Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/14

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XIV

Tout à coup, une terrible nouvelle vint tout remettre en question : Santa Anna, disait-on, vendait la Sonore aux États-Unis.

Laissons M. de Raousset raconter lui-même ce dernier désastre de ses illusions obstinées :

28 janvier 1854.

» En vérité, mon cher ami, si je ne craignais d’être ridicule, je dirais qu’un malin génie s’attache à mes pas pour me priver, au moment où je vais en jouir, du fruit de mes laborieuses combinaisons.

» Malgré l’égoïsme étroit qui caractérise les marchands ou les loups-cerviers de ce pays-ci, j’étais parvenu à réunir les capitaux nécessaires pour envahir la Sonore avec un millier d’hommes. Dès que j’aurais été maître de Guaymas et de la Douane, je me trouvais en main des ressources suffisantes pour y rassembler une armée d’enfants perdus disposés à tout tenter contre les promesses de l’inconnu. Ajoute à cela le parti considérable que j’ai en Sonore même… J’ai réuni les moyens, les armes, les navires, les subsistances, les hommes ; je n’ai plus qu’à partir. Encore huit jours, et je vogue sur la mer, comme Rollon, avec des compagnons qui valent bien les Normands… Eh bien ! voici que des lettres nous arrivent de Mexico, annonçant la vente de la Sonore aux États-Unis. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Mon rêve s’évanouit, et ce qu’il y a de plus désolant, c’est que j’ai la certitude que la nouvelle est fausse… Mes bailleurs de fonds le croient aussi ; mais, dans le doute, l’argent, qui est chose sainte, délicate, sacrée, l’argent ne se hasarde pas ainsi. Ces messieurs veulent attendre les nouvelles. Si la Sonore n’est pas vendue, on m’assure les moyens de la conquérir. Mais les idées changent si vite ! Les marchands de chandelles et de mélasse, les épiciers obtus, les banquiers rapaces, les imbéciles qui sont tout parce qu’ils ont de la monnaie, ces lâches voleurs, que Dieu confonde ! sont hardis aujourd’hui, demain timides. Ils flairent un beau coup, ils promettent. Qu’est-ce qu’un mensonge pour ces gens ?

» Quelle idée cependant, quelle idée fut jamais mieux faite pour être comprise par un homme ayant de l’argent au service d’une haute intelligence et d’un cœur sympathique. Mais allez donc demander de l’intelligence et du cœur à cette synagogue d’usuriers qu’on appelle San Francisco ! Il y a ici d’honnêtes filous qui possèdent dix millions ; il y a des misérables qui volent ou perdent cent mille piastres dans une seule nuit de jeu ; il y a des gredins qui jettent en un an vingt-cinq ou trente mille francs de rente sur le ventre d’une c…, et tout ce monde ignoble, Américains et Français, ne consacrerait pas une obole à la fécondation d’une idée qui peut donner l’aisance à des milliers d’hommes, ouvrir à l’humanité une voie nouvelle. Pas un de ces millionnaires, en qui quelque chose de noble rachetât ces millions honteux, qui soit venu me dire : — Je vous ai compris, ce que vous faites est grand. Il vous faut de l’argent, en voici ! C’est peu de chose pour moi, pour vous c’est tout. Réussissez ! — Non ! ceux qui donnent ne le feront qu’avec l’espoir de tirer une grosse usure de mon sang et de celui de mes compagnons… C’est un marché ; ils y mettent leur argent, moi, ma tête !. . . . . . . . . . . . . . . . . . Oui, mon idée est grande !

» Le Mexique est un pays où la civilisation ne peut entrer que violemment. Ce que Fernand Cortez a fait pour l’empire des Astèques, il faut le recommencer aujourd’hui ; il faut qu’une race plus forte vienne prendre la place des descendants énervés de ce grand homme, mélange impuissant de deux races également abâtardies, métis hispano-indiens, pires que les peuples dont il fit cadeau à Charles-Quint.

» Un peuple n’a pas le droit aujourd’hui de laisser ses champs infertiles, ses mines enfouies, ses frontières murées : il faut périr ou marcher avec les siècles.

