Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/3

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III

Nous ne suivrons pas Gaston de Raousset dans le tourbillon de cette vie parisienne dans laquelle il s’était replongé à son retour de Boulbon. Seulement nous constaterons que s’il gaspilla sa fortune en quelques mois, ce fut avec une aisance à faire pâlir les maigres prodigues de nos jours. Il faisait de son argent un emploi malheureux, mais jusqu’en cet emploi il restait l’homme de la passion, de la fantaisie, de l’imprévu. Un jour, obligé d’abandonner sa charmante villa d’Auteuil, il achète un bateau à vapeur et passe trois mois sur la Seine, avec des violons et un fin cuisinier enlevé à l’ambassade anglaise. Une autre fois, appelé à Rouen pour une affaire, il avise une jolie maison, au bord de l’eau, l’achète incontinent et l’habite jusqu’à ce que sa fantaisie s’en lasse. Un an après, ruiné à demi, il tente une entreprise industrielle, et nous le retrouvons, rue de Rivoli, à la tête du plus confortable et du plus élégant hôtel de Paris : et ainsi de suite jusqu’en l’année 1845.

Nous retrouvons dans ses papiers une grande quantité de vers qui remontent à cette époque tourmentée, inquiète, où son activité fiévreuse se consume stérilement sur elle-même. La plupart sont des vers d’amour et n’ont pas un caractère bien accusé. Çà et là cependant se rencontrent quelques strophes d’un sentiment profond et qui nous ont paru dignes d’être conservées.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Alors, comme aujourd’hui, les discordes civiles
Livraient au factions les peuples et les villes.
Lorsqu’entre deux combats il écrivait ses vers,
Le Dante, ce grand cœur plein d’amère tristesse,
Dans son âme unissant Florence et sa maîtresse,
Portait le ciel et les enfers !

Aujourd’hui, comme alors terrible, sur nos têtes
L’horizon menaçant se charge de tempêtes ;
Dieu se lasse et s’irrite, il retire la main
Qui maintient en repos l’équilibre du monde.
Qui peut de l’avenir sonder la nuit profonde ?
Qui sait où nous serons demain ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans une pièce des plus légères, on trouve les vers qui suivent. Ils prouvent que, malgré la turbulence de sa vie, Gaston de Raousset était souvent dominé par des pensées sévères.

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Dieu condamna l’homme au travail austère
Et de la douleur le fit compagnon :
Il faut déchirer le sein de la terre
Pour en féconder le moindre sillon.

Plus on veut savoir plus grande est la peine
La science amère est lente à venir,
Et quand on arrive enfin, hors d’haleine,
Vient la pâle mort, suprême avenir !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une autre fois, il tire son horoscope. La pièce entière est très-belle ; mais nous devons nous borner à un extrait :

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Dans les rouges haillons sur ses genoux drapés,
La vieille consulta les tarots fatidiques ;
Elle lut dans ma main les lignes symboliques ;
Elle hocha la tête et puis elle me dit :

« Ce n’est pas moi qui parle, écoute ; c’est l’esprit !
» Enfant qui ne crois pas, écoute, quand ton heure
» Plaintive aura sonné comme ce vent qui pleure,
» Lorsque tu sentiras plier ton front hardi,
» Lorsque tu douteras si le ciel t’a maudit,
» Enfant, rappelle-toi la sorcière espagnole !…
» Fortune, amis, jeunesse, amours, feuille qui vole
Et que le temps emporte et qu’il ne rend jamais,
» Bientôt tu perdras tout !
— Des jours que tu rêvais,
» Des soleils appelés par ton âme ravie
» Peut-être les rayons luiront-ils sur ta vie
» Peut-être vers le soir, lorsque la trahison,
» La faim, la soif, le feu, le fer et le poison
» Se seront émoussés sur ton corps et ton âme,
» Alors, si ton grand cœur n’a pas perdu sa flamme,
» Si, mille fois trompé, tu conserves la foi,
» Si tu luttes encor… enfant ! tu seras roi !…

» Peut-être !… mais avant, ta tête qui s’incline
» Aura longtemps saigné sous le bandeau d’épine !
» Tu souffriras !… hélas ! chacun pourra te voir,
» Comme la grappe mûre est jetée au pressoir,

