Le Comte Mollien/01

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LE
COMTE MOLLIEN

I.
LES FINANCES D’UNE MONARCHIE AU DÉCLIN
ET LES FINANCES D’UN RÉGIME NOUVEAU.


Ce n’est pas moi qui jamais aurai la pensée d’abaisser la révolution française et les temps qui l’ont suivie : j’admire la période historique qui commence à 1789, je la trouve profondément empreinte de fécondité et de majesté ; mais il est impossible d’étendre jusqu’aux caractères individuels de la plupart des acteurs qui ont eu les grands rôles l’admiration qu’inspire ce drame immense. Au milieu de tant de changemens, dans ces renversemens inopinés et ces résurrections plus imprévues, presque tous les personnages politiques, cédant à la force des choses et plus encore à leur propre ambition, ont mis un empressement déplorable à répéter indéfiniment la manœuvre de brûler ce qu’on a adoré pour adorer ce qu’on a brûlé. Parmi tant d’hommes à conviction flottante qu’on a vus cherchant sans cesse le fil de l’eau à travers les événemens, dans cet enchaînement de palinodies choquantes quand ce ne sont pas des trahisons détestables, l’œil aime à se reposer sur quelques-uns, qui sont restés fidèles à eux-mêmes sans s’isoler du siècle, et qui ont su rendre des services distingués à la chose publique sans jamais ternir leur caractère par des violences ou par des bassesses. À leur aspect, l’observateur jaloux de la dignité humaine éprouve une satisfaction comparable à celle que ressent le voyageur qui parcourt le désert, lorsque, fatigué et haletant, il voit poindre devant lui les contours d’une oasis.

À ce titre, le comte Mollien mérite d’occuper dans les champs-élysées de l’histoire une place particulièrement distinguée. C’est une figure qui attire les regards et captive les suffrages par sa bienveillance, sa droiture, sa dignité sereine. Il a dû au parfait équilibre de ses rares facultés l’heureuse fortune d’avoir été associé, dans un rang élevé, aux grands événemens de l’épopée impériale, sans s’être fait des ennemis qui du moins osassent s’avouer pour tels, car quel est l’homme contre qui ses succès ne soulèvent pas l’envie au fond des cœurs ?


I. – L’ANCIEN REGIME.

M. Mollien est un de ces heureux emprunts que fit à l’administration d’autrefois le grand homme suscité par la Providence, à la fin du dernier siècle, pour sauver du naufrage la révolution française, resserrer les liens de la société qui s’en allait en dissolution, et reconstituer la monarchie en ramassant de sa glorieuse épée la couronne tombée dans le ruisseau. Quoiqu’il ait survécu de trente années à l’empereur, il était notablement plus âgé, étant ne en 1758. Entré fort jeune dans les bureaux des finances, il avait déjà pu acquérir une grande expérience quand l’orage éclata et le repoussa de la carrière, et on verra dans le cours de cette étude à quel point il la fit tourner au profit de son pays. La nature libérale l’avait pourvu de belles facultés. Il eut de plus, pour lever les obstacles que chacun est destiné à rencontrer sur le chemin de la vie, un point d’appui solide, celui d’une bonne éducation et d’excellens principes. Il appartenait à cette bourgeoisie qui, par l’étude et par l’application aux affaires, s’était fait une forte position dans la société, en attendant qu’elle en prît une dans l’état, et qui aussi, à la faveur de l’aisance qu’elle avait péniblement conquise, avait pu s’approprier non-seulement une instruction étendue, mais même cette urbanité que la noblesse française avait cultivée dans l’atmosphère de la cour, et rendue si séduisante. Il eut le bonheur d’avoir pour père un homme d’un grand sens et véritablement éclairé, qui mit beaucoup de soin à bien faire élever un fils dont les dispositions lui inspiraient de brillantes espérances, et dont les sentimens justifiaient si bien la sollicitude paternelle. Envoyé à Paris dans un collège de l’Université, le jeune Mollien y obtint ces couronnes que Villars se rappelait avec émotion, même lorsqu’il avait la tête parée des lauriers de Denain. Ces triomphes de la jeunesse étaient encore plus utiles alors qu’aujourd’hui, où le système des examens spéciaux pour les différens services publics s’est beaucoup développé. Avec son titre de lauréat et l’assistance, qui sera toujours précieuse, d’une bonne protection, M. Mollien obtint la faveur d’être inscrit au ministère des finances en 1774, à l’âge de seize ans ; mais cette inscription n’était même pas l’équivalent du titre que, de nos jours, par une accumulation de prolégomènes, on appelle du nom d’aspirant surnuméraire. Pour que la porte des emplois s’ouvrît définitivement devant lui, il fallut plus d’une année encore et le patronage tout-puissant du maréchal de Richelieu. Il avait été recommandé à ce haut personnage par un maréchal de camp à qui, tout jeune qu’il était, il avait rendu service par la rédaction d’un mémoire sur une affaire d’où dépendait sa fortune. M. Mollien fut ainsi admis dans les bureaux des finances qui avaient à surveiller la ferme-générale.