» Ici, des milliers de Français languissent dans la misère. Anciens soldats pour la plupart, n’ayant pas l’habitude du travail, n’exerçant aucun état, ils ne servent de rien dans la société californienne, et cependant ils peuvent rendre au monde entier un service signalé en ouvrant à l’industrie de tous les peuples ce pays fermé qui certainement n’a pas son rival sur le globe.

» S’agit-il de recommencer les invasions du moyen-âge, de voler et de massacrer, de crier : Væ victis, et d’établir un servage ? Non, certes ! Cet abus de la force serait encore dans nos mœurs qu’il n’est pas dans mon caractère. Mes hommes auront une solde et des terres ; chaque individu se trouvera classé selon sa valeur dans la patrie nouvelle. Ils portent avec eux la prospérité et non la désolation. Le peuple de Sonore le sait bien : il est pour moi. Contre moi, j’ai les grands propriétaires : l’oligarchie qui pressure cet infortuné pays, qui trouve son compte dans l’exploitation des pauvres diables, et qui voit dans l’introduction d’un élément plus éclairé la fin de sa puissance.

» Oui, mon idée est grande, noble, pleine de promesses ! Elle a mieux que l’attrait d’un roman, que l’éclat d’une aventure. Mais on ne sacrifie guère d’argent à une idée. Y pensez-vous ? un résultat qui n’intéresse que l’humanité ? Passez votre chemin, mon brave ; on ne peut rien ici pour vous !… Oh ! cette vente ! si elle était réelle pourtant !… Je n’en dors plus !

Pour comble de malheur, à ce moment même, une partie de la correspondance de M. de Raousset avec les ennemis de Santa Anna était livrée par un misérable au gouvernement mexicain. Si nous ne donnons pas ici le nom de cet homme, c’est seulement à cause de l’honorable famille à laquelle il appartient. C’est un Français, hélas ! et un vieillard à cheveux blancs !

Le gouvernement mexicain publia cette correspondance, et, dans ses journaux, M. de Raousset fut qualifié de traître. L’attaque était publique, la réponse fut publique ; tous les journaux californiens du 1er mars ont publié la lettre suivante :

San Francisco, 28 février 1854.

« Monsieur le chargé d’affaire de France à Mexico.

» Je trouve dans l’Universal une correspondance de moi, interceptée ou plutôt vendue. Ce journal y voit un acte de trahison, et publie à ce propos un article très-injurieux pour moi, sans que vous ayez cru devoir le relever, quand vous en connaissiez toute l’injustice. La légation de France, à Mexico, s’est montrée fort réservée, lors de mes rapports avec le général Santa Anna : cette attitude était conforme sans doute à ses instructions : mais il m’est difficile d’admettre que la réserve officielle aille jusqu’à me laisser injurier sans motifs par un journal mexicain. Je me dois à moi-même de rectifier les faits, et je me vois dans la pénible nécessité de publier la lettre que j’ai l’honneur de vous écrire.

» l’Universal se trompe grossièrement en disant que j’ai offert mes services au général Santa Anna ; vous savez le contraire, et j’en appelle à votre témoignage. Vous savez que M. Levasseur, ministre de France à Mexico, écrivit à M. Sainte-Marie, vice-consul à Acapulco, à M. Dillon, consul à San Francisco, et à moi-même. Il le fit dans les termes les plus pressants, afin de m’engager à venir au mexique ; il le fit sur la demande même du général Sauta Anna. J’y consentis avec peine : j’avais peu d’espoir, et je l’exprimai à M. Levasseur. Il est donc faux que j’aie offert mes services. La correspondance dont je parle vous est parfaitement connue.

