Le Compagnon du tour de France/Tome II/Chapitre XXI

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CHAPITRE XXI.

Pierre fit de vains efforts pour arracher le Corinthien de la danse. — Laisse-moi épuiser cette folie, lui répondait le jeune homme. Je t’assure que je suis encore maître de moi-même. D’ailleurs c’est la dernière fois que je braverai ce danger. Mais regarde ; la voilà seule au milieu de tous ces villageois, dont quelques-uns sont avinés. Cette petite Julie n’est pas un porte-respect pour elle ; et si c’était pour moi, comme tu le penses, qu’elle est venue se risquer dans cette foule un peu brutale, ne serait-ce pas mon devoir de veiller sur elle et de la protéger ? Va, Pierre, une femme est toujours une femme, et l’appui d’un homme, quel qu’il soit, lui est toujours nécessaire.

L’Ami-du-trait fut forcé d’abandonner le Corinthien à lui-même. Il se sentait devenir de plus en plus triste en assistant au spectacle de ce bonheur plein de périls et d’ivresse qui réveillait douloureusement en lui sa souffrance cachée. Il se demandait alors s’il avait bien le droit de blâmer une faiblesse à laquelle, dans le secret de ses pensées, il s’était vu près de succomber, et dont il n’eût pu sans mentir se dire radicalement guéri. Il s’enfonça dans le parc, dévoré d’une étrange inquiétude.

Il marchait depuis quelque temps au hasard, lorsqu’il se trouva, au détour d’une allée, non loin de deux personnes qui marchaient devant lui. Il reconnut la robe sombre et la voix assez particulière de mademoiselle de Villepreux. C’était un timbre élégant et pur, mais ordinairement dénué d’inflexions et peu vibrant. Cet organe était en harmonie avec toute l’apparence de sa personne. Mais quel était donc l’homme qui lui donnait le bras ? Il portait un de ces manteaux qu’on appelait alors quiroga, et un chapeau dit à la Morillo. Sa démarche assurée montrait, aussi bien que son costume que ce n’était pas le comte de Villepreux. Ce n’était pas non plus le jeune Raoul : Pierre venait de le voir passer, en veste et en casquette, avec un fusil pour tuer des lapins à l’affût. Ce pouvait être un parent nouvellement arrivé au château. Pierre continua de marcher derrière eux à distance. L’obscurité des allées l’empêchait de les bien voir ; mais, lorsqu’ils traversaient une clairière, on pouvait distinguer les gestes animés de l’homme au quiroga. Il parlait avec feu, et quelques notes d’une voix retentissante, qui ne semblait pas inconnue à Pierre Huguenin, arrivaient de temps en temps jusqu’à lui.

Intrigué, tourmenté, Pierre ne put résister au désir de doubler le pas pour les entendre de plus près. Mais, comme il traversait un endroit sombre, il s’aperçut, à la voix, que les promeneurs revenaient sur leurs pas et se rapprochaient de lui de plus en plus. Il ne crut pas devoir les éviter, et bientôt, en recueillant ses souvenirs, il reconnut la voix, l’allure et le ton bref et saccadé de M. Achille Lefort, l’enrôleur patriotique.

Comme Achille passait tout auprès de Pierre, il prononça ces paroles avec un accent fort animé : — Non, certes, je ne renoncerai pas à l’espérance, et je suis certain que M. le comte…

Il s’interrompit en apercevant Pierre Huguenin qui marchait dans la contre-allée.

Mademoiselle de Villepreux pencha le corps en avant, en baissant un peu la tête, dans l’attitude qu’on prend quand on cherche à reconnaître quelqu’un dans l’obscurité :

— Tenez, dit-elle en s’arrêtant, voici précisément la personne que vous désiriez de rencontrer. Je vous laisse ensemble.

Elle dégagea son bras, rendit à Pierre son salut silencieux, et voulut s’éloigner.