» Foulé par le destin, le destin que tu railles,
» Destin toujours aveugle et toujours sans entrailles !
» Tu souffriras ! ton or glissera dans ta main,
» Tu seras pauvre et seul ; tu gagneras ton pain ;
» Tes jours seront mauvais sur la terre lointaine,
» Au delà de ces mers où l’avenir te mène.
» Reverras-tu jamais ton antique berceau
» Et ton vieil écusson, gravé sous le créneau ?
» Souvent les souvenirs, sur ta bouche attendrie,
» Mêleront les sanglots au nom de la patrie ;
» Mais la reverras-tu ?… Loin, par delà les flots,
» Qui sait, qui pourra dire où dormiront tes os ?
» Est-ce la bête fauve ou la blanche colombe
» Qui dans l’ombre des nuits visitera ta tombe ? »
 
La pauvre bohémienne, hélas, aura raison !
Ingratitude, oubli, mensonge, trahison,
Se mêlent dans la coupe où tes lèvres avides
Vont aspirer la vie et qu’il faut que tu vides !

« — Cœur altéré d’amour, tu chercheras l’amour
» Comme l’œil de l’aiglon cherche l’éclat du jour,
» Comme le daim blessé court à travers les plaines,
» Cherchant l’ombre des bois, l’eau claire des fontaines.
» Croyant, et plein d’espoir, ton cœur se donnera.
» Aime donc, et malheur ! car on te trahira !
» Oui, malheur ! mais surtout à chaque destinée,
» Par un hasard quelconque à la tienne enchaînée !
» Jusqu’au jour du triomphe !… oui… jusques à ce jour,
» Quiconque t’aimera, mourra de cet amour ! »

Citons, pour finir, ce refrain étrange d’une chanson faite à table, un soir de folie, et que les événements ont rendu si tristement prophétique :

Mon cœur en désespéré
Court la prétentaine,
Qui peut savoir si j’irai
Jusqu’à la trentaine !
Mais que l’avenir soit gai
Ou qu’on me fusille
Baisez-moi, Camille, ô gué !
Baisez-moi, Camille !

Bien que les travaux littéraires de Gaston de Raousset ne remontent pas tous à cette même époque, on nous pardonnera de les grouper ici, pour n’avoir plus à y revenir.

Le journal la Presse a publié il y a quelques mois un roman que tout le monde a lu, et qui, en dehors de la curiosité toute spéciale qu’éveillait son nom déjà célèbre, a eu un très-franc et très-légitime succès. Ce roman, œuvre hâtive[1], d’une composition un peu lâchée, sans grands effets dramatiques, se recommande par un style vif, élégant et souple, une grande sûreté de manière et une rare franchise psychologique. Gaston s’est peint à grands traits dans ce jeune Langenais, ruiné si vite, dernier représentant d’une race finie, revenant, épris d’idées nouvelles, heurter de front les préjugés augustes qui bercèrent son enfance et dont son âge mûr a secoué le joug. Tout en trouvant une éloquence entraînante pour la glorification du passé, il affirme l’avenir avec une conviction profonde. C’est l’œuvre d’un homme qui a beaucoup vu, beaucoup réfléchi, beaucoup résisté, et qui, vaincu enfin par la lumière, proclame son vainqueur au lieu de le maudire.

La littérature dramatique devait nécessairement tenter un esprit résolu et décidé comme celui de Gaston. Il a fait plusieurs drames, et, comme toujours, avec une ardente rapidité. Ses essais furent plus ou moins heureux, mais comme il était avant tout un homme sincère vis-à-vis de lui-même, plus d’une fois, en relisant à tête reposée le produit de ses nuits fébriles, il jeta l’œuvre au feu, sans hésitation et presque sans regrets. Nous croyons devoir citer, cependant, Bianca Capello, œuvre plus caressée, vingt fois refaite, et les Albigeois, esquisse sinistre et mouvementée d’une époque de troubles civils et religieux.

Les manuscrits de ces deux drames existent. Ils nous ont paru dignes de tenter un directeur intelligent.

  1. Aux termes de la lettre dont M. le comte de Pontmartin nous a honoré le 9 novembre dernier, Une Conversion aurait été écrit en dix-sept jours !