Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/4

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IV

Vers 1845, Gaston de Raousset, lassé d’oisiveté, de plaisirs et de dissipation, se sentit énergiquement repris de ce besoin d’activité, d’émotion et d’entreprise qui était le fond même de sa nature. Rien n’était à faire en France pour lui, mais à cette époque, sous l’administration intelligente du maréchal Bugeaud, la colonie africaine offrait plus d’une tentation aux audacieux. Gaston se décida résolument, rassembla les débris de sa fortune, partit pour l’Algérie, et commença des travaux de colonisation sur un plan grandiose.

La mort de son père lui permit de faire toutes les améliorations que comportait sa vaste entreprise. Gaston avait apporté en Afrique ses goûts de grande vie ; on se rappelle encore à Alger les chasses excentriques qu’il inventa contre les bêtes fauves les plus redoutées ; la part brillante qu’il prit à diverses expéditions militaires, et cette générosité insouciante qui faisait ouvrir une table de roi à ce gentilhomme plus qu’à demi ruiné, qui ne pouvait pas prendre sa ruine au sérieux.

Une brochure que nous avons sous les yeux et qu’il publia en 1847[1] prouve à la fois de quel amour il s’était pris jour sa nouvelle patrie et aussi avec quel remarquable coup-d’œil il jugeait de ce qui était à faire.

Gaston de Raousset revendique avec énergie les droits de la population civile :

« Personne plus que nous, dit-il, ne rend hommage aux services de l’armée d’Afrique ; mais si la tâche du soldat est belle, la nôtre a son prix.

» La force qui détruit est dans l’armée ; la force qui produit et qui fonde est en nous.

» La France a jeté un milliard en Algérie ; grâce à une population civile assez énergique pour n’avoir pas fui les aventures, il y a aujourd’hui près de huit cent millions de capitaux immobilisés en Algérie.

» Ce chiffre a son éloquence.

» La société européenne de l’Algérie fût-elle uniquement composée des cantiniers de l’armée, comme le disent les uns ; se fût-elle formée, comme le disent les autres, du rebut de l’Europe et de l’écume de la Méditerranée, cette population compte aujourd’hui cent dix mille âmes. Elle travaille, elle possède ; ce n’est pas une plèbe, c’est une société intéressée à l’ordre et mûre pour le règne de la loi. »

Cette brochure est le premier écrit politique de Gaston de Raousset ; elle est remarquable par sa fermeté, son éloquence et son côté pratique. Elle fit à son apparition la sensation la plus grande.

« Qu’on nous dise, nous le demandons hardiment, quels sont les capitalistes qui consentiront à vivre dans un pays où les intérêts sont confiés à une administration que les administrés n’ont pas le droit de contrôler ?

» L’homme qui, dans son département, peut être conseiller municipal, conseiller général, électeur, député, renoncera-t-il volontiers aux avantages, à l’influence, à la considération qui se rattachent à une telle position pour aller se fixer dans un pays où la liberté individuelle même n’est pas garantie ? »

Un peu plus loin, il s’écrie avec une ironie saisissante et une autorité réelle :

« Un coup de canon tiré sur l’Océan peut mettre en péril nos possessions d’Afrique ; une bataille perdue peut nous chasser de cette Algérie si chèrement conquise.

» Dans cette catastrophe, l’armée perd un beau champ de manœuvres, mais elle conserve ses grades, ses décorations, sa solde, ses chances d’avancement. Rien pour elle n’est changé.

» L’administration revient en France : elle y retrouve ses places, ses appointements et… d’autres administrés.

» Quant à nous, qui devons laisser en Algérie nos fermes, nos terres et nos maisons ; nous qui, en définitive, représentons le seul résultat, le seul travail d’avenir qui se soit produit jusqu’à ce jour, nous reviendrions demander l’aumône à notre pays ! »

Chose singulière, en écrivant cette brochure, Gaston de Raousset n’obéissait qu’à un mouvement tout personnel, La brochure passa pour une œuvre de parti. Les livres ont leurs destinées comme les hommes ; le maréchal Bugeaud fit au jeune colon l’honneur de le considérer comme le chef de l’opposition civile, et, de ce jour, naquit une estime toute particulière dont le maréchal se plut à multiplier les preuves.

La nomination du duc d’Aumale au gouvernement général de l’Algérie vint donner à Gaston de Raousset les plus grandes et les plus légitimes espérances. La retraite du maréchal était une véritable victoire ; avec lui s’en allait le régime du sabre, du bon plaisir et des colonies militaires ; l’Afrique respira.

Honoré de l’amitié particulière du prince, écouté avec une faveur marquée, désigné le premier pour une concession exceptionnelle, Gaston de Raousset voyait déjà ses projets se réaliser lorsque tout à coup, avec un bruit terrible, la révolution de février éclata.

  1. De la Colonisation et des institutions civiles en Algérie, par le comte G. de R.-B., colon algérien. Paris. Dauvin et Fontaine.