Le système financier de cette époque était, on le sait, extrêmement défectueux. Il était différent et inégal de province à province ; il offrait en lui-même dans chaque localité une extrême complication qu’aggravaient encore les privilèges dont il était enchevêtré ; c’était un dédale où quelques initiés seuls pouvaient se reconnaître. Il était peu intelligent, en ce que les tarifs des droits étaient exagérés au point d’empêcher les consommations ou les transactions, et de susciter des obstacles, quelquefois insurmontables à l’exercice des arts utiles, et à la production de la richesse. Les procédés mêmes de la perception étaient hérissés de gênes pour l’industrie. Je ne dis pas assez : souvent ils offensaient l’humanité elle-même, car, rigoureux toujours, ils étaient fréquemment barbares et impitoyables envers le contribuable, particulièrement envers le pauvre : les peines les plus sévères, les galères même étaient la sanction des lois fiscales. En une seule année, les condamnations à la peine des galères pour la contrebande du sel excédaient le nombre de deux cents. Et pourtant avec cette multiplicité et cette lourdeur des taxes, avec cette brutalité des moyens de perception, on ne parvenait à assurer passablement ni les rentrées du trésor ni un revenu proportionné aux dépenses. Quant au crédit, le concours en était devenu bien difficile, parce que cent fois, après, des promesses solennelles, on avait manqué de parole aux rentiers et aux autres prêteurs. Si le trésor obtenait quelques avances, c’était de la part de personnes qui, d’un autre côté, étaient nanties d’un gage, et encore le plus souvent, même Il cette condition dégradante : pour l’état, il fallait subir un taux exagéré d’intérêt.

La ferme-générale, dont je viens de dire que la surveillance formait l’objet de l’administration à laquelle était attaché M. Mollien, avait passé avec le gouvernement un bail courant du 1er janvier 1774 au 31 décembre 1779, en vertu duquel, moyennant un fermage qui à ce moment était d’environ 120 millions, elle percevait le produit de certaines branches du revenu public, à savoir le monopole du sel, le monopole du tabac, les douanes, les entrées de Paris avec les droits d’aides (impôts sur les boissons) dans le territoire de la banlieue. Elle recouvrait aussi dans tout le royaume les droits d’aides et les droits domaniaux, dont le produit annuel excédait 80 millions ; mais ces deux branches de revenus furent distraites de la ferme-générale par Necker en 1778, lorsqu’il renouvela le marché, et elles durent former dès-lors l’objet d’une régie publique, de sorte que le produit tout entier en fût versé au trésor. Les fermiers-généraux payaient par douzièmes le prix convenu avec l’état ; mais comme le public acquittait l’impôt au comptant, ils ne versaient au trésor que ce qu’ils avaient déjà perçu, sauf la différence médiocre qui pouvait exister entre un mois et un autre. Ils étaient au nombre de soixante à l’époque où débutait M. Mollien. Plus tard, Necker les réduisit à quarante. M. Mollien put constater que les profits de chacun d’eux, d’après le bail de 1774, étaient de plus de 200,000 francs par an, indépendamment de l’intérêt de leur mise, et cela avec des frais de perception qu’ils auraient pu amplement réduire d’un tiers. En comptant ce qu’ils touchaient à titre d’intérêt, le bénéfice net de chacun d’eux était d’environ 300,000 fr., soit 18 millions pour la compagnie. Et si l’on veut savoir pourquoi le gouvernement laissait le trésor sous cette charge exorbitante, c’est que, pour s’en affranchir, il aurait fallu rembourser aux fermiers-généraux leur capital d’exploitation, représenté presque en totalité par des bâtimens, des magasins, des matières premières (sels et tabacs). C’était une somme de 1,560,000 fr. par tête de fermier-général, de sorte que l’état, en conséquence de sa pénurie et de son discrédit, payait un intérêt de 18 millions par an pour une somme de 93,600,000 francs, soit 20 pour 100. La compagnie pourtant faisait en outre quelques courtes avances, mais c’était par un moyen qui ne lui coûtait guère, et n’exigeait pour ainsi dire pas de capital : il consistait en effet à émettre des billets remboursables à sa caisse, qu’on appelait billets de la ferme-générale, et que recherchaient les particuliers qui avaient dèe fonds oisifs en expectative d’un placement. Ce secours était tout bénévole, c’était même une menace suspendue sur la tête des ministres, qui restaient à la merci des fermiers-généraux, puisque ceux-ci étaient libres de discontinuer à tout instant ce prêt gracieux. Il faut dire que la compagnie des fermiers-généraux était loin de tirer à elle la totalité des profits qui semblaient lui être dévolus. À l’époque qui nous occupe, elle se composait d’hommes honorables avec lesquels il aurait été facile de prendre des arrangemens avantageux au trésor ; mais la rapacité des courtisans l’interdisait. Les fermiers-généraux en effet étaient obligés presque tous de payer à des personnes de la cour non-seulement des pensions d’un montant déterminé, dont quelques-unes étaient considérables, mais encore des parts proportionnelles de leur revenu. « L’ignoble nom de croupes donné à de pareils présens, dit Droz, n’excitait aucune répugnance. De grands seigneurs étaient croupiers, de grandes dames étaient croupières[1]. »

