouve de grandes difficultés à exercer ainsi la cavalerie, qu’on réfléchisse que ceux qui s’exercent aux combats gymniques ont bien plus de peines et d’obstacles que les gens qui se donnent de tout cœur à l’équitation. Dans les exercices gymniques, il faut se donner un mal qui vous met en sueur, tandis que l’équitation est presque toute un plaisir. On souhaite quelquefois d’avoir des ailes : il n’est rien qui s’en rapproche davantage chez les hommes. D’ailleurs il est beaucoup plus honorable de vaincre à la guerre qu’à la lutte. L’État partage la gloire du vainqueur, et souvent, à la suite de la victoire, les dieux couronnent une ville de prospérité. Aussi, pour ma part, je ne connais pas d’exercice plus noble que celui de la guerre.

Considérons aussi que les pirates mêmes, en raison de leurs habitudes de labeur, vivent aux dépens d’hommes qui leur sont supérieurs en force. Et sur terre, ce n’est pas à ceux qui vivent du fruit de leur travail, mais à ceux qui manquent de nourriture, qu’il appartient de piller : car il faut ou travailler, ou se nourrir du travail des autres ; sinon, il n’est pas facile de vivre, ni d’avoir la paix. On doit également se souvenir de ne jamais pousser la cavalerie contre un ennemi supérieur, si l’on n’a derrière soi que des chemins difficiles ; car ce n’est pas le même de broncher dans la fuite que dans la poursuite.

Voici encore un point sur lequel il est bon de se tenir en garde. Il en est qui, se portant sur un ennemi auxquels ils se croient supérieurs, s’avancent avec des forces peu considérables, et qui par là ont souffert maintes fois le mal qu’ils espéraient faire ; puis, contre un ennemi auxquels ils se savent réellement inférieurs, ils conduisent toutes les forces dont ils peuvent disposer. Moi, je prétends qu’il faut faire absolument le contraire. Quand on marche avec l’espoir de vaincre, on doit déployer tout ce qu’on a de forces. On ne s’est jamais repenti d’une victoire complète. Mais si l’on attaque un ennemi bien supérieur, et que l’on prévoie que, quoi qu’on fasse, il faudra battre en retraite, je dis qu’alors il faut faire marcher plutôt peu que beaucoup de monde, mais surtout des chevaux et des hommes d’élite. Avec de pareilles troupes, on pourra faire quelque chose, et battre sûrement en retraite. Si, au contraire, on mène tous ses gens contre un ennemi supérieur, et qu’on veuille ensuite se retirer, ceux qui ont des chevaux trop lourds seront pris infailliblement, la maladresse eu fera tomber d’autres, et d’autres seront arrêtés par les mauvais chemins, vu qu’il n’est pas facile de trouver toujours un terrain aussi découvert qu’on pourrait le souhaiter. Aussi peut-il arriver que le nombre fasse renverser les hommes les uns sur les autres et qu’il naisse mille obstacles, source de maux réciproques. Au contraire, de bons soldats et de bons chevaux sont en état de se tirer eux-mêmes d’affaire, surtout si l’on occupe le reste de sa cavalerie à tenir en respect l’ennemi qui poursuit[30]. C’est alors que les fausses embûches ont leur utilité. Il ne sera pas mauvais non plus de chercher de quel lieu les troupes amies peuvent se montrer sans risque pour ralentir la poursuite de l’ennemi. Il est encore évident que, pour ce qui est de la fatigue et de la vitesse, un petit nombre est plutôt capable de l’emporter sur un grand, qu’un grand sur un petit.

Non pas que je veuille dire qu’il est plus facile, parce qu’on est peu, de supporter la fatigue et de gagner de vitesse ; mais je dis qu’il est plus facile de trouver moins que beaucoup de cavaliers qui soignent leurs chevaux comme il faut, et qui soient expérimentés dans l’équitation.

S’il arrive qu’on ait à combattre une cavalerie égale en nombre, je pense qu’il n’est pas mal de partager l’escadron en deux corps, l’un commandé par le phylarque, l’autre par l’officier qui paraît le plus capable. Celui-ci se placera à la queue de la division du phylarque ; puis, arrivés devant l’ennemi, à un signal donné, il chargera. Je crois que c’est là un excellent moyen d’épouvanter l’ennemi et d’être soi-même plus difficile à combattre. Si ces deux divisions sont renforcées de fantassins qui, cachés derrière les cavaliers, se découvrent tout à coup et marchent en bon ordre, il me semble qu’ils contribueront singulièrement à la victoire. Je vois en effet que, si un bonheur inattendu cause plus de joie chez les hommes, un revers inopiné cause plus d’épouvante. On s’en convaincra en songeant à la terreur de ceux qui se voient pris au piége, fussent-ils supérieurs en nombre, et à la crainte excessive que s’inspirent deux armées, durant les premiers jours qu’elles sont en présence. Il n’est pas difficile de prendre cette disposition ; mais trouver des hommes prudents, sûrs, vifs et braves pour attaquer l’ennemi, voilà ce qui distingue un bon commandant. Il doit avoir, en effet, le talent de la parole, et se comporter de manière que les soldats, reconnaissant qu’il est bon de lui obéir, de le suivre, de charger avec lui les ennemis, désirent faire de glorieux exploits et persévèrent dans leur résolution.