» L’Universal se trompe également en disant que j’ai fait diverses propositions au gouvernement mexicain ; vous savez que je me suis borné à répondre à celles qui m’ont été faites. Vous avez assisté jour par jour à tout ce qui s’est passé. Nul projet de ma part n’a été présenté, si ce n’est sur la demande expresse du général Santa Anna. Vous le savez, et j’en appelle à votre témoignage. Un mois après mon arrivée à Mexico, déjà désabusé sur la valeur de ces promesses familières au gouvernement mexicain, et qui jamais n’aboutissent à rien, je vous écrivis à vous-même afin de déclarer ma résolution de retourner en Californie. Le Président me fit aussitôt de nouvelles propositions, et j’eus la simplicité de croire à leur bonne foi. Un traité fut discuté et approuvé en conseil des ministres, ce qui était de sa part comédie et mensonges.

» Il me fut fait aussi des propositions toutes personnelles, et il ne me convint pas de les accepter. En consentant à aller à Mexico, je n’étais pas préoccupé de mes seuls intérêts ; beaucoup de braves gens avaient été, comme moi, spoliés en Sonore ; ce n’était pas seulement ma propre affaire, c’était la leur que j’entendais traiter avec le général Santa Anna.

» J’ai donc passé quatre mois à Mexico, toujours à la disposition du gouvernement mexicain, me bornant à écouter ses propositions, toujours promené de projets en projets, de paroles en paroles, n’espérant pas beaucoup, mais voulant, avant de me résoudre à agir en ennemi, épuiser toute patience pour obtenir une juste réparation aussi convenable aux intérêts du Mexique qu’à ceux de mes compagnons. L’Universal m’accuse d’ingratitude ; en vérité, j’aimerais à savoir ce qui m’obligeait à la reconnaissance, et si, tout au contraire, ne motivait pas mon ressentiment.

» Veuillez, Monsieur le chargé d’affaires, consulter vos souvenirs, ils vous rediront nos conversations : « Que le gouvernement mexicain traite avec moi, je le servirai fidèlement ; mais s’il m’a fait venir ici pour me jouer, c’est un affront dont je me vengerai certainement. » Tel est le langage que je vous ai tenu, non pas une fois, mais souvent. Permettez-moi de vous rappeler que j’ai eu l’honneur de vous dire à plusieurs reprises : « Jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire jusqu’au jour où j’aurai pris les armes contre lui, il sera temps pour le général Santa Anna de traiter avec moi. » J’ai poussé la franchise jusqu’à parler dans le même sens au consul mexicain lors de son arrivée à San Francisco. Il me répugnait d’en venir à de violentes extrémités ; j’espérais une solution conforme aux vrais intérêts du Mexique et à ceux des hommes qui pensent comme moi. Toute conspiration devenait superflue le jour où le général Santa Anna se fût décidé à nous donner accès dans un pays que des milliers de braves gens considèrent comme une seconde patrie. — Vous connaissez, Monsieur le chargé d’affaires, tous les faits que je viens de relater. Mon ressentiment, et les conséquences qui allaient en résulter, n’étaient point un mystère pour vous. Il m’est donc difficile d’admettre que la légation de France ait cru devoir permettre à l’Universal d’outrager calomnieusement le caractère d’un homme venu à Mexico sous la protection du ministre français. Abandonné par vous, Monsieur le chargé d’affaires, je me vois à regret forcé de redresser moi-même des imputations flétrissantes et de donner à ma lettre une publicité qu’exige celle de l’accusation.

» En résumé, le gouvernement mexicain a refusé de réparer les iniquités et la spoliation indignes commises par son prédécesseur. Le 27 octobre, toutes mes illusions sur la bonne volonté et sur la bonne foi du général Santa Anna s’étaient évanouies ; tout rapport entre nous était rompu. En commençant à m’armer contre lui, dès ce jour, j’usais de mon droit.

« Le 27 octobre, j’étais un conspirateur ; soit : mais un traître !… je crois, Monsieur le chargé d’affaires, que vous auriez pu, sans compromettre votre caractère officiel, faire rectifier cette insulte imprimée par l’Universal. Dans les actes présents de ma vie, je sais très-bien que je joue ma tête : l’honneur demeure inattaquable.