— Malgré tout le plaisir que j’éprouve à rencontrer maître Pierre, dit le commis-voyageur en se disposant à la suivre, je ne puis me résoudre à vous laisser retourner seule au château.

— Vous oubliez que je suis une campagnarde, répondit-elle, et que je suis habituée à me passer de chevalier. Je vais rejoindre mon père, qui doit avoir fini sa sieste. Au revoir.

Puis elle passa comme à dessein du côté opposé à Pierre, et fit quelques pas en courant ; mais bientôt, réprimant cet accès d’une vivacité qui ne lui était pas naturelle, elle s’éloigna d’un pas léger, mais égal et mesuré.

Pierre, tout bouleversé de cette double rencontre, suivait de l’ouïe le petit bruit du sable qu’elle faisait crier sous son pied, et n’entendait pas le préambule par lequel Achille Lefort venait d’entrer en matière. Quand il sortit de cette préoccupation, il reconnut que le bon jeune homme lui disait les choses les plus obligeantes du monde, et il se reprocha d’y répondre avec tant de froideur. Mais, malgré lui, en le voyant tomber encore une fois du ciel, et se présenter à ses regards au milieu d’un tête-à-tête animé avec Yseult, il se sentait pour lui moins de sympathie que jamais.

— Eh bien ! mon brave, lui disait Achille, est-ce que vous avez déjà oublié notre joyeuse rencontre au Berceau de la Sagesse ? C’est un bien digne homme que le père Vaudois ! plein d’intelligence, de patriotisme et de courage ! Donnez-moi donc des nouvelles du vieux jacobin de serrurier qui a tant scandalisé votre ancien élève le capitaine ! et de votre Dignitaire, pour lequel j’ai autant d’estime et de respect que si j’étais son fils ! Parlez-moi de tous nos amis ! Je ne vous demande rien sur le Corinthien : on vient de m’en parler au château avec tant d’éloges, que je ne serais pas étonné de lui voir incessamment une brillante fortune. Toute la famille de Villepreux en a la tête tournée. On m’a déjà montré ses sculptures, et j’en suis plus charmé que surpris. J’avais bien pressenti, en le voyant, le grand artiste, l’homme de génie.

— Vous avez, répondit Pierre, un excès de bienveillance qu’on prendrait pour de l’ironie, si l’on ne se disait pas qu’on n’en vaut pas la peine. Faites un peu trêve à vous ces compliments, et dites-moi tout de suite si je puis vous être bon, dans ce pays-ci, à quelque chose qui vous concerne personnellement. Je ne pense pas que vous ayez interrompu la promenade que vous faisiez tout à l’heure pour parler avec moi de choses oiseuses ; et quant à la politique, vous savez que je n’y comprends rien.

— Vous maniez la plaisanterie à merveille, maître Pierre, et si j’étais un enfant je me laisserais déconcerter. Mais je suis habitué à lire dans les consciences ; je suis une espèce de confesseur, et je puis dire que j’en ai confessé de plus méfiants que vous. Vous prétendez ne rien comprendre à la politique ? Certes, si vous jugez celle qui se fait aujourd’hui par les étranges divagations que nous avons entendues dernièrement à notre souper chez le Vaudois, vous devez avoir pitié de nous tous. Mais j’espère pourtant que vous ne me confondez pas tout à fait avec les autres.

— Les autres sont vos amis, vos associés, je dirais vos complices, si j’étais royaliste. Comment pouvez-vous en faire aussi bon marché avec moi que vous ne connaissez pas ?

