Le Commerce de coton depuis la pose de cable/L’agiotage américain

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III

L’agiotage américain.

L’esprit d’agiotage ayant envahi tous les marchés cotonniers, il est nécessaire, indispensable, de faire une étude spéciale de ceux-là mêmes où l’amour effréné des jeux de hasard, le mépris du danger, la grande vie aventureuse ont donné naissance à une foule d’opérations malsaines et scabreuses, n’ayant pour unique but que la réussite personnelle, n’importe à quel prix.

On offre, en ce moment, d’Amérique (3 juin 1870) :

— De New-Orleans, Base Low-Middling, livrable en octobre prochain, à 8 3/4 deniers franc à bord ;

— De New-York, même désignation livrable en novembre prochain, à 8 3/4 d. franc à bord ;

— De n’importe quel port, même désignation, livrable en octobre prochain, à 8 1/2 d. franc à bord.

Ces offres, eu égard aux prix actuels, sont, assurément, bien tentantes, mais examinons-en de près les conditions accessoires dont elles sont entourées. Il est dans l’intérêt des offrants de les dissimuler et de ne les faire connaître qu’après coup, en se réfugient alors derrière le grand mot sacramentel : c’est l’usage ; — pour un homme sérieux, il vaut mieux envisager ces conditions sous toutes leurs faces, avant de les accepter.

En principe, toute offre ferme venant d’Amérique n’est, ni plus ni moins, qu’une vente à découvert ; car il est rare qu’on achète d’avance, et plus rare encore qu’un facteur ou un planteur prenne un tel engagement pour 24 heures seulement, et s’il le fait, c’est toujours pour obtenir un prix plus élevé que les cours du jour. Ces offres fermes reposent donc généralement sur une spéculation à la hausse ou à la baisse, et tout commissionnaire qui les fait, lors même qu’il achète d’avance, n’est plus un commissionnaire, mais un spéculateur, qui se fait payer une prime pour les risques d’une vente à découvert. Il en découle clairement, incontestablement, qu’en acceptant de telles offres, si le marché hausse, vous ne gagnez pas grand chose, ayant déjà payé une prime sur le prix, et si le marché baisse, vous perdez plus que si vous aviez fait acheter aux cours du jour, par une maison honnête et strictement commissionnaire, un classement dont elle est responsable. Ce qui prouve, d’ailleurs, mathématiquement que ces affaires doivent être très-profitables à ceux qui les proposent, c’est que presque toutes les maisons américaines s’y livrent à tête baissée, et qu’on ne trouve presque plus de vrais commissionnaires de l’autre côté de l’Atlantique.

Voilà pour le principe ; voici maintenant pour les expédients :

« Le gros de nos affaires, m’écrit l’associé européen d’une maison d’Amérique très-respectable, mais qui, malheureusement, ne sait pas résister au courant, le gros de nos affaires (il voulait dire la base de nos spéculations) consiste en ordres purs et simples ; cependant, nous faisons aussi des offres fermes, et voici comment. Acheter d’avance, c’est impossible à cause des grandes fluctuations de change et frais d’emmagasinage. (Il aurait dû aussi ajouter, à cause des fonds à débourser sans tirage.) Par conséquent, ma maison de la Nouvelle-Orléans me télégraphie les prix plusieurs fois par semaine, et là-dessus je vends selon mon jugement, en ajoutant 3 1/2 p. c. de commission (et sans doute une prime qu’on n’avoue pas). »

Est-ce que ce monsieur saurait déjà le prix qu’on va pratiquer le mois d’octobre prochain ? Pas le moins du monde ; il n’est pas plus prophète que vous et moi. Seulement voici sa double ancre de salut. Si les prix baissent, en octobre, au-dessous de la parité de 8 3/4 deniers, la maison vous donnera un classement passable, ce qui ne vous empêchera pas de perdre tout de même, et si les prix haussent, ce n’est pas elle encore qui perdra ; car, suivant les usages prudemment adoptés au profit des vendeurs américains, elle a le droit de vous livrer, dans le courant d’octobre, n’importe quel classement au-dessus ou au-dessous de Low-Middling, avec augmentation ou diminution relative du prix convenu, fixées par les courtiers d’Amérique, et comme les classements inférieurs sont toujours plus abondants que ceux au-dessus de Low-Middling, vous pouvez être sommé à recevoir même Low-Ordinary à un prix que le courtier de la Nouvelle-Orléans n’évaluera certainement pas à votre avantage, puisqu’il ne vous connaît pas.

Ces affaires vous tentent-elles encore, cher lecteur ? Pardon. — Une seule condition peut vous garantir quelque peu contre les surprises de toutes ces latitudes prodiguées au vendeur, c’est de stipuler, par exemple, dans le marché : « Rien au-dessous de Strict good Ordinary, » mais avec cette clause vous trouverez déjà moins de vendeurs, et seulement à un prix bien plus élevé, qui ne vous laissera pas grande marge. Et puis quel est son Strict good Ordinary et quel est son Low-Middling ?