» Oui, j’ai conspiré et je m’en glorifie ! Indignement spolié par les agents du gouvernement mexicain, mis en demeure par eux de renoncer à ma nationalité ou de quitter la Sonore, il n’existait aucun tribunal dans le monde auquel mes compagnons et moi pussions appeler de cette iniquité. La légation de France a été jouée comme moi-même par le général Santa Anna ; or, je ne suis pas de ceux qui plient sous une insulte. Le général Santa Anna m’a mis lui-même au nombre de ses ennemis. Conspirer avec eux, m’unir à eux pour le renverser, c’est mon droit. La chute du Dictateur est un fait facile à prévoir ; l’histoire du passé n’est-elle pas toujours celle de l’avenir ! Je suis patient, et je sais attendre. — Depuis la découverte de mes projets, la peur a fait sur ce gouvernement ce que n’avait pu obtenir la persuasion. On s’est décidé à faire aux Français de Californie des propositions dont vous appréciez certainement le vrai motif et le but ; je doute que vous vous portiez garant de leur sincérité. En ce qui concerne la colonisation mexicaine, permettez-moi de vous rappeler la lettre que j’eus l’honneur d’écrire à M. le ministre de France le 1er juillet 1852. Si mes projets personnels causent quelques inquiétudes aux chancelleries françaises, la situation faite aux Français dans le Mexique mérite aussi quelques considérations. »

Malgré cette protestation, M. de Raousset fut mis officiellement hors la loi mexicaine, et cet événement mit à néant ses dernières espérances. Les traités conclus furent annulés ; personne ne voulait plus entrer en relation d’affaires avec un homme mis hors la loi !

Tout semblait désespéré, lorsqu’une dernière chance de salut fut offerte par le gouvernement mexicain lui-même.

Dans le but de paralyser l’action du comte, en le privant de ses soldats, le consul mexicain venait de recevoir l’ordre d’engager deux à trois mille Français, comme colons militaires en Sonore. Faire partir par l’intermédiaire du consul, à son insu, aux frais du gouvernement mexicain lui-même, tous les Français qui devaient concourir à son expédition, c’était un coup de la Providence : c’eût été une faute énorme de n’en pas profiter. M. de Raousset s’occupa activement de réunir son monde. Ses gens allèrent en grand nombre se faire inscrire sur les listes du consulat, et quelques jours après, huit cents hommes, commandés par M. Lebourgeois Desmarais et Martincourt (ancien officier de la première expédition), s’embarquèrent sur le Challenge.

Au dernier moment, les autorités américaines s’opposérent au départ. Une action fut intentée par elles au consul mexicain, et, en attendant la suite du procès, cinq cents des hommes enrôlés furent débarqués. Le Challenge partit le dimanche, 2 avril 1854, emportant seulement trois cents hommes, dont cent cinquante à peine étaient connus de M. de Raousset.

C’était un premier mécompte ; il eût été sans importance si le consul avait pu continuer ses envois par petites troupes ; mais les Américains mirent entrave à tout. Le procès du Challenge et l’arrestation de M. Dillon ont eu assez de retentissement, pour que nous nous dispensions de les raconter ici.

Il eut pour principal résultat de faire abandonner par le gouvernement mexicain ses projets de colonisation militaire et française.

« Tout me crève dans la main, écrit M. de Raousset à M. de L… ; mais je ne renonce pas, non ! je ne renoncerai pas ! La vie n’est rien. J’y laisserai ma tête, s’il le faut : mais je jouerai la partie jusqu’au bouf ! »

Cependant, M. de L***, revenu en France, s’occupait activement de venir en aide à son ami. Un puissant personnage avait promis d’appuyer de tout son pouvoir pour décider le gouvernement à faire quelque chose. C’est à ces négociations, dont nous devons nous interdire de parler et qui n’ont abouti à rien, que se rapporte l’extrait suivant de sa correspondance. Nous le donnons pour montrer une fois de plus quelle préoccupation vraiment française était au fond de ses projets.

20 avril 1854.

. . . . . . . . . . Je vous l’ai déjà dit, je ne saurais trop le répéter, le danger est ici et non ailleurs. Comment est-il possible que l’Europe s’en inquiète si peu ? La régénération du Mexique est une nécessité politique du premier ordre.

