Le Commerce de coton depuis la pose de cable/L’agiotage européen

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LE COMMERCE DE COTON
DEPUIS LA POSE DU CÂBLE


I

L’agiotage européen.

Pourquoi vend-on, depuis deux ans, le coton à Liverpool et au Havre au-dessous du prix de revient ?

Pourquoi les prix en Amérique et aux Indes sont-ils plus chers qu’en Europe ?

Pourquoi à Liverpool et au Havre tient-on tant à vendre à livrer ?

Voici le mot de l’énigme :

Les grandes fluctuations que les prix ont subies depuis la guerre d’Amérique, fluctuations qui ont fait et défait des fortunes ; la rapidité des communications télégraphiques, la bonhomie des filateurs de se laisser entraîner ; tous ces avantages ont tourné la tête à tout le monde, et au lieu de tripoter à la Bourse épuisée, on se jette sur le coton dont les consommateurs sont plus faciles à manier que les roués en fonds publics.

Il en est résulté que tous les marchands de vin (voyez pièce justificative, no 1), tous les épiciers, tous les bousilleurs qui savent à peine écrire une lettre, tous les gens tarés qui n’ont guère prospéré en Europe, font aujourd’hui le commerce de coton dans les ports américains. Il leur suffit d’obtenir, n’importe par quels moyens, quelques ordres de la filature, et là-dessus ils jouent bravement à la hausse ou à la baisse, culbutent vingt fois et reviennent vingt fois sur l’eau. En Amérique, il est si facile de sauter sans se casser le cou !

C’est cette spéculation affamée et téméraire basée sur les ordres européens, véritable course au clocher, qui fait maintenir les prix plus chers aux lieux de production qu’en Europe, et cela au détriment de la filature, à qui ce manège ne profite guère et qui ne sait plus à quel saint se vouer. Et ce qui est encore plus triste, c’est que les maisons les plus respectables, à moins qu’elles ne veuillent se croiser les bras, sont forcées à suivre le courant et faire comme les autres. Presque tout le monde étant ainsi intéressé à la hausse plutôt qu’à la baisse, parce que la hausse fait toujours marcher rondement les affaires, il s’ensuit que presque tout le monde prêche la hausse, en dépit du bon sens, en dépit de toutes les règles de la prudence, en dépit de toutes les statistiques prouvant le contraire.

Les approvisionnements dans tous les ports européens, en coton de toutes sortes, étaient le

12 avril : 1870. 1869.
Stocks dans tous les ports. 609,300 453,400 balles.
Flottant sur tous les ports. 419,400 486,100


1,028,700 939,500
Excédant en 1870. 89,200

1,028,700

Par contre, la consommation était inférieure à celle de l’année passée. Prenons d’abord celle d’Angleterre, du 4 mars au 7 avril :

Consommation anglaise
Seme. Fint. 4 mars 38230 b. 1870. 1869. 1868.
11 38440
18 49930 moyenne moyenne moyenne
25 47970 pr seme. pr seme. pr seme.
1 avril 48510 47733 b. 50550 b. 53880 b.
7 63320

L’année dernière, à 12 3/8 deniers pour Middling Orléans (prix du 7 avril), on a donc consommé plus de coton que cette année à 11 1/2 deniers.

Voyons maintenant la consommation de l’Europe presque entière, car les filateurs du continent sont dans une position bien moins avantageuse que ceux d’Angleterre.

Les débouchés des quatre principaux marchés : Liverpool, Londres, Havre et Marseille, étaient au 11 avril :

1870. 1869.
Débouchés. 1,057,224 1,097,091 balles.
Moyenne par semaine. 75,516 78,363
Stocks. 565,834 444,353

Les filateurs du continent souffrent donc toujours, car malgré les 63,320 balles prises, l’avant-dernière semaine, par la consommation anglaise, le total des débouchés des quatre ports présente une diminution de 2,847 balles par semaine, et cependant les prix à Liverpool sont de 1 denier moins chers que l’année dernière, à pareille époque.

Ayant ces chiffres sous les yeux, comment expliquer la rage de certaines gens (surtout au Havre) de prêcher la hausse ? Comment s’est-il fait que l’année dernière, avec une petite récolte et de pauvres approvisionnements, le Low-Middling Louisiane était descendu au Havre, en décembre 1868, à 120 francs, tandis qu’il n’est tombé, cette année, qu’à 129 ?