— Je vous connais beaucoup, au contraire. Je n’ai pas cherché à me lier avec vous sans avoir étudié votre caractère, vos sentiments, et sans m’être fait raconter avec le plus grand détail la conduite que vous avez tenue à Blois avec vos frères les Gavots. Je sais que, dans vos assemblées, vous avez été grand orateur, grand philosophe, grand politique même ; et je pourrais vous redire, en partie, les discours que vous leur avez tenus pour les détourner du concours. Eh bien ! maître Pierre, il vous est arrivé là ce qui pourrait bien m’arriver à moi-même, si j’étais, comme vous le supposez, associé à quelque Devoir politique. Vous vous êtes trouvé seul de votre avis, seul avec votre bon sens et vos bonnes intentions, au milieu de gens estimables d’ailleurs et dignes de toute votre amitié, mais pleins d’erreurs, de préjugés et de passions contraires. Voilà ma réponse à ce que vous me disiez tout à l’heure à propos de mes prétendus complices.

— Écoutez, monsieur, dit Pierre après avoir gardé le silence un instant, ce que vous dites là peut être vrai. Mais si vous voulez que je cause avec vous, vous me parlerez sans réserve. Vous ne me supposez pas assez simple pour avoir regardé vos avances comme une affaire de pure sympathie de vous à moi. Les éloges ne m’ont jamais tourné la tête. Je ne vous demande pas le nom de vos associés ; je pense que, comme nous dans nos sociétés, vous devez être lié aux vôtres par de certaines promesses. Je veux croire que les personnes avec lesquelles vous m’avez mis en rapport sont étrangères à tout complot. Mais je veux que vous me disiez à quoi vous travaillez, vous, personnellement… Car, ou vous me prenez pour un niais qui se laissera conduire les yeux bandés (et, en ce cas, je dois vous dire que vous vous trompez), ou vous me savez incapable de faire le métier infâme de délateur, et dans ce cas vous ne devez pas me parler par énigmes. Je n’aurais pas le temps d’en chercher le mot.

— Soit, mon brave ! je parlerai aussi clairement que vous voudrez. Je ne vous demande pas si vous êtes à l’abri d’un moment d’oubli et de légèreté qui pourrait compromettre ma liberté et ma vie ; j’en suis persuadé d’avance, vous sachant l’homme le plus sérieux et le plus délicat peut-être qui existe. D’ailleurs, là où je ne risque que ma tête, je ne suis pas habitué à négliger mon devoir par prudence. Que voulez-vous savoir ?

— Votre opinion véritable, monsieur, vos principes, votre foi politique. Je ne vous demande pas compte des actes par lesquels vous servez votre cause, je sais que vous ne pouvez pas les révéler ; mais je veux savoir votre but : sans cela, vous ne me remuerez pas plus qu’une montagne.

— La foi transporte les montagnes, mon digne camarade. Je suis donc sûr de vous remuer, car ma foi est la vôtre : je suis républicain.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Étrange question ! ce que vous entendez vous-même.

— Mais qu’est-ce que j’entends, moi ? le savez-vous ?

— Je le présume, et d’ailleurs vous allez me le dire.

— Non pas ; j’attendrai que vous me disiez votre plan de république, car il est certain pour moi que vous en avez un. Sans cela vous ne vous seriez pas mis à l’œuvre ; tandis que moi, qui ne suis occupé du matin au soir qu’à scier des planches et à les raboter, il est possible que je n’aie jamais songé à refaire la société.

— Vous m’interrogez d’une manière un peu insidieuse, mon bon ami, faites-y attention. Si nous sommes d’accord au fond, nous pouvons nous entendre en nous révélant l’un à l’autre. Si nous ne le sommes pas, vous conservez le droit de me contrecarrer dans mes projets, tandis que je n’ai aucune prise sur les vôtres.

— Il est vrai, puisque, moi, je n’ai pas de projets. Que faire donc ? Si je vous dis mes idées et que vous vouliez vous servir de moi, vous serez libre de me répondre que ce sont justement les vôtres.