» Un temps va venir, je le sais bien, où l’intérêt européen sera vivement froissé par l’extension formidable des États-Unis. Mais ne devrait-on pas s’en alarmer déjà ? Ce peuple qui, dans une espace de cinquante ans, est devenu ce qu’il est ; qui menace Cuba, le Canada et le Mexique ; ce commerce sans rival dans sa hasardeuse énergie, dont les navires font le tour du monde et frappent aux portes du Japon : ce peuple et ce commerce, je vous le dis, seront les maîtres du monde avant vingt ans !

» Il faut donc une barrière. Où est-elle ? Qu’une guerre éclate demain, et, quoi qu’en puissent dire les plumitifs diplomatiques, je défie que l’alliance du Mexique soit d’aucune utilité. L’état intérieur de ce malheureux pays ne peut que se gâter de plus en plus entre les mains de la race abâtardie qui l’habite. Le Mexique ne peut se relever que par la conquête !

» Ne vous étonnez pas, mon ami, de me voir embrasser le Mexique entier ; je n’ose pas dire que c’est dans mes plans, mais c’est dans la force des choses. J’ai la conviction que mon œuvre à moi, l’établissement des Français en Sonore, ne sera que le premier pas de la France vers l’occupation de ce magnifique pays. On l’eût soumis vingt fois avec le quart des efforts dépensés en Afrique depuis 1830. Ce ne sont pas ici des populations guerrières, mobiles, insaisissables, attachées à d’autres mœurs, à d’autres idées, au fanatisme d’une autre croyance. Ce sont de grandes villes ; des peuples ignorants, dociles, rompus au joug ; une administration, un gouvernement, une armée, des formes, une religion, des aspirations semblables aux nôtres. Ici nous n’aurions rien à changer. Il suffirait de rendre la vie à ces fictions de gouvernement et d’armée. Avec vingt mille hommes, je me charge de maintenir ces populations dans une obéissance passive, alors même qu’elles seraient hostiles.

» Je vous expose mon idée dans des conséquences politiques ; les banquiers ont beau dire, c’est là une idée grande, une idée féconde, j’y voue ma vie ; j’y donnerai tout mon sang s’il faut ! . . . .  »

On était en mai : le temps s’écoulait et la situation allait empirant. M. de Raousset craignit qu’un ajournement plus long ne lui fût imputé à crime par les Français déjà arrivés à Guaymas ; malgré l’exiguïté de ses ressources, le départ fut résolu.

La lettre suivante l’annonce à M. de L***. Elle est empreinte de son énergie accoutumée, mais le désenchantement s’y montre à chaque ligne. M. de Raousset va à sa destinée sans illusions.

San Francisco, 13 mai 1854.

« . . . . . . . . . . . . Votre silence me fait supposer que nous n’avons rien obtenu. Je m’y attendais ; il ne me reste plus qu’à agir.

« Il est parti le 2 avril par le Challenge près de quatre cents hommes. Ils ont dû arriver à Guaymas depuis quinze jours. La plupart de ces hommes ne sont partis que dans la conviction de ma venue presque immédiate. Je suis surveillé de très-près par la police américaine ; les capitalistes, effrayés de cette hostilité, ne veulent pas hasarder un centime ; je suis seul, et seul il faut que j’agisse.

» Je viens d’acheter un petit boot de dix tonneaux et je m’y embarquerai moi huitième avant la fin de la semaine. Si je trompe la surveillance qu’on exerce ici sur tous mes mouvements, si j’échappe aux croiseurs américains et mexicains ; si j’arrive sur la côte du Mexique après avoir parcouru les six à huit cents lieues qui me séparent de Guaymas ; si je puis entrer en communication avec la terre, je verrai si mes hommes sont encore dans la ville ; s’ils y sont, je débarque immédiatement.

» Si mes Gaulois, décourragés par de faux rapports, démoralisés par six semaines d’attente, se sont dispersés et ont pénétré dans l’intérieur, alors je tâcherai de les réunir, chose difficile et lente. Il me faudra croiser dans le golfe pendant quinze jours au moins, et échapper à toute observation.

