Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/13

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XIII

La marche sur Hermosillo (52 lieues espagnoles) fut accomplie en sept jours. Elle donna la preuve d’une grande énergie morale ; la plupart des volontaires marchaient pieds-nus ; pas un ne se plaignit, pas un traînard ne quitta la colonne. Le 13 octobre, dans l’après-midi, elle campait au rancho de l’Alamito. Hermosillo n’était plus qu’à six lieues.

Ces hommes attristés par une longue période d’ennuis, d’oisiveté, de fatigues, de misères, semblaient se réveiller d’un lourd sommeil ; la gaieté revenait sur les visages ; l’espérance rentrait dans les cœurs ; un jour de plus, et l’avenir de la compagnie serait réglé ! On dormit peu, l’attente du lendemain causait une impatience fébrile.

Dans la nuit même, avant quatre heures du matin, la colonne reprit sa marche. À moitié chemin d’Hermosillo, elle joignait la route d’Ures. La poussière était couverte de traces de chevaux et d’hommes ; les troupes du général Blanco venaient de passer là. On y distinguait les pieds-nus des Indiens, les sandales des soldats et les roues de l’artillerie. Sur la gauche, de l’autre côté de la rivière, on apercevait de longues files d’hommes armés, marchant dans la même direction que les Français. Indiens, gardes nationaux, troupes régulières, se réunissaient dans la ville menacée.

À la vue de ces indices d’un combat prochain, la compagnie s’exaltait. Elle n’ignorait pas que l’ennemi l’attendait dans une position excellente, et qu’il était six fois plus nombreux. L’enthousiasme éclatait dans tous les regards ; elle marchait au combat comme à une fête ; les chants commencés au départ ne s’éteignirent que dans la fusillade.

À huit heures du matin, on était à deux lieues de la ville. Deux parlementaires attendaient M. de Raousset. Ils étaient envoyés par D. N. Navaro, qui remplissait à Hermozillo les fonctions de préfet après la désertion de ce poste par D. F. Rodriguez. La mission des parlementaires était d’entraver, par un semblant de négociation, la marche de la compagnie. On espérait ainsi donner le temps au général, arrivé depuis quelques heures, de prendre ses dispositions, de se fortifier, de reposer ses soldats, en un mot, de doubler ses avantages déjà si grands.

Les parlementaires étaient M. Camou, négociant français, et M. Ortis, juge de première instance, créature du gouverneur Cuvillas. M. de Raousset, après avoir écouté leurs propositions, tira froidement sa montre. Il était huit heures.

— Répondez à M. Navaro, dit-il d’une voix éclatante, que j’entrerai dans deux heures à Hermozillo, et qu’à onze heures précises je serai maître de la ville, si la ville est défendue !

Une immense clameur d’enthousiasme accueillit ces paroles ; les parlementaires se replièrent, et deux heures après Hermozillo n’était plus qu’à une portée de canon.

La compagnie, en quittant le Saric, n’avait rien laissé derrière elle. Les bagages, les munitions formaient un train considérable ; ce train et les animaux qui le composaient furent enfermés dans une maison isolée, et surmontée d’une terrasse. Une section de vingt hommes prit position dans ce poste, qui avait l’avantage de commander la route et de protéger les derrières de la colonne, menacés par trois cents Indiens. On se débarrassait ainsi de tout ce qui pouvait gêner la liberté d’action. L’artillerie, dételée, était tirée à bras ; la cavalerie fut envoyée en avant, afin de reconnaître les dispositions de l’ennemi. Il était temps encore, le commandant général pouvait éviter un combat.

M. Lenoir, de retour avec ses cavaliers, annonça que la ville était en état de défense ; des cris frénétiques lui répondirent. La bataille allait donc s’engager ! Après tant de sacrifices faits pour la paix, l’instinct militaire reprenait ses droits sur les Français.

Hermosillo compte environ douze mille âmes ; il est entouré de jardins fermés par des murs et des haies qui permettent de se replier de poste en poste et de défendre à chaque pas rétrograde une position nouvelle. Sur la route par où débouchait la compagnie, un fossé large et profond couvre la ville dans toute son étendue. On ne peut y pénétrer que par un pont, à la tête duquel se trouvaient les avant-postes ennemis.