— Je vous dirai ce que vous me disiez d’abord : ou vous avez confiance en moi, ou…

— Mais pourquoi donc aurais-je confiance en vous ? Vous ai-je cherché ? Est-ce que je songeais à vous quand vous m’avez accosté sur le bord de la Loire ? Est-ce que je cherchais la république tout à l’heure, quand vous m’avez arrêté dans cette allée ? Est-ce que j’insiste, dans ce moment-ci, pour être initié à vos secrets ? Voulez-vous de moi, ou n’en voulez-vous pas ? Parlez ou taisez-vous.

— Vous avez une logique impitoyable, et je vois que j’ai affaire à forte partie. Eh bien ! je parlerai ; car, sans cela, le débat deviendrait comique, et, pour le terminer selon nos prétentions mutuelles, il faudrait nous mettre à parler tous les deux à la fois, ce qui ne serait pas le moyen de s’entendre. Je commence : Nous avons prononcé le mot de république ; et d’abord nous voici arrêtés. Qu’est-ce que la république ? est-ce celle de Platon ? est-ce celle de Jésus-Christ ? est-ce celle de l’ancienne Rome ou de l’ancienne Sparte ? est-ce celle des Treize-Cantons ? est-ce celle des États-Unis ? enfin, est-ce celle de la Révolution française, dans laquelle on peut compter quinze à vingt formes de république tour à tour essayées, dépassées et culbutées…

Ici Achille Lefort s’arrêta pour respirer. Le bon jeune homme était un peu embarrassé de la définition qu’il fallait donner, et il espérait étourdir son adversaire à force d’érudition. Mais Pierre le suivait fort bien, et rien de ce qu’il entendait ne lui était étranger.

— Ce n’est, à coup sûr, aucune de ces formes que vous avez adoptée, répliqua-t-il. Vous avez trop de jugement pour ne pas savoir que la république de Platon, tout aussi bien que celles de Rome et de Sparte, est impossible sans les ilotes ; que celle des Treize-Cantons est impossible sans les montagnes ; celle des États-Unis sans l’esclavage des noirs, et que toutes celles de notre Révolution sont impossibles sans les geôliers et les bourreaux. Reste donc celle de Jésus-Christ, sur laquelle je ne serais pas fâché d’avoir votre opinion.

— Ce serait peut-être la plus populaire ai on comprenait bien l’Évangile, répondit Lefort ; mais celle-là aussi est impossible sans les prêtres. Ainsi toutes ont pour nous un empêchement majeur, et il faut en trouver une nouvelle.

— Nous y voilà, dit Pierre en s’asseyant sur le revers d’un fossé et en se croisant les bras. Et il se disait en lui-même : C’est ici que je vais savoir si cet homme est un sage ou un sot.

Achille Lefort n’était ni l’un ni l’autre. Il était l’homme de son temps, un des mille jeunes gens braves, entreprenants, dévoués, mais ignorants et téméraires, que la France voyait pulluler alors dans ses flancs en travail. Dominée par une seule grande idée patriotique, celle de chasser les Bourbons et de ramener les institutions à un libéralisme plus sincère, cette courageuse jeunesse allait à l’aventure, ne se souciant pas de formuler des théories immédiatement applicables, ne voyant partout que le fait, qu’elle décorait dans ce temps-là du nom de principe (ne sachant vraiment pas ce que c’est qu’un principe), et obéissant néanmoins à la loi du progrès qui entraînait tous ses membres pêle-mêle, chacun avec son petit bagage de philosophie scolaire et de passion politique : Voltaire, Adam Smith, Bentham ; la Constituante, la Convention, la Charte ; Brissot, La Fayette, le duc d’Orléans, et tutti quanti. Ces jeunes gens avaient été amenés, pour faire nombre, à l’idée d’initier à leurs sociétés secrètes les mécontents du parti impérial, phalange héroïque de cœur et bornée d’esprit, qui fit un peu le rôle de Bertrand dans la fable des marrons, et qui s’en venge aujourd’hui en dirigeant les canons et les fusils de l’Ordre répressif contre la république émeutière. Il y avait donc en ce temps-là un échange inévitable de petites ruses, de promesses fallacieuses et de transactions tant soit peu jésuitiques entre les conspirateurs des diverses opinions et des diverses nuances. Le tout se faisait à bonne intention, et s’il est permis de plaisanter aujourd’hui sur ces épisodes, il ne faut pas oublier d’en tenir compte à la finesse railleuse et à la témérité enjouée de l’esprit français[1].

