Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/17

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XVII

Le samedi 12 août, à quatre heures du matin, le colonel Campuzano entra dans la capilla suivi de l’assesseur et du greffier. M. de Raousset dormait profondément.

Il s’éveilla en sursaut :

« Faut-il partir ? demanda-t-il en se frottant les yeux. »

— Non, senor conde, répondit le colonel. Vous avez encore une heure à vous ; nous venons remplir une dernière formalité. »

Pendant que les scribes verbalisaient, M. de Raousset s’habilla tranquillement. Le soleil venait de se lever ; la matinée était magnifique, l’air embaumait de senteurs tropicales. On entendait déjà confusément le bruit de la ville, les tambours battaient aux champs, et les clairons du fort sonnaient la diane. M. de Raousset mit une certaine coquetterie dans sa dernière toilette : il peigna avec soin ses beaux cheveux et choisit sa plus fine chemise. Il achevait de manger un morceau de volaille froide, lorsque le révérend don Oviédo parut.

« Ah ! vous voilà, merci, mon Père, dit M. de Raousset, vous le voyez, le bon Dieu me gâte ; il fait un temps superbe ! »

Il s’entretint quelques minutes avec le prêtre. Le colonel rentra ; avant même qu’il n’ouvrit la bouche, le comte le prévint :

« Je vous comprends, colonel, une minute s’il vous plaît. »

Il passa une dernière fois la main dans ses cheveux, releva sa moustache et d’une voix ferme : « Messieurs, dit-il, je suis à vos ordres. »

L’escorte se mit en marche. Il était si heures moins quelques minutes.

La ville de Guaymas regorgeait de gens venus de tous les points de la province. Sur la place du Gouvernement, l’armée était rangée en bataille ; les officiers de tous grades, en grand uniforme, entouraient le général gouverneur, caracolant sur un cheval de parade. Entre le fort et la baie, un bataillon de ligne protégeait l’emplacement destiné à l’exécution. Les terrasses des maisons étaient couvertes de monde, et sur la pente du fort s’échelonnait une population innombrable.

À six heures précises, le comte parut. Il marchait d’un pas ferme, tête nue, s’éventant négligemment de son chapeau de paille et causant avec Don Vincent. Le colonel Campuzano et quelques officiers formaient l’escorte.

Arrivé sur le bord de la baie et lui tournant le dos, face à face avec un peloton de six soldats mexicains, rangés à sept ou huit pas devant lui, M. de Raousset promena sur la foule frémissante un regard lent et assuré, un cri déchirant partit d’une des terrasses : il tressaillit, leva les yeux avec angoisse et pâlit légèrement : on emportait une femme évanouie.

Un officier lut à voix haute la sentence : M. de Raousset embrassa don Vincent, posa son chapeau à terre et s’adressant aux soldats mexicains : « Allons, mes braves ! dit-il, faites votre devoir ! tirez juste ! au cœur !… »

Il croisa les mains sur sa poitrine, fit un pas en avant et attendit.

Il se passa alors un fait singulier : l’officier commença le commandement au peloton, et le commandement ne fut exécuté que partiellement et sans ordre. Il était évident qu’officier et soldats étaient émus et hésitaient. Le commandement fut suspendu.

Un officier courut prévenir le gouverneur de ce qui se passait. Il revint au bout d’un instant avec l’ordre d’en finir au plus vite. Le commandement fut repris : plusieurs coups retentirent, M. de Raousset tomba la face contre terre. La justice mexicaine était satisfaite.

À ce moment la foule ne put plus se contenir : des cris et des sanglots s’élevèrent de toute part ; les femmes se sauvaient le mouchoir sur les yeux, et répandant d’abondantes larmes ; les Sonoriens, peu habitués à tant de courage en face de la mort, se laissèrent aller à de douloureuses émotions qui devinrent comme sympathiques : les plus indifférents comprirent tout d’un coup la perte que faisaient la liberté et l’indépendance de la Sonore ; pour ceux qui l’avaient aimé, le supplicié était déjà un martyr.

Le comte était mort sur le coup. Une balle avait traversé la face et le crâne, deux autres avaient pénétré dans la région du cœur, une quatrième ayant frappé sur la ligne médiane de la poitrine, avait brisé en morceaux la petite médaille en argent qu’il portait, et en avait refoulé une partie dans la plaie. Le feu s’étant mis à ses vêtements, on versa sur lui deux seaux d’eau. Le colonel Campuzano plongea le doigt dans la plaie de la poitrine et retira les fragments de la médaille. Le corps fut relevé, mis dans une bière et enterré décemment. Don Vincent Oviédo resta en prière au pied de la fosse jusqu’à ce qu’elle fût comblée.