Supposons maintenant que, deux phalanges se trouvant en présence ou séparées par des terrains, il y ait lieu d’exécuter des voltes, des charges, des mouvements de retraite, l’usage alors de part et d’autre est de s’avancer lentement après les voltes, et de ne partir au galop que vers le milieu. Mais si, après avoir commencé suivant l’ordinaire, on part de vitesse aussitôt après la volte, et qu’on se retire ensuite aussi vite, on pourra faire beaucoup de mal à l’ennemi, sans grand risque pour soi-même, en chargeant vivement quand on sera prés du gros de sa troupe, et en revenant vivement sur ses pas pour échapper au gros des ennemis. Alors, si l’on peut laisser secrètement derrière chaque escadron quatre ou cinq des meilleurs chevaux et des meilleurs hommes, ils auront un immense avantage pour tomber sur l’ennemi qui revient fondre sur eux.


CHAPITRE IX.


Conclusion.


Il suffit de lire peu de fois ces avertissements ; mais pour l’exécution, c’est des circonstances que l’on prendra conseil : on y réfléchira, et l’on tâchera de tirer parti du moment. Il n’est pas plus possible de tracer par écrit tout ce qu’on doit faire que de connaître tout l’avenir. Mais la plus importante, à mon avis, de toutes les recommandations, c’est de presser l’exécution de tout ce qu’on croit bon. Les plans les mieux combinés, en agriculture, en navigation, en commandement, ne portent aucun fruit, s’il n’y a personne pour veiller à ce qu’ils s’exécutent.

Je dis encore qu’avec l’aide des dieux, le moyen de compléter le plus promptement et le plus facilement pour les citoyens un corps de mille cavaliers, c’est d’y admettre deux cents étrangers[31]. Il me semble que cette recrue rendrait tout le corps plus obéissant, et y introduirait une plus grande émulation de bravoure. Je vois que la cavalerie des Lacédémoniens n’a commencé à se distinguer que quand ils y ont admis des étrangers. Et de même dans les autres cités, je vois partout l’estime des cavaleries étrangères ; le besoin qu’on en a les y fait bien venir.

Quant à l’acquisition des chevaux, je crois que les fonds seront fournis par ceux qui s’abstiennent tout à fait de monter à cheval, et qui, bien que cette charge leur incombe, aiment mieux payer pour la cavalerie que de devenir cavaliers, puis, par les gens riches, qui sont trop faibles de complexion, et enfin, je crois, par les orphelins qui possèdent une grande fortune. Je pense aussi que ceux des métèques qu’on admettra dans la cavalerie, auront à cœur de s’y distinguer. Je vois en effet que, dans tous les hauts emplois qu’ils partagent avec les autres citoyens, presque tous mettent un grand zèle à s’acquitter dignement de leurs fonctions. Il me semble aussi que l’infanterie mêlée à la cavalerie se comportera parfaitement, si on la compose d’hommes qui détestent nos ennemis. Mais tout cela ne se fera qu’avec l’aide des dieux.

Et si quelqu’un s’étonne de voir tant de fois écrits dans cet ouvrage les mots « avec l’aide [des dieux, J qu’il sache que sa surprise diminuera, s’il s’est trouvé souvent en danger, et s’il réfléchit qu’en temps de guerre on se tend réciproquement des piéges et qu’on sait rarement quelle en sera l’issue. Or, en pareille occurrence, on ne peut prendre meilleur conseil de personne que des dieux. Ils savent tout et le communiquent à qui bon leur semble par l’intermédiaire des victimes, des oiseaux, des voix et des songes : seulement, il est naturel qu’ils conseillent surtout ceux qui non-seulement les consultent dans le besoin sur ce qu’ils doivent faire, mais qui, dans le succès, les honorent autant qu’il est possible d’honorer les dieux.