Achille Lefort, mis au pied du mur par l’esprit ferme, par la conscience vierge et par l’ardente soif de vérité qui poussaient l’homme du peuple à savoir le mot de l’avenir, se tira d’affaire le plus adroitement qu’il put, et malgré le bon sens imparable de Pierre Huguenin, qui ne manquait pas non plus de finesse, il réussit à se dégager de sa férule sans trop de dommage ni de honte. Tout en feignant de s’interroger lui-même consciencieusement (et, l’occasion étant bonne, Achille Lefort joua ce jeu au sérieux), il amena insensiblement Pierre à lui dire ses répugnances, ses sympathies, ses vœux, et à mettre au jour tout un monde de questions que l’ouvrier s’était faites à lui-même, et qui étaient restées sans réponses, mais qui n’en étaient pas moins de grandes questions, seules dignes d’un grand cœur qui désire et d’un grand esprit qui cherche. Ces éclairs qui jaillissaient de son âme jetèrent leur lumière sur celle du jeune Carbonaro. Ce brave enfant, plein de défauts, de suffisance, de mauvais goût et de présomption, n’en était pas moins une des consciences les plus pures qu’il fût possible de rencontrer. Son cerveau, plein d’enthousiasme et avide d’émotions, s’embrasa au contact de cet homme obscur qui lui soulevait plus de problèmes fondamentaux en une heure qu’il n’en avait rencontré sur son chemin depuis qu’il était au monde. Il comprit qu’il y avait là quelque chose de grand ; et son charlatanisme d’amitié pour l’adepte qu’il voulait conquérir se changea en une affection véritable, en une confiance sans bornes.

De son côté, Pierre vit bien que, si ce n’était pas là le philosophe qui pouvait résoudre ses questions, c’était du moins une bonne et généreuse nature. Il vit aussi ses travers, et osa les lui dire. Achille n’osa s’en fâcher. Il plia sous la supériorité de l’artisan, sans toutefois y consentir intérieurement ; son amour-propre le lui défendait : et tout en lui déclarant qu’il le regardait comme son maître, tout en le reconnaissant pour tel dans sa conscience sur certains points, il cherchait encore les moyens de l’éblouir par ses démonstrations de force morale et son étalage de vertu civique.

Leur entretien se prolongea si tard, que les violons étaient partis, que le village était couché, que les lumières du château avaient successivement disparu, et que deux heures du matin sonnaient à la grande horloge lorsqu’ils songèrent à se séparer. Ils se promirent de se revoir le lendemain. Achille prit le chemin du château, et Pierre le conduisit jusqu’à la porte d’une tour dans laquelle son appartement était préparé. C’est alors seulement qu’il osa lui demander sous quel titre et sur quel pied il était dans la famille de Villepreux.

— Il y a longtemps que je connais les Villepreux, répondit Achille avec ce ton de familiarité qui lui était propre ; je suis lié avec le vieux bonhomme.

— Et votre connaissance s’est faite comme entre un homme qui achète des vins et un homme qui en vend ? Vous vendez donc réellement des vins ?

— Sans doute ! quels seraient donc mon passe-port pour entrer partout, et ma garantie pour voyager sans mettre la police à mes trousses ? Je vends des vins, et de toutes qualités. Avec le Xérès et le Malvoisie, je pénètre dans les châteaux ; avec l’eau-de-vie et le rhum, dans les cafés, et jusque dans les cabarets de village. Comment ai-je fait la connaissance du Vaudois ?

— Je ne vous demande pas cela. Y a-t-il longtemps que vous venez dans ce château ?