Déjà l’on distinguait parfaitement les uniformes des soldats ; les armes étincelaient au soleil, sur les terrasses des maisons ; l’ennemi, malgré sa supériorité numérique, demeurait à couvert derrière des murailles. M. de Raousset marchait en tête, à cheval. Par un dernier scrupule, il avait défendu à ses hommes de tirer les premiers. Un grand silence se fit ; les Français s’avancèrent froidement, et à peine à portée essuyèrent une vive fusillade, partie du faîte des maisons et des jardins qui les environnent.

— En avant, mes amis ! cria M. de Raousset, vive la France !

Une décharge violente lui répondit et la colonne se déploya en tirailleurs. L’artillerie, marchant du même pas que l’infanterie, ne s’arrêtait que pour charger et tirer. En avant du pont dont nous avons parlé, une maison carrée, isolée et plus élevée que les autres, formait la tête des avant-postes mexicains. La compagnie, entraînée par son ardeur, oubliant toute prudence, s’élança au pas de course et culbuta les avant-postes à l’arme blanche. L’ennemi n’eut pas même le temps d’évacuer la maison carrée ; les hommes qui l’occupaient furent faits prisonniers. Le pont passé immédiatement, on entra dans la ville.

Du haut des terrasses, des jardins enclos, des fenêtres, du fond des caves même, les Mexicains tiraillaient presque à bout portant. Cinq pièces d’artillerie chargées à mitraille balayaient les rues en feu plongeant ; les Français n’en avancèrent pas moins au pas de course, culbutant tout devant eux ; leur élan fut irrésistible ; en moins d’une demi-heure, ils occupèrent les deux tiers de la ville.

Pendant ce temps, la cavalerie du général qui caracolait au loin, sur la droite, était dispersée par M. Lenoir, chargeant à fond, malgré la fatigue extrême des chevaux. La vaillance audacieuse des Français déconcerta toutes les mesures du général ; malgré le petit nombre des assaillants, il se vit attaqué sur dix points à la fois et partout avec la même vigueur. La première et la deuxième section surtout, firent des prodiges.

L’ennemi, délogé et chassé de maisons en maisons, avait concentré sa résistance dans l’Alameda, jardin public, entouré de murs. Les rues et les places qui y aboutissent, larges et droites, favorisaient le feu de son artillerie.

— En avant, la France ! cria M. de Raousset ; et l’Alameda, comme tous les obstacles qui le précédaient, fut emporté à la baïonnette.

La cavalerie, lancée dans les rues sur un ennemi en désordre, ne lui laissa pas le temps de se rallier ; elle acheva sa défaite ; mais la fatigue des chevaux ne lui permit pas une longue poursuite. Soldats, Indiens, gardes nationaux, s’enfuirent à travers champs, en jettant leurs armes et leurs uniformes ; on prit trois canons, un drapeau ; le général Blanco, suivi de quelques officiers, s’échappa à grand’peine et courut à toute bride sur la route d’Ures. Le désastre des Mexicains était aussi complet que possible.

Ainsi que M. de Raousset l’avait dit aux parlementaires, une heure avait suffi pour emporter la ville.

Nous n’avons pas la prétention de donner au combat d’Hermosillo l’importance d’une bataille rangée ; mais tout est relatif en ce monde. S’il avait fallu au premier consul la grande bataille de Marengo pour lui donner l’Italie, le combat d’Hermozillo devait suffire pour assurer la Sonore à M. de Raousset. Quand il l’a quittée, ce n’est pas le canon qui l’a chassé.

Le général Blanco avait avec lui quatre cents hommes d’infanterie, renommés parmi les meilleures troupes du Mexique, des milices tirées des présidios, moins régulières, mais aguerries contre les Apaches ; il avait des Indiens Yaqui, des Indiens Opatas et la garde nationale de la ville presque entière ; en tout, au moins douze cents combattants, soutenus par plusieurs pièces de canon et deux obusiers de campagne. Ces forces, abritées par des murailles, avaient été rompues et dispersées par deux cent cinquante hommes, qui venaient de faire en sept jours, sans chaussures, cinquante-deux lieues espagnoles, et qui livraient bataille à leur dernière étape, sans s’être donné une minute de repos.