Un pareil système financier ne supportait pas l’examen. Le jeune Mollien, dont l’esprit était fort éveillé, eut bientôt reconnu qu’il était vicieux ; mais il ne lui appartenait pas, à lui apprenti des bureaux, de changer ce détestable mécanisme afin de placer les finances de l’état sur leurs véritables bases. C’est à peine si alors, dans ses rêves, il pouvait concevoir l’espérance d’y apporter quelque jour des améliorations de détail. Pas plus que personne, il ne soupçonnait qu’on fût à la veille d’une révolution où non-seulement tout l’échafaudage administratif et financier, mais aussi tout l’édifice politique dût être renversé de fond en comble, et une des raisons pour lesquelles la catastrophe arriva, c’est qu’elle n’était prévue de personne.

L’application de M. Mollien, son intelligence et la rectitude de son jugement ne tardèrent pas à appeler sur lui l’attention de ses chefs et de tous ceux avec lesquels il avait des rapports. Après quelques années passées à étudier les matières qu’il avait à traiter, il acquit, malgré sa jeunesse, une véritable importance. Il en dut une partie à un mémoire qu’il prit sur lui de composer à l’appui d’une pensée de M. de Vergennes. Cet homme d’état distingué a eu le mérite de reconnaître, à la suite de Turgot, la convenance de remplacer une politique commerciale embarrassée de restrictions à l’infini par un régime moins antipathique à la pensée du rapprochement des peuples civilisés, pensée qui commençait à prendre une certaine consistance. En conséquence il s’était proposé, à l’issue de la guerre de l’indépendance américaine, de lier les États-Unis à la France, par un traité de commerce conçu dans un esprit, libéral. Une des clauses eût consisté à ouvrir à l’Amérique un port franc sur le territoire français. M. Mollien rédigea dans ce sens un mémoire que le contrôleur-général des finances, alors M. Joly de Fleury, goûta beaucoup, et qui ne plut pas moins à M. de Vergennes. L’idée cependant n’eut pas de suites : les traditions restrictives et la routine prohibitioniste l’étouffèrent. Et ce n’est pas aux hommes de nos jours à s’en étonner : n’avons-nous pas vu, il y a quinze ans, les mêmes exigences forcer le gouvernement à renoncer à un acte de grande politique, l’association douanière avec la Belgique ? Le jeune employé retira de son travail beaucoup de considération personnelle. Les témoignages d’estime qu’il reçut de ses chefs, le firent rechercher de tout le monde, et bientôt il eut des relations avec l’illustre Lavoisier, l’un des soixante fermiers-généraux, qui montrait dans les questions d’économie publique la même supériorité dont il a laissé dans la chimie l’ineffaçable empreinte.