— Cinq ou six ans ; c’est moi qui ai monté la cave.

— Et à Paris, vous avez conservé des relations avec la famille de Villepreux ?

— Certainement. Est-ce que cela ne vous paraît pas naturel ?

— Oh ! mon Dieu, si, répondit Pierre avec un peu d’ironie ; il n’est pas nécessaire d’inventer autre chose.

— Comment, inventer ? que voulez-vous dire ? Supposeriez-vous que je fusse en rapport politique avec le vieux seigneur ? Ce serait une chose bien invraisemblable, et d’ailleurs vous ne voudriez pas m’interroger sur un point où il ne s’agirait pas de moi seul.

— Je n’y songeais seulement pas. Vous voyant très à l’aise avec la demoiselle du château…

— Eh bien, eh bien, achevez ! que supposiez-vous ? Elle a de l’esprit, la petite Yseult, n’est-ce pas ? Elle m’a dit qu’elle avait causé avec vous, et je ne sais pas tout le bien qu’elle ne m’a pas dit de vous en trois mots brefs et nets, selon sa coutume. Drôle de fille ! la trouvez-vous jolie ?

Cette manière de définir et d’analyser la personne à laquelle Pierre n’osait songer sans trembler, lui fit une telle révolution qu’il fut quelques instants sans pouvoir répondre. Enfin, comme Achille insistait singulièrement, il répondit qu’il ne l’avait pas regardée.

— Eh bien, regardez-la, reprit Achille, et je vous dirai ensuite quelque chose. — Eh bien, dites-le-moi tout de suite, afin que je me souvienne de la regarder, répondit Pierre dont la curiosité était vivement et péniblement excitée, mais qui n’en voulait rien laisser paraître.

Achille lui prit le bras, et, s’éloignant du château, il l’emmena à quelque distance d’un air de mystère enjoué qui fit souffrir mille tortures à Pierre Huguenin. Quand ils se furent convenablement éloignés : — Vous n’avez rien entendu dire à propos d’elle ? dit Achille à voix basse. — Rien du tout, répondit Pierre ; et comme il craignait que l’autre ne voulût pas continuer son bavardage, il ajouta aussitôt pour le remettre en train : Ah ! si fait ; j’ai ouï dire qu’elle avait une grande passion dans le cœur pour un jeune homme qu’on ne veut pas lui donner en mariage. — Ah bah ! vraiment ? s’écria Achille. Je n’avais jamais entendu parler de cela ; il serait possible… pourquoi non ? Mais je n’en savais rien. — Que vouliez-vous donc m’apprendre ? — Une chose très-particulière ; savez-vous de qui ou prétend qu’elle est fille ? — Je ne sais. — De l’empereur Napoléon, ni plus ni moins. — Comment cela se pourrait-il ? — Très-naturellement. Son père, le fils du vieux comte, avait épousé une jeune dame attachée aux atours de l’impératrice Joséphine ; si bien que le premier enfant de ce mariage, s’il faut en croire la chronique, serait né un peu plus tôt que de raison, et aurait dans les lignes de son profil une ressemblance adoucie avec l’aigle corse. Que vous en semble ?

— Rien ; je n’ai jamais remarqué cela. Cependant la hauteur de son caractère me fait croire qu’elle peut bien avoir du sang de quelque despote dans les veines.

— Est-elle dédaigneuse, ou moqueuse ?

— Je vous le demande : vous la connaissez beaucoup, et moi pas le moins du monde. Dans ma position vis-à-vis d’elle, je ne puis…

— Mais passe-t-elle ici pour dédaigneuse ?

— Assez.

— Et vous, que vous semble-t-elle ?

— Étrange.

— Oui, étrange, n’est-ce pas ? d’un sérieux fantasque, d’un bon sens énigmatique ; froide, orgueilleuse ; une vraie nature de princesse ?