Le combat n’avait duré qu’une heure, il n’en fut pas moins très-meurtrier. Des pertes sensibles payèrent la victoire de la brave petite troupe. Dix-sept hommes furent tués, parmi lesquels Lefranc, Fayolle, Garnier[1], Barchet, Blanc, Taillandier, tous officiers à la tête de leurs sections. M. de Raousset, toujours exposé au plus fort de la fusillade, toujours le premier courant devant ses hommes, n’eut pas même une égratignure. Le nombre des blessés montait à vingt-cinq.

Les pertes de l’ennemi furent beaucoup plus grandes ; s’il faut en croire le dire des habitants, deux cents hommes au moins furent tués ou blessés dans l’action. L’ennemi laissait en outre entre les mains des Français un matériel considérable et beaucoup de prisonniers, parmi lesquels six officiers, dont quatre étaient blessés.

Telle fut cette victoire d’Hermosillo, qui a eu un si grand retentissement dans les deux mondes, qui semblait devoir décider la querelle entre le gouvernement sonorien et l’émigration française, et servir de prélude à une révolution nationale. Cette victoire, contre toutes prévisions, fut stérile ; le signal du soulèvement des pueblos devait être donné par un homme de grande influence, dont le concours ne faisait un doute pour personne. Ce signal, les pueblos l’attendirent en vain : privés d’une direction nécessaire, ils restèrent immobiles, et au moment où M. de Raousset allait agir par lui-même, il fut terrassé par la maladie contre laquelle il luttait depuis deux mois.

Cette maladie terrible, en le privant de ses facultés, enleva à la compagnie le seul homme qui put lui faire tirer parti de son triomphe. Le découragement s’empara bientôt des vainqueurs.

La faiblesse est bien autrement contagieuse que la valeur.

Deux mois avant, M. de Raousset avait dit à ses hommes :

« Votre union, votre organisation, votre bon droit, votre constance, votre courage, vous rendent tellement forts, que vous ne pouvez plus être vaincus que par vous-mêmes. La compagnie ne peut périr que par suicide ! »

Il s’était trompé ; la compagnie n’avait d’autre lien que lui. Sans lui, elle se sentait isolée, perdue, au milieu d’un pays qu’elle faisait trembler devant elle. En présence de cet affaiblissement moral, la prudence ne permettait pas une plus longue occupation d’Hermosillo, et ce fut le désespoir dans l’âme que M. de Raousset donna l’ordre de rallier Guaymas. Guaymas était une ville ouverte, dont l’occupation ne devait pas coûter une goutte de sang ; la compagnie y trouverait des approvisionnements, elle pourrait s’y fortifier et attendre les renforts annoncés de San Francisco et Mazatlan : c’était une dernière espérance.

Les blessés ne pouvant être transportés, on dut les laisser à Hermosillo ; don Manuel Gandara, gouverneur provisoire, les prit solennellement sous sa sauvegarde ; ils furent confiés, de concert avec lui, à D. J. M. Portillo, l’un des premiers négociants de la ville. M. de Raousset écrivit en outre à Mme Aguilar, afin d’appeler sur eux la protection spéciale et les soins des dames d’Hermosillo. Il rendit à la liberté, sans autre objet que d’assurer une protection de plus aux blessés, les officiers mexicains qu’il avait entourés de tous les soins possibles. Ces dispositions prises, la compagnie se mit en marche ; M. de Raousset, demi-mort, était porté en litière.

Le 29 octobre, dans l’après-midi, la colonne n’était plus qu’à trois lieues de Guaymas ; elle campait au rancho de Jesus-Maria. Un négociant français vint apporter à M. de Raousset une lettre de l’agent consulaire de France. Dans cette lettre, M. Calvo priait instamment M. de Raousset de ne pas aller plus loin, de voir le général et de tâcher de faire avec lui un traité qui pût empêcher une plus longue effusion de sang. Le général, de son côté, manifestait le même désir.

Si M. de Raousset n’eût pas senti que les progrès de sa maladie allaient lui rendre impossible la continuation d’un commandement que nul ne pouvait suppléer, il eût fermé l’oreille à toutes les propositions, surtout quand elles étaient transmises par M. Calvo. Il ne fût entré en pourparlers qu’après avoir pris à Guaymas la forte position qu’il venait y chercher. Les circonstances furent plus fortes que sa répugnance.

Il se fit donc porter à San José de Guaymas, à deux lieues de son camp.