» Si je puis en réunir deux cents, je m’emparerai de Guaymas, je m’y établirai et je tâcherai de tirer des renforts de Californie.

» Une fois maître de Guaymas, je ne bâtis pas de système et je compte sur l’imprévu.

» Voilà où j’en suis réduit ; vous savez ce que je pouvais faire si j’avais été appuyé : je suis convaincu que j’ai dix chances contre une dans cette hasardeuse entreprise. Les Mexicains m’ont mis hors la loi. Si je suis pris, je finirai comme un pirate ! . . . . . . . . . . . .

» Adieu, pour toujours probablement…

« Raousset-Boulbon. »

Le départ avait été fixé pour le 25. Dans la nuit du 23, par un temps affreux, un ami dévoué, M. Hector C***, traversa la baie, en canot, au péril de ses jours, et vint prévenir M. de Raousset qu’un mandat d’amener allait être lancé contre lui. Il fallut brusquer le départ. Le capitaine américain hésitait, il fut saisi, garrotté et jeté à fond de cale, et le 24 à neuf heures du soir, le petit navire (the Belle) quittait San Francisco. Le temps était horrible.

M. de Raousset emmenait avec lui quatre amis, le docteur Pigné Dupuytren, M. Edgard de Dion et MM. X. et X. À son grand regret, il dut abandonner ses canons, le navire était trop faible pour les porter. En se séparant de M. Hector C***, il lui confia les deux lettres suivantes, écrites à l’avance à tout événement.

On comprendra le sentiment qui nous fait remplacer par des initiales les noms des personnes à qui ces lettres sont adressées, ces personnes occupant encore à cette heure des positions importantes et officielles.


À MONSIEUR ***, À SAN FRANCISCO.

« Lorsque vous recevrez cette lettre, j’aurai quitté la Californie, et il ne sera plus au pouvoir de personne d’empêcher mon arrivée en Sonore. Moins que tout autre, vous deviez être informé à l’avance de ce départ, parce que vous y auriez fait une formelle opposition. Au moment de prendre une décision aussi grave, je me dois à moi-même de vous en dire les motifs. Je ne veux laisser ni à l’erreur ni à la malveillance la faculté de dénaturer mes projets ni de ternir ma mémoire si je dois succomber dans mon entreprise. . . . . . . . . . . . .

Suit un rapide exposé de tous les faits que le lecteur connaît déjà. M. de Raousset termine ainsi :

« S’il faut en croire la rumeur publique, dès l’arrivée des Français à Guaymas, les autorités ont essayé de les disperser. Leur résistance toute naturelle a fait naître un conflit. Bien qu’on puisse douter de l’exactitude de cette nouvelle, je la crois assez probable pour faire de mon départ un devoir impérieux, En les attirant en Sonore, le gouvernement mexicain, comme on ne peut en douter à la lecture des instructions adressées à son consul, n’a pas eu d’autre but que de paralyser leurs moyens d’action : il est juste que ce gouvernement porte la peine de sa perfidie !

» En rendant compte de mes préparatifs, en publiant des conjectures sur mes projets, les journaux américains les ont confondus souvent avec les entreprises qualifiées de flibusterisme. Le gouvernement mexicain affecte d’y voir un acte de piraterie. Vous connaissez mes projets, Monsieur ; vous savez ce qui les distingue essentiellement de ce genre d’expéditions. Étrangers à la Sonore, nous n’avons pas le droit de prendre l’initiative, même pour son bien : cette initiative appartient aux habitants. Or, ils la prennent et ils nous appellent ; notre droit est de répondre à cet appel, c’est donc à une révolution toute nationale que nous allons prêter le concours de nos armes. . . . . . .