— Vous l’avez beaucoup étudiée !…

— Moi ! je me suis pas donné cette peine. Voyez-vous, mon cher, je n’ai pas le temps de me morfondre auprès d’une femme. La vie que je mène me force à ne jamais accorder grande attention à celles qui ne font pas quelque chose pour m’attirer. La fille de Napoléon ne vaut pas pour moi une pipe de tabac, si, au lieu de me plaire, elle cherche à m’éblouir. Il y a ici une petite personne qui me tournerait la tête si je me laissais aller. C’est la délicieuse marquise. Mais, du diable ! je serais forcé de la planter là au bout de huit jours. Il vaut mieux la laisser tranquille, n’est-ce pas ? Vous, qui êtes vertueux…

— Vous, vous êtes fat, dit Pierre d’un ton ferme, dont la franchise fit éclater de rire le commis voyageur.

Ce genre de conversation frivole n’était pas du goût de l’artisan grave et passionné. Il souhaita définitivement le bonsoir à son nouvel ami, et reprit à travers le parc le chemin du village.

Mais il lui fut impossible d’effectuer sa sortie. Le parc était clos de tous les côtés. Il n’était pas absolument difficile de passer par-dessus le mur ; mais Pierre se sentait pris d’une telle nonchalance d’esprit, qu’il lui était à peu près indifférent de passer la nuit dans le parc ou dans son lit. Il avait là, en cas d’orage (le temps menaçait), la ressource d’aller se mettre à l’abri dans l’atelier, dont il avait toujours une clef sur lui. Se sentant porté, par cette langueur inaccoutumée, à la rêverie plus qu’au sommeil, il s’enfonça dans le plus épais du bois, et continua d’errer lentement, tantôt s’asseyant sur la mousse pour céder à la lassitude de ses jambes, tantôt reprenant sa marche pour obéir à l’inquiétude de son esprit.

  1. Toute période historique a deux faces : l’une assez pauvre, assez ridicule, ou assez malheureuse, qui est tournée vers le calendrier du temps ; l’autre grande, efficace et sérieuse, qui regarde celui de l’éternité. Nous ne saurions mieux développer cette pensée appliquée aux événements dont il est ici question, qu’en citant un passage de M. Jean Raynaud sur le Carbonarisme. Si quelqu’un nous accusait de ne pas traiter avec assez de respect des tentatives qui eurent leurs périodes tragiques et leurs martyrs couronnés, nous invoquerions ce beau texte comme l’expression de nos sympathies et de notre jugement définitif : « Hélas ! ces complots nous ont coûté du sang, et du plus pur ! il a fallu que des cœurs généreux fussent condamnés prématurément à l’exil du tombeau, et que de nobles têtes, livrées en holocauste, s’inclinassent douloureusement sous la main pesante du bourreau… Leur sacrifice n’a pas été inutile pour le monde ; et la postérité, dans sa commémoration des morts, conservera leurs noms. Non, votre sang, ô infortunés patriotes, n’a point été versé en vain ; car il a inspiré à tous les amis des hommes le désir de mourir avec la même grandeur et pour la même cause que vous ; il a élevé témoignage contre les monarchies, au jour où les monarchies étaient puissantes, et où ceux qui étaient censés représenter la France s’inclinaient devant elles ; il a marqué dans nos annales d’un signe ineffaçable la révolution reparaissant au sein du peuple au même instant que le sceptre aux mains des monarques ; il est allé, comme un tribut de notre âge, se mêler à ces rivières sacrées faites du sang de nos pères, et qui, sous la première république, ont mouillé notre frontière nationale d’une ceinture infranchissable ; et s’il y a eu dans le Carbonarisme quelque gloire, ô Borie, Raoulx, Goubin, Pommier, Vallée, Caron, Berton, Caffé, Saugé, Jaglin, cette gloire se concentre tout entière sur vous, qui seuls avez parut à la lumière du ciel, et pour tomber sous le couperet des rois. »