On voit par ce qui précède qu’à part le poids, le fret et le change, sur lesquels le vendeur peut encore bénéficier, sa force principale (en Amérique comme en Europe) est dans les différents trucs qu’il emploie pour substituer un classement à un autre, et comme ces affaires s’endossent, par la filière de la spéculation, du point de départ jusqu’en Europe, il arrive assez souvent que, lorsque vous achetez à livrer à Liverpool, au Havre ou à Brème, c’est la suite de ces marchés véreux que vous acceptez. Dans ce cas, ou votre commissionnaire de Liverpool règle l’affaire, sans rien vous dire, et vous achète, pour la remplacer, un classement à votre convenance, ce qui ne se fait pas sans quelques sacrifices tirés sur votre caisse, ou bien vous avez à recevoir avec une diminution de prix illusoire du Low-Ordinary poussiéreux que vous ne pouvez pas travailler. Une livraison en classements supérieurs à Low-Middling est comptée au nombre des miracles.

Le vendeur s’étant réservé tant de facultés aux évolutions, ne perd donc presque jamais, et c’est pour cela que ces affaires ont gagné une si grande extension dans les derniers temps, tandis que vous, acheteur-consommateur, vous perdez toujours, lors même qu’il y a hausse, car vous avez accepté un prix doublé de prime, et vous recevez un classement qui, la plupart du temps, n’est pas de votre emploi. Si ces opérations aléatoires ne tournaient pas tout à l’avantage du premier vendeur, on ne s’engagerait pas aujourd’hui, le 3 juin, pour octobre à deux deniers au-dessous du cours, et les marchés d’Europe ne seraient pas assaillis d’offres fermes, en dépit de la masse des frais télégraphiques perdus que les trop confiants acheteurs doivent payer sans le savoir. Quant au commissionnaire européen, il ne risque rien de prêter son concours à ce commerce interlope, étant presque sûr de passer toute affaire au dos de l’un de ses bons amis, moyennant une commission et le reste.

Pour mieux illustrer la nature de ces tristes opérations, je ne puis me dispenser, en terminant, de citer quelques passages d’une lettre très-judicieuse que j’ai reçue dernièrement d’un Américain établi actuellement en Europe.

« En Amérique, dit-il, quelque chose d’analogue se produit. Les grands faiseurs, les vendeurs fermes, les acheteurs qui se prétendent commissionnaires, et qui annoncent des achats faits quand ils n’ont pas une balle ; qui, en un mot, spéculent à la baisse, au moyen des ordres qui leur sont transmis, — tous ces vendeurs de l’avenir se laissent quelquefois acculer, et puis, à un moment donné, ils croient tous à la fois les prix au plus bas point pour acheter, et les facteurs qui n’ignorent pas leur position, les voyant entrer dans le marché, remontent leurs prétentions, et peu à peu une hausse majeure s’établit en deux ou trois fois 24 heures. Les facteurs connaissent cela si bien, qu’ils font des différences suivant les acheteurs, et celui de ces derniers qui ne vend pas l’avenir fait en somme les meilleurs achats.

« Si la filature comprenait ses véritables intérêts, elle n’achèterait pas en Amérique ce qu’on lui offre ferme. À la longue, c’est elle qui en souffre, parce que ce sont ces affaires-là qui empêchent les baisses de se faire. Mais il est, je suppose, bien inutile de chercher à arrêter ce courant — il faut qu’il s’use, et alors on reviendra à l’ancien système. C’est l’affaire de quelques années à passer. »

En attendant qu’on y revienne, il est utile aussi d’ajouter que, lorsque vous faites un achat à terme à New-York ou à la Nouvelle-Orléans, vous devez déposer 10 dollars par balle à titre de garantie, et si vous demandez livraison, la maison américaine se rembourse sur vous à 60 jours de vue, au moment de l’expédition.

À la Havane, les vrais commissionnaires ont également presque cessé d’exister, mais, au moins, sont-ils devenus des spéculateurs francs et résolus. Au lieu de jeter de l’argent pour une masse de dépêches coûteuses, qu’ils seraient obligés de mettre n’importe de quelle manière au dos du client, les Havanais achètent et expédient, pour leur compte, des cargaisons entières de sucre, en tirent le montant sur leurs propres banquiers en Europe, vendent la marchandise, échantillons à la main, flottante ou disponible, avec ou sans bénéfice, suivant les circonstances, et demandent règlement après livraison faite. C’est spéculer ouvertement, loyalement ; c’est présenter un marché honnête, exempt de surprises.

Pourquoi les spéculateurs américains n’adoptent-ils pas ce système ? parce qu’il n’est pas si commode que le leur. Vendre du coton qu’on ne possède pas, s’indemniser sur le classement lorsqu’on se fourvoie, spéculer tout à la fois et faire payer l’affaire comme si elle était à la commission, c’est certainement très-bien combiné pour ceux qui n’ont pas assez de capitaux, mais ce n’est pas une spéculation franche et loyale : c’est du tripotage. Ceux des filateurs qui acceptent de pareilles conditions ne pensent pas au mal qu’ils se font à eux-mêmes. Ils ressemblent à cet imprudent milord qui, aux dernières courses du Derby, se fit voler deux fois sa montre, parce que, la première fois, après avoir pardonné à l’adroit pick-pocket, qui alléguait la misère, sa seigneurie l’a de plus régalé d’une guinée.