Le général s’y trouvait avec une centaine de cavaliers et de fantassins, seuls débris qu’il eût conservés de ses troupes régulières. Une entrevue publique eut lieu ; on y échangea des phrases polies, des protestations banales ; on se borna de part et d’autre à déplorer que les choses en fussent venues à ce point. On se sépara sans rien conclure.

Ce fut le dernier acte de M. de Raousset ; le soir même, il tombait dans une prostration physique absolue ; la dyssenterie était arrivée à son plus haut période de malignité, et pendant trois semaines il se débattit entre la vie et la mort.

Pendant ce temps aussi les intrigues marchèrent, et M. Calvo aidant, la compagnie traitait directement avec le général Blanco. On lui donnait 40,000 piastres d’indemnités, et elle consentait à évacuer la Sonore.

M. de Raousset n’eut connaissance de ce traité que longtemps après ; il y demeura complètement étranger. Et quand il partit pour Mazatlan, convalescent à peine, il put, sans forfaire à sa parole, dire au revoir à cette terre sonorienne qu’il avait un moment occupée en maître.

L’effet produit à San Francisco et dans toute la Californie, par la victoire d’Hermozillo, fut immense. Des compagnies de volontaires s’organisèrent spontanément pour aller rejoindre la glorieuse petite troupe. Six cents hommes étaient équipés et prêts à partir, lorsque arriva la nouvelle de la maladie mortelle de M. de Raousset et du traité conclu pendant son agonie. Les enrôlés se débandèrent.

M. de Raousset était à Mazatlan, convalescent à peine, lorsqu’il reçut une lettre de M. Dillon. Le consul de France à San Francisco s’intéressait vivement, on le sait, à M. de Raousset : sa lettre était particulièrement affectueuse et pressante. « Si votre intention est de recommencer, comme je n’en doute pas, lui disait-il, revenez ici au plus vite ; nous verrons ensemble à remonter cette affaire. »

M. de Raousset repartit pour San-Francisco, aussitôt qu’il fut en état de supporter le voyage.

Son arrivée fut un véritable triomphe. Chacun s’empressait autour de lui et lui faisait des offres de service. Anglais, Français, Américains, se disputaient l’honneur de le recevoir et de le fêter. Le consulat de France donna une soirée brillante à son intention. Il fut le lion du moment.

Avec la santé, le jeune capitaine eut bien vite retrouvé toute son énergie. Son audace s’accrut de ses revers mêmes : l’idée de retourner en Sonore devint une idée fixe, dont rien ne devait plus le détourner désormais.

Dès les premiers jours de son arrivée à San Francisco, il écrivait ceci à M. Edme de M*** :

« … Non, je n’ai pas abandonné l’espérance de triompher dans cette lutte avec la chance contraire où je me suis vu engagé depuis le berceau : Sisyphe roulant sur son rocher éternellement, Jacob luttant toute une nuit contre un fantôme, c’est une image de la vie de certains hommes ; n’est-ce pas un peu la mienne ? Non, je n’ai pas renoncé !

» Lorsque je me suis vu abandonné par mes gens qui, incapables de se conduire eux-mêmes pendant ma terrible maladie, se sont soumis, vainqueurs, à un général vaincu ; lorsque je me suis vu mourant, et ceci a duré six semaines, je n’ai eu qu’une pensée : ressaisir la santé, la force, l’intelligence, la volonté et retourner en Sonore.

» Retourner en Sonore, c’est l’unique pensée de ma vie.

» Voilà bientôt un mois et demi que je suis en Californie ; si j’étais Américain, tout irait de soi-même. J’aurais déjà trouvé, et au delà, les capitaux nécessaires ; je serais déjà reparti. Ma qualité d’étranger m’est un obstacle dans ce pays-ci. Les Américains me témoignent beaucoup d’estime et de sympathie ; je suis, parmi eux, plus apprécié que parmi les Français ; mais l’idée qu’ils se font de l’ambition du gouvernement français, de ses idées d’agrandissement, de ses vues larges et hardies, qui malheureusement n’existent que dans l’imagination susceptible des Américains, tout cela leur fait redouter de placer entre mes mains des armes destinées à se tourner contre eux-mêmes.

» Ils se trompent cependant. Je n’ai malheureusement rien de commun avec le gouvernement français. Mes idées sont en moi, mes moyens ne sont qu’en moi : les conséquences de mes desseins appartiennent à l’humanité !