La combinaison qu’on a trouvée pour forcer les prix est très-simple. Chaque acheteur américain (les exceptions sont rares) a établi une succursale en Europe, où, faute de succursale, il s’est mis en rapports intimes, de compte à demi, avec une maison de commission d’un port européen, et pour pousser et multiplier rapidement les affaires moyennant le câble atlantique, ce qu’il ne pourrait guère faire avec la filature, la maison d’Europe vend toujours et quand même à découvert, télégraphie à la Nouvelle-Orléans, ou ailleurs, sa vente pour se faire couvrir par son ami, et si le prix auquel on a vendu ne suffit pas, on se rattrape sur le classement et sur le poids. Quelquefois c’est la maison d’Amérique qui achète d’avance, à bas prix, un classement pauvre, charge et offre ferme par télégraphe, à son ami d’Europe, qui vend. Dans ce dernier cas, le prix est toujours plus élevé que le prix réel de la source, sans compter la défectuosité du classement. Comme les parties intéressées sont étroitement liées par le compte à demi, ils n’ont jamais rien à se reprocher, et l’imprudent acheteur à livrer doit payer les pots cassés. Voilà tout le mystère. De cette manière, les deux maisons font dix fois plus d’affaires que directement avec la filature, dont on fait très-peu de cas aujourd’hui, bien qu’on spécule sur et avec ses ordres donnés (voyez pièce justificative no 2).

Rien de plus facile que de se rattraper sur le classement ; les usages savamment combinés de Liverpool et du Havre s’y prêtent admirablement. À Liverpool les cotons à livrer se vendent sur la base de Middling ou Low-Middling arbitrable en-dessous et en-dessus. Mais, comme l’arbitrage se fait par les courtiers de place, qui ne connaissent point le filateur-acheteur et qui tiennent à rester en bons termes avec le vendeur et le commissionnaire anglais, ces courtiers, sachant ménager leurs intérêts, font à peu près ce que désirent le vendeur et le commissionnaire de Liverpool.

Au Havre c’est encore pis. On y vend à livrer, qualité telle quelle, sur classement d’origine désigné, et lorsque l’acheteur-filateur trouve, à sa grande surprise, que le classement ne correspond nullement aux conditions du marché, il n’a aucun recours ni contre le vendeur, ni contre son commissionnaire. C’est presque une duperie organisée, moins le coupable. Voici ce qui est arrivé dernièrement à un de mes amis. Il a acheté à livrer 50 balles Low-Middling Savannah à fr. 136-50, qui, à l’arrivée du navire, ressortaient à peine Strict good Ordinary. Mon ami n’a jamais pu obtenir la production de la facture originale constatant la désignation Low-Middling. Sous prétexte que les usages de la place s’y opposent, on a, malgré la baisse, repris les cotons plutôt que d’avouer une supercherie. Vous voyez d’ici que, pour bâcler les affaires le plus tôt possible, tous ces messieurs sont solidaires les uns des autres, aux dépens du consommateur. Voilà pourquoi les achats à livrer ont donné, cette année, de la perte plutôt que du bénéfice, en dépit de la hausse préconisée de commun accord, et en dépit de la marge qu’on nous présentait très-éloquemment, au moment de l’achat, sur le disponible. Et voilà aussi pourquoi on a réussi à maintenir les prix plus élevés que ne comportent une forte récolte en Amérique et une consommation inférieure à celle de l’an passé.

Les stocks en coton de toutes sortes étaient :

Au 12 avril : 1870. 1869.
À Liverpool 455,000 contre 319,000 balles
Au Havre 83,000 contre 44,400 balles [1]

Et malgré les excédants, quand on demande du coton disponible, on vous répond, surtout du Havre, qu’il n’y en a pas grand choix, et on vous force d’acheter à livrer : Admirez tous ces stratagèmes, qui ne servent qu’à brasser vite les affaires sans la moindre responsabilité de la part du mandataire.

Un mot encore à propos des affaires à terme, qui sont très-commodes aux commissionnaires et d’une tout autre nature que celles à livrer par navire désigné. C’est tout simplement un jeu de Bourse. La loi ne reconnaît pas ces opérations, à moins qu’on ne demande livraison, et dans ce cas, avec l’assistance du courtier, on vous donne ce qu’il plaît au vendeur et à votre commissionnaire, ce dernier toujours indulgent pour son voisin, par esprit de réciprocité (voyez pièce justificative no 3). Si, au contraire, vous voulez régler par différence, comme à la Bourse, voici ce qui peut vous arriver. Si vous perdez et si vous êtes un honnête homme, vous payerez ; mais si vous gagnez, il est permis à votre vendeur de ne pas vous payer, et comme votre commissionnaire lui-même est très-souvent vendeur et acheteur, il vous mène comme bon lui semble. Il ne vendra jamais, au plus fort du mouvement, à un prix élevé, mais il vendra toujours (à lui-même sans doute) chaque fois qu’on lui donnera des limites trop basses.

Comment trouvez-vous, cher lecteur, cette belle organisation systématique pour s’enrichir, inventée depuis la guerre d’Amérique ? (voyez pièce justificative no 4).




  1. Le 24 avril, les approvisionnements disponibles et flottants montaient au Havre à 141,000 balles contre 92,000 de l’an dernier.