  1. Littéralement hipparque ; mais nous n’avons pas employé ce mot, qui est aussi un nom propre, afin d’éviter la confusion.
  2. On croit que ce traité a été écrit par Xénophon pour son fils Gryllus, cher de la cavalerie athénienne à la bataille de Mantinée, et tué dans le combat, après avoir blessé mortellement Épaminondas. Voy. la fin du livre VII de l’Histoire grecque.
  3. Cette recommandation pieuse est fort remarquable dans un homme de guerre, et Xénophon en donne une explication touchante à la fin même de ce traité.
  4. Cf. De l’Équitation, VIII, et Mémoires, III, iii.
  5. Chefs d’escadron.
  6. Cf. De l’Équitation, iv.
  7. Cf. Id., vi.
  8. Environ 220 000 francs.
  9. Gens de trait.
  10. Nous ne trouvons pas, pour traduire le terme grec, de meilleur mot dans notre langue que cette expression moins moderne qu’on ne le croit. Claude Fauchet s’en sert sous la forme scadron : « Mot italien, dit-il, qui signifie grand carré, nouvellement usurpé comme assez d’autres par nos guerriers. » Des Antiquités françoises, liv, V, chap. iv.
  11. Chefs de décades ou compagnies de 40 hommes.
  12. Jardin situé à 1 kilomètre d’Athènes, avec un gymnase : le souvenir de Platon a immortalisé cette localité où se réunissaient les disciples de l’illustre philosophe.
  13. Autre gymnase d’Athènes, Immortalisé par Aristote et ses disciples.
  14. Port naval d’Athènes.
  15. Lieu destiné aux courses de chars et de chevaux.
  16. Sortes de pilastres surmontés d’une tête de Mercure grossièrement sculptée, et répandus à profusion dans les rues d’Athènes.
  17. Fêtes de Bacchus. Il y en avait deux : les grandes ou urbaines, qui se célébraient au mois d’élaphébolion (mars) ; et les petites ou rurales, qui se célébraient en posidéon (décembre). Xénophon parle ici des premières.
  18. Les mêmes que les Romains appelaient consentes, et dont les noms se trouvent contenus dans ces deux vers attribués à Ennius :

    Juno, Vesta, Minerva, Ceres, Diana, Venus, Mars,
    Mercurius, Jovi’, Neptunus, Vulcanus, Apollo.

  19. Temple de Cérès et de Proserpine. Cf. De l’Équitation, i.
  20. Chefs de 5 hommes.
  21. Il y en avait beaucoup dans la campagne d’Athènes. Voy. de Pauw, Recherches philosophiques, t. I, p. 96. Cf. Aristophane, Oiseaux, p. 283 de la traduction de M. Artaud.
  22. Voy. Élien, Hist. des anim., VIII, xiv.
  23. Cf. Cyropédie, I, vi, et Mém., III, i.
  24. Les mot ποσὶ δὲ ἅ, ποσιδεὰ, ou mieux ποσίδνα, qui sont dans le texte, ont désespéré les commentateurs. Je m’en suis référé au Dictionnaire de Passow, qui lit ποσίδνα, et qui traduit par les mots allemands Paar und Unpaar. — Cf. Aristote, Rhétoriq., III, v, trad. de M. Bonafous, p. 313, ainsi que la note p. 441.
  25. Voy. à cet égard de jolis vers de Pline le jeune, liv. VII, Ép. ix, 11.
  26. Les Thébains, avec lesquels la guerre était imminente.
  27. Il y a ici quelque embarras dans le texte ; nous avons essayé d’en rendre l’interprétation aussi nette que possible.
  28. C’est ce qu’on avait fait au commencement de la guerre du Péloponnèse, quand Périclès avait opposé une flotte redoutable aux Lacédémoniens. Voy. Thucydide, Il, et Plutarque, Périclès, xxxiii.
  29. Voy. la même idée, Cyropédie, IV, iii, discours de Chrysanias.
  30. Cf. Tite Live, V, xxxviii.
  31. Avant les guerres médiques, les Athéniens n’avaient point de cavalerie. Aussi les Perses les crurent-ils fous, quand ils les virent s’avancer contre eux à Marathon sans flèches et sans chevaux. Mais bientôt après on leva un corps de 300 cavaliers, et un autre de 300 archers scythes. La cavalerie s’éleva ensuite progressivement jusqu’à 1200 hommes. Au moment où Xénophon écrivit son traité, tout porte à croire que la cavalerie avait dégénéré, que les cavaliers n’avaient plus de cœur à servir, ou que les sacrifices qu’on s’était imposés pour la guerre du Péloponèse ne permettaient plus d’entretenir ce corps d’élite. C’est en considération de ces motifs que Xénophon donna le conseil fort sage d’appeler les métèques, ou étrangers domiciliés, à faire partie de la cavalerie.