» Cette lettre, mon cher Edme, n’est pas destinée à la publicité des journaux ; elle est intime et ne doit pas sortir du cercle étroit des personnes qui s’intéressent à moi. Je serai donc plus explicite et te dirai quelle est aujourd’hui ma situation, quels sont mes projets et mes espérances.

» Lorsque je vis, dès mon arrivée en Sonore, l’hostilité des hauts personnages qui s’étaient ligués pour me voler les mines d’Arizona, je compris qu’avant peu je serais réduit à prendre les armes contre le gouvernement même ou à quitter le pays honteusement. Prendre les mines, c’était proclamer l’indépendance de la Sonore. Je m’assurai promptement qu’une bonne partie du pays y était disposée ; je me fis des partisans, je préparai les esprits à une révolution nationale.

» Cette révolution eût réussi sans la trahison d’un homme sur qui j’étais forcé de m’appuyer ; malgré cette trahison même, elle eût réussi sans l’inconcevable fatalité qui me priva de tous les renforts que j’attendais de Californie, et surtout sans l’horrible maladie qui m’a terrassé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Aujourd’hui, cependant, ces éléments subsistent tels que je les ai combinés, aujourd’hui, mieux encore qu’il y a un an, ce pays est prêt pour un soulèvement général. Que j’y paraisse demain avec des forces suffisantes, et quinze jours après mon débarquement, la république de Sonore existera.

» Que j’aie à ma disposition une somme de 150 à 200 mille dollars, je réponds de tout : je proclame l’indépendance et j’appelle en Sonore, comme dans une Californie nouvelle, l’émigration de toutes les parties du monde ! Mon expédition se composerait exclusivement de Français, tous anciens soldats et marins ; l’organisation serait absolument militaire, avec toutes ses conséquences. Ces hommes seraient parfaitement prévenus qu’ils vont en Sonore pour se battre, qu’il n’y a de fortune pour eux qu’à la pointe de leurs bayonnettes ; que s’ils sont vaincus, ils seront infailliblement passés par les armes, comme pirates ; qu’il faut vaincre ou qu’il faut mourir !

» À ce point de vue, je n’ai rien à désirer ; tout mon monde est trouvé et il est déterminé, ou jamais hommes ne le furent en ce monde. Si je le voulais, j’aurais ici quatre à cinq mille hommes en moins de quinze jours !

» Dès mon arrivée ici, nombre d’Américains sont venus me voir, me faire des propositions, et je fus presque tenté. J’ai résisté à la tentation. En allant avec des Américains, je perdais mon prestige aux yeux des Sonoriens, car ils détestent leurs voisins du nord. Je n’ai pas voulu me faire l’agent d’une idée qui m’appartient et dont je veux rester le maître. J’ai refusé ces propositions, et je conserve à cette entreprise le cachet individuel que je lui ai donné. Je sais que j’en augmente ainsi les difficultés ; mais si je réussis, je compte, par la même raison, en augmenter l’éclat et les conséquences. . . . . . . . . . . Le moment est bon ! »

Le moment était bon en effet. Jamais peut-être l’état intérieur de la république mexicaine n’avait été plus fait pour justifier des espérances hardies et des projets téméraires.

Du gouvernement, l’anarchie était passée dans les provinces. L’insurrection éclatait de tous côtés : dans l’État de Guerrero, dans le Sinaloa, dans le Durango, les commandants généraux tenaient la campagne. Le président Arista n’avait plus guère pour lui que Mexico, et encore à tous moments s’attendait-on à un soulèvement général. Partout l’impôt était refusé.

Le Président recula devant une lutte impossible, et le 6 janvier 1853 il donna sa démission.

M. Batista Céballos, porté à la Présidence provisoire par une faction assez puissante, put à peine garder le pouvoir pendant un mois. Le 6 février, il était remplacé par le général Manoël Maria Lombardini, homme résolu, mais borné, qui s’imaginait sauver la république en multipliant les revues militaires. Au mois de mars, la situation politique n’était plus tenable, la désorganisation de tous les services amena une crise depuis longtemps prévue et redoutée. Les caisses publiques étaient vides ; les ministres eux-mêmes ne savaient où prendre leurs appointements. Chaque jour les soldats, sans solde depuis plusieurs mois, se mutinaient ; les pronunciamento provinciaux recommençaient de toute part ; plus de commerce, plus d’industrie, plus de sécurité. L’émigration des gens riches se faisait dans des proportions effrayantes ; on prit le parti du désespoir. La dictature fut votée, et un vaisseau de l’État partit pour aller chercher le général Santa Anna dans son exil.