. . . . . . . . . . . . Les correspondanees et les nombreux rapports que nous recevons ne laissent aucun doute sur les dispositions des habitants. Leur volonté raisonnée, fondée, définitive, est de constituer un gouvernement local, éclairé et fort ; d’appeler l’émigration ; de rendre à l’industrie humaine un pays magnifique, condamné par une administration déplorable à la plus atroce misère. La seule ambition des Français est de concourir à cette révolution qui intéresse l’humanité tout entière ; la mienne, Monsieur, est de m’y consacrer tout entier et de périr, s’il le faut, pour en assurer le succès ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» . . . . . . Il est à craindre que de pareils résultats ne puissent s’obtenir sans une lutte sanglante contre certains hommes qui trouvent leur intérêt à maintenir le peuple sonorien dans une servitude qu’il déteste et dont il veut s’affranchir…

» Vous le voyez, Monsieur, je ne fais que constater des faits bien connus de vous. Appuyés sur la population même, luttant avec elle contre quelques tyrans riches et perfides, soutenus seulement par une clientèle mercenaire, nous avons le droit de repousser énergiquement toute qualification injurieuse de nos desseins. Il est à déplorer, je le répète, que leur exécution ne puisse avoir lieu sans effusion de sang ; mais à qui la responsabilité ? Mon projet de colonisation, adopté par le gouvernement mexicain, pouvait faire la fortune de la Sonore et satisfaire les justes réclamations des spoliés d’Arizona. On nous a joués, moi et mes compagnons. Nous allons agir. . . . . . . . . .

» J’ai cru, Monsieur, devoir entrer dans ces développements afin d’établir nettement quel est le caractère de mon entreprise et quel est le rôle que les Français vont jouer en Sonore.

« J’ai l’honneur, etc.
« comte de Raousset-Boulbon. »


À MONSIEIR LE***, À MEXICO.

« Vous trouverez ci-joint, Monsieur, la copie d’une lettre que j’adresse à M…, à San Francisco. Je n’ai rien à y ajouter en vous écrivant à vous-même. Elle explique ma conduite et justifie mon départ.

« En m’appelant à Mexico, en m’y retenant quatre mois sans aucun résultat, le général Santa Anna m’a mis lui-même les armes à la main.

« Je déclare solennellement, sur mon honneur de gentilhomme et sur ma foi de chrétien, que si le général Santa Anna se fut confié à ma loyauté, je l’aurais servi fidèlement. Sa méfiance est un outrage que je n’ai pas mérité. C’en est un pour vous-même, et vous avez dû le ressentir ainsi.

« Ce que j’entreprends aujourd’hui contre le général Santa Anna donnera la mesure de ce que je pouvais faire pour lui.

« . . . . . . . . . . Aujourd’hui, Monsieur, je ne fais pas de propositions, parce qu’elles ne seraient pas convenables ; je ne menace pas, parce que je n’en ai pas encore le droit, je me borne à bien constater ce qui est.

« Je ne sais pas encore si je trouverai mes compagnons à Guaymas ; il se peut même que je sois pris avant d’y arriver : mais le jour où je les aurai rejoints, lorsque je les aurai derrière moi, armés déterminés et secourus par leurs camarades de Californie, les souvenirs d’Hermozillo ne sont pas tellement effacés que le général Santa Anna ne puisse calculer la résistance dont je serai capable.

« Quelle sera pourtant ma situation ? Que veulent mes compagnons ? Ce qu’ils voulaient en 1852, ce que j’ai demandé en vain à Mexico, c’est-à-dire justice : Arizona, c’est-à-dire leur propriété et la mienne. Ce n’est pas la vengeance qui nous anime, c’est le sentiment du droit et le parti pris de le faire respecter. . . . . . . . .

« J’aime la Sonore, Monsieur ; je voudrais servir ce pays, le protéger, le féconder. Je suis toujours prêt à me dévouer avec enthousiasme aux idées que vous m’avez connues mais je ne sais pas reculer là où mon honneur est engagé.

« J’obtiendrai justice ; j’établirai mes compagnons en Sonore ou je mourrai les armes à la main !

« J’ai l’honneur, etc.
« Comte de Raousset-Boulbon. »


La traversée dura trente-cinq jours : elle fut pleine de fatigues, de tourments physiques et moraux, et signalée par un naufrage et des privations inouïes. Le 27 juin, on était en vue de Guaymas.