Le comte Gaston de Raousset-Boulbon était âgé dE trente-six ans.

Voici le rapport du général Yanès au ministre dE la guerre du Mexique :


Excellence,

Le 9 août, en conseil de guerre ordinaire, présidé par le général Gradué, le colonel du 5e bataillon, Domingo Ramilès de Arellado, et composé de MM. les capitaines Antonio Mondoza, Juan, B. Navarre, Domingo Duffoo, Julio Gomez, Wenceslao Dominguez et Isidore Campos, a été examiné le procès instruit contre le comte Gaston Raousset-Boulbon, dans les formes voulues. Le conseil, après avoir entendu la défense et les disculpations de l’accusé, après avoir rempli les formalités de la loi, a déclaré, à l’unanimité, que M. de Raousset fût passé par les armes.

Approuvant cette sentence (et après avoir consulté l’assesseur), j’ordonnai, le 10, qu’elle fût exécutée sur la place du Môle, à six heures du matin, le samedi 12, prescrivant, en même temps, que le condamné fût mis immédiatement en chapelle.

Pendant le temps qu’il est resté en chapelle, le comte a reçu tous les secours que sa situation demandait.

Il fit son testament, disposant librement des objets qu’il possédait dans ce port ; écrivit plusieurs lettres, parla à un de ses compatriotes, à son défenseur et à M. le vice-consul de France, auquel il recommanda partie de ses dernières dispositions ; on lui permit, en résumé, tout ce qui était compatible avec l’humanité et avec les circonstances. Les conseils de notre sainte religion lui furent prodigués par le curé de ce port, Vicente Oviédo.

Enfin, le samedi 12 courant, de grand matin, la garnison de la place était sous les armes. Partie de la troupe, suivant mes dispositions, était formée en bataille non loin du lieu de l’exécution. Une autre partie formait, sur ce dernier lieu, le carré de coutume. Tout étant ainsi disposé, pour donner à un acte aussi important la solennité et le respect que mérite la justice de la nation, le condamné fut conduit à l’endroit désigné au milieu d’une forte escorte, et là, après l’accomplissement de toutes les formalités voulues par l’ordonnance, s’accomplit la sentence, et fut fusillé le comte Raousset-Boulbon, qui reçut la mort avec grand courage, et se repentant de ses fautes en chrétien. Il a été donné au cadavre sépulture ecclésiastique, dans le cimetière de ce port.

Avec la présente communication, Votre Excellence trouvera le témoignage de la cause instruite contre le malheureux M. de Raousset. Je joins également copie de sa disposition testamentaire, que cette commandance générale a fait accomplir en ce qui la concernait, réunissant les objets désignés et les remettant à M. le vice-consul de France, pour qu’ils soient délivrés suivant la volonté du testateur.

J’espère que Votre Excellence informera S. A. S. le général Président de l’exécution de la sentence qu’a prononcée contre le comte de Raousset la justice nationale, lui donnant en même temps compte de la présente communication, etc.

Dieu et liberté !

Jose-Maria Yanez.



La nouvelle de l’exécution de Gaston de Raousset produisit en Californie une impression indicible. En France, elle plongea tous ceux qui l’avaient connu dans la plus douloureuse stupeur. Malgré les graves préoccupations politiques du moment, l’attention se détourna tout entière sur l’héroïque jeune homme. Nous nous rappelons encore avec quelle émotion curieuse on se disputait les journaux des États-Unis apportant des nouvelles du Mexique. L’annonce de son arrestation dans un consulat de France excluait dans l’esprit de tous l’idée d’un dénoûment tragique. On s’obstinait à espérer, l’illusion fut aussi courte que cruelle.

Le gouvernement s’est enfin ému ; à cette heure, une enquête officielle est ouverte sur les événements de Guaymas.

Les dernières nouvelles du Mexique ne laissent aucun doute sur la chute prochaine de Santa Anna. Le général Yanès fait partie des généraux insurgés contre le dictateur.

On le voit, les prévisions de M. de Raousset sont en train de se réaliser.

À ceux qui nous reprocheraient de nous être trop longuement étendu sur la vie et les projets d’un aventurier, nous répondrons ceci : — Le succès seul ne fait pas les grands hommes. Fernand Cortès, avant la prise de Mexico, n’avait pas moins de génie qu’après la victoire. Supposez cependant un échec devant la capitale des Astèques : — Que devient le héros ?


Henry de LA MADELÈNE.