M. de Raousset mit tout en œuvre pour tirer parti de cette situation, mais l’engouement des premiers jours était passé. Pour les uns, il était devenu un embarras ; pour les autres, un danger ; et chaque jour rendit l’exécution de ses projets plus difficile. Retourner en Sonore avec une poignée d’hommes était chose aisée, mais aussi, n’était-ce pas trop tenter Dieu ? Le minimum arrêté dans son esprit fut un millier de soldats : l’expédition restait aventureuse, elle n’était plus téméraire. Par malheur, l’organisation et l’équipement de cette troupe exigeaient bien au-delà des ressources mises à sa disposition.

Sur ces entrefaites, un Américain, M. Walker, se préparait à envahir la basse Californie. Il s’aboucha avec M. de Raousset et lui offrit de l’associer à son entreprise. M. de Raousset refusa le commandement qu’on lui cédait. Pour lui, Walker et ses gens étaient des flibustiers, et rien ne justifiait leur invasion. Il ne voulut pas compromettre par cette association la justice de sa cause, ses droits acquis, les droits de ses compagnons. M. Walker dut continuer son entreprise, pour son propre compte.

Les lettres de M. de Raousset, écrites à ce moment, sont empreintes d’une amertume profonde.

Il écrit à M. de M*** :

« … Je me suis laissé aller résolûment dans cette fournaise où j’essaye de fondre ma colonne Vendôme !… Reverrai-je Antonia ? finirai-je par terrasser le fantôme de Jacob ?

» Quand il me passe par la pensée que tous mes efforts seront peut-être vains ; que je serais encore sans résultats pendant des mois entiers, à la poursuite de mon rêve ; des nuits d’insomnie à me labourer le cerveau avec cette pensée unique ; alors il me prend une sorte de rage aveugle contre tout et contre moi-même ! Il y a ici tant et de si beaux éléments, une si forte espèce d’hommes à jeter à travers l’agonie du Mexique. Et pour faire ces grandes choses, pour nettoyer du gouvernement qui pèse sur elle une terre miraculeusement riche, pour la livrer à l’industrie féconde de la civilisation, il suffirait d’un peu d’or, et cet or je ne l’aurai pas !… Il faut pourtant que je familiarise ma pensée avec ce dernier avortement d’un espoir qui fait ma vie ; sinon, je serai réduit à prendre une arme quelconque et à me débarrasser d’une existence désormais sans but.

» Mon ami, quand on roule d’abîme en abîme à travers les cataractes de la vie, il y a des heures où ceux qui se plaisent le mieux au milieu de ces tourmentes éprouvent une soif ardente de repos, et le repos est impossible. On sent qu’il serait une joie profonde, et l’irrésistible nécessité du mouvement vous emporte malgré vous vers des secousses nouvelles. Quel que soit le milieu où nous vivons, nous obéissons tous à une puissance fatale, génie du ciel ou de l’enfer, qui est en nous, qui nous domine en se jouant, qui nous fait vivre ou qui nous tue ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quelle éducation stupide nous recevons en France ! Je voudrais bien savoir à quoi nous ont servi nos dix ans de collège ? Si j’avais vingt ans et que la Sonore vint à me manquer, comme je le redoute, j’apprendrais les dix ou douze langues qu’on parle dans les îles de la Sonde, et j’irais chercher les aventures dans les mers de l’inde. Il y a beaucoup à faire dans cette patrie du typhus et des diamants ! »

Le 1er avril, le général Santa Anna débarquait à la Vera-Cruz, et les ovations marquaient ses étapes jusqu’à Mexico.

Le nouveau gouvernement était à peine installé, que M. Levasseur, ministre de France, envoyait par l’intermédiaire de M. Dillon, à M. de Raousset, une invitation pressante de se rendre à Mexico. Un sauf-conduit en règle accompagnait cette invitation. M. Levasseur insistait sur la bonne volonté du nouveau Président, et bien que M. de Raousset ne partageât que modérément cette opinion, il partit au commencement de juin pour n’avoir rien à se reprocher.

À Mexico, comme naguère à San Francisco, le jeune vainqueur d’Hermosillo fut l’objet de l’attention et de la curiosité publique. Le Dictateur lui fit l’accueil le plus distingué. « — Je réparerai les injustices de l’administration que je remplace, lui dit-il ; je sais que vous êtes un homme d’idée et de résolution ; présentez-moi un projet ; nous le discuterons ensemble, et comptez sur moi. »

M. de Raousset sortit enchanté de cette première audience. Il se mit aussitôt à l’œuvre, et quinze jours après, il se présentait avec un plan complet. Le Dictateur le paya de belles paroles et ajourna indéfiniment sa réponse.

M. de Raousset prit patience ; ses illusions sur la bonne foi et la bonne volonté du général Santa Anna avaient été de courte durée, mais il était résolu à pousser les choses à l’extrême.

Un mois après, complétement désabusé, il demanda nettement ses passeports. Le général, pour le retenir plus longtemps, lui fit aussitôt de nouvelles propositions. Le projet primitif fut modifié. Les mille hommes furent réduits à cinq cents. Le gouvernement avançait 250,000 fr. pour premiers frais d’équipement, et la solde était fixée à 90,000 fr. par mois. M. de Raousset s’engagea de son côté à exterminer les tribus indiennes, et à assurer la tranquillité matérielle du pays.

Ce traité amendé, discuté et approuvé en conseil des ministres, fut signé par le Dictateur. Quinze jours après, il était annulé sous un prétexte dérisoire.

La patience commençait à manquer à M. de Raousset. Il eut avec le général Santa Anna une de ces explications violentes que les gens de cœur comprennent, mais que les politiques condamnent. Le général, pour calmer son juste ressentiment, se rejeta sur des généralités, déplora de ne pouvoir tenir sa parole et finit par lui offrir un régiment dans l’armée mexicaine. M. de Raousset refusa.

— « Je regrette, dit-il, que Votre Altesse n’ait pas compris qu’on ne pouvait faire des propositions de ce genre à un homme tel que moi. Vous me traitez comme un ambitieux, général, et rien ne vous y autorise. Vous m’offrez des faveurs personnelles quand je demande justice en mon nom et au nom de braves gens spoliés comme moi. Mais si j’acceptais, quelle idée auriez-vous de moi ? quelle idée en auraient mes mandataires ? J’ai l’honneur d’être Français, général ; quand j’ai donné ma parole, je la tiens ! »

La hautaine fermeté de ce langage acheva d’indisposer le Dictateur. On se sépara froidement pour ne plus se revoir. Ces vaines négociations avaient duré quatre mois.

On conçoit facilement à quel degré d’irritation M. de Raousset en était arrivé. Le désir de se venger du général Santa Anna s’empara de lui au point de lui faire perdre de vue pendant quelque temps la Sonore, sa préoccupation constante. Il se lia avec les généraux mécontents et devint l’âme d’un complot. Il risqua sa tête : une main mystérieuse l’avertit à temps du péril qu’il courait. Le Dictateur, instruit de tout par un des conspirateurs mêmes, devait le faire arrêter le lendemain, malgré son sauf-conduit. Il était minuit quand l’avis de cette arrestation parvint à M. de Raousset. Sans perdre aucune minute, il sauta à cheval, sortit de la ville et partit seul, à franc étrier, à travers les plaines. À l’aube, il était déjà à quinze lieues de Mexico.

À peine de retour à San Francisco, M. de Raousset se remit à l’œuvre avec une ardeur farouche. Au désir d’accomplir de grandes choses, se joignait le désir de venger une insulte. Chaque jour, des lettres arrivaient de Sonore, présentant le pays comme à bout de patience et n’attendant que son débarquement pour se soulever. M. de Raousset fit des efforts inouïs : les hommes étaient prêts, mais l’argent manquait toujours. Il se consumait sur lui-même et son impuissance l’exaspérait. Ce qu’il dépensa d’énergie, d’éloquence, d’habileté pour amener un résultat, ne saurait se dire. Par moments, un découragement profond s’emparait de lui, mais à la moindre lueur entrevue, il retrouvait toute sa patience, tout son courage, toute son obstination. On ferait un livre avec le récit de ses tentatives de tout genre.

Ses lettres, on le pense bien, sont loin d’être des modèles de résignation et de douceur ; toutefois, la colère ne lui enlève rien de son coup d’œil large et sûr : l’homme seul s’irrite.

« … Vous vous étonnez, mon ami, écrit-il le 14 décembre 1853, que je compte si peu sur l’appui que peuvent me donner mes amis en France. Hélas ! je crois à l’égoïsme, à la lâcheté, à la cupidité, à toutes les turpitudes. Je crois peu, je l’avoue, aux dévouements aveugles, les seuls dont j’aie besoin. Il y a quatre ans bientôt que je porte en moi cette idée, je la retournais dans ma tête quand nous vivions ensemble dans les déserts californiens ; j’en ai parlé à tout le monde, au intelligents, aux riches ; eh bien ! excepté les pauvres aventuriers, les désespérés de la vie, les enragés de la misère, qui donc s’y est associé ? En Sonore, j’exaltais le courage de mes hommes en leur parlant de la France ; qu’a fait pour nous la France ? Et cependant, qui peut nier qu’elle est la première intéressée à mon succès ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . D’un jour à l’autre, la Sonore, Sinaloa, les hauts et magnifiques plateaux de Durango et de Chihuahua vont devenir la porte des Américains. Il s’agit de les prévenir. En jetant sur cette partie du Pacifique les fondements d’un peuple nouveau, c’est une barrière qu’on élève, c’est une puissance rivale qu’on prépare, et dans un avenir prochain cette rivalité serait l’équilibre du continent américain.

« On s’émeut en Europe de l’agrandissement des États-Unis ; on a raison. S’ils ne se disloquent pas, s’il ne s’élève pas à côté d’eux une puissance rivale, par leur commerce, par leur marine, par leur population, par leur position géographique sur les deux océans, les États-Unis seront les véritables maîtres du monde. Dans dix ans, il ne se tirera pas un coup de canon en Europe sans leur permission. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . N’oubliez pas que l’indépendance de la Sonore serait proclamée par les Sonoriens eux-mêmes ; que je ne débarquerais dans leur pays qu’appelé par eux. Le pays est si riche que l’émigration est certaine. Quelques années doivent suffire pour assurer son indépendance et le mettre en état de seconder la politique européenne. Aussi bien que la France, l’Espagne, et l’Angleterre sont intéressées à ce résultat. Qu’elles ne comptent pas sur le Mexique ; il n’arrêtera rien, il n’empêchera rien. Aveuglement, ignorance, fanatisme niais, haine de l’étranger, vices invétérés, impuissance radicale, voilà le Mexique, mon ami. Au moment même où je vous écris, cinquante Américains tentent de s’emparer de la Basse Californie et vont réussir peut-être ; voilà les États-Unis. Maintenant, concluez. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin, au commencemant de janvier 1854, M. de Raousset parvint à intéresser des capitalistes sérieux à son entreprise ; trois cent mille dollars furent souscrits par trois maisons réunies. C’était plus qu’il n’en fallait pour tenter l’aventure. Les enrôlements recommencèrent. Un homme sûr fut expédié à Guaymas, et Gaston s’enquit d’un navire pour le transport. L’affaire était faite.

  1. La mort de M. Garnier fut particulièrement touchante. Il était entré le premier dans une maison où les Mexicains s’étaient retranchés et avait été frappé mortellement de deux coups de baïonnette et d’une balle ; Gaston le fit transporter dans la plus aristocratique maison d’Hermozillo, dont on avait enfoncé les portes à coups de canon. Garnier sourit en se voyant couché sur un meuble élégant.

    La veille, pendant la marche, M. Fayolle, qui était un ténor charmant, avait chanté la chanson africaine qui commence par ces mots :

    Ne croyez pas que c’est le plomb qui tue,
    C’est le destin qui frappe et fait mourir !…

    — Fayolle est-il mort ? demanda M. Garnier d’une voix faible.

    — Oui, hélas ! répondit Gaston, mais vous me resterez, vous !

    Le mourant sourit une seconde fois, toucha du doigt les trous de balles qui criblaient la redingote de son commandant, et, le regardant longuement :

    Ne croyez pas que c’est le plomb qui tue,
    C’est le destin…

    La mort l’empêcha d’achever.