Le jeune commis et le savant fermier-général mirent leurs efforts en commun pour améliorer les revenus de l’octroi de Paris, sans élévation de taxe, par le seul effet d’une perception plus équitable, en supprimant, non sans indemnité, des privilèges qui avaient donné naissance à des abus onéreux pour les finances publiques. Lavoisier avait écrit sur ce sujet un mémoire qui avait éprouvé le sort que subissent tant de propositions utiles : on l’avait enfoui dans les cartons. Il y restait en oubli depuis quelques années, lorsque M. Mollien l’en retira. Communiqué par le chef immédiat de M. Mollien, M. de Villevault, au contrôleur-général des finances, le manuscrit de Lavoisier devint aussitôt l’objet d’un rapport au roi. On en adopta les conclusions, et M. Mollien fut chargé personnellement de faire des propositions aux chefs des établissemens privilégiés : c’étaient les Invalides, l’École militaire, la Bastille, et diverses communautés religieuses. On leur avait fait la faveur de les exempter de l’octroi ; mais, par la connivence intéressée de quelques personnes, on introduisait sous leur nom une quantité indéfinie de denrées qui avaient une destination tout autre que leur consommation propre. Une autre fraude non moins étendue résultait de la facilité que l’absence d’un mur d’enceinte donnait aux maisons ou jardins immédiatement contigus à la limite de l’octroi. On résolut de parer à ce dernier inconvénient par le moyen d’une muraille continue, et peu après en effet fut établie la clôture actuelle de la ville, avec les vastes bâtimens, destinés à servir de bureaux, qui se dressent à toutes les barrières, et dont on s’était flatté de faire des monumens dignes d’une grande capitale. Le lecteur sait si sur ce dernier point on a réussi. M. Mollien fut complètement étranger à l’idée d’ériger ces constructions d’un style tout nouveau, dit-il ; il exprime l’opinion qu’en supposant qu’elles eussent été d’un meilleur goût, c’eût été une dépense déplacée. Appliquer le luxe d’une architecture fastueuse, ou prétendue telle, à des bureaux de perception lui semble une inconvenance égale à celle qu’on commettrait, si l’on déployait toutes les recherches de la typographie dans la publication des tarifs d’impôts.

Dans les rapports qu’il eut à soumettre à ses chefs à l’occasion du nouvel arrangement de l’octroi, M. Mollien s’inspirait spontanément des principes que la révolution de 89 a consacrés plus tard. C’est ainsi qu’il recommandait qu’on garantît à la généralité des contribuables, au sujet de l’octroi de Paris, « cette égalité de condition au nom de laquelle seulement un gouvernement juste peut leur demander à tous l’égalité de l’obéissance. » Ces paroles étaient alors presque téméraires, car elles heurtaient de front l’esprit et la lettre du système d’impositions en vigueur ; mais elles répondaient au sentiment public, qui, dans les classes éclairées, reconnaissait les innombrables vices du régime fiscal de l’époque, sans avoir cependant la force d’en commander la réforme.

Ceci se passait en 1783 ; l’année d’après, on s’occupa de préparer le nouveau traité avec la ferme-générale ; l’ancien expirait au 31 décembre 1785. M. Mollien, avec l’intendant de la ferme-générale, qui était alors M. de Colonia, homme de mérite sorti des rangs de la magistrature, fit adopter des bases plus avantageuses pour le trésor public. Les fermiers-généraux garantissaient la somme de 144 millions : c’était ce qu’on appelait le prix rigoureux ; mais la chance des bénéfices ne devait s’ouvrir pour eux qu’au-delà de 150 millions ; c’était ce qu’au point de vue de l’état on qualifiait de prix espéré.

Ce renouvellement du bail de la ferme-générale pour six années, à dater du 1er janvier 1786, fut marqué par une autre amélioration où M. Mollien fut pour une part. Fidèle à la pensée de changer le tarif des douanes de manière à agrandir le commerce extérieur de la France, M. de Vergennes, qui unissait le titre de président du conseil des finances avec celui de ministre des affaires étrangères, demanda au roi que ce tarif fût soustrait à l’immutabilité sous laquelle on le tenait, en se fondant sur les engagemens contractés avec la ferme-générale. À ses yeux, toute question de douanes était pour le moins autant une question de politique que de finances. Il représenta à Louis XVI que, comme ministre des affaires étrangères, il ne pourrait, dans l’état de paix où se trouvait heureusement le monde, entamer une négociation sans qu’on lui demandât des explications et des garanties sur la nature et les conditions des rapports commerciaux entre le pays que le traité intéressait et la France. Il convenait donc que le gouvernement, au lieu de se dessaisir encore, par un bail de six ans, de son arbitrage sur les questions de douane, le reprît et le gardât intact, dans l’intérêt de sa politique comme dans celui de l’industrie française elle-même, sur laquelle retombaient, beaucoup plus qu’on ne le pensait, les restrictions imaginées pour la protéger. Les fermiers-généraux se prêtèrent de bonne grâce à cette combinaison. Il fut entendu que la ferme-générale ne remplirait à l’égard des douanes que les fonctions d’un régisseur comptable.

Dans l’intervalle qui sépare le moment où nous sommes parvenus de celui où M. Mollien avait été admis dans les bureaux des financée, des événemens s’étaient passés dans le sein de cette administration ; mais c’était au-dessus de sa tête et dans une sphère où il ne pouvait atteindre. Plusieurs contrôleurs-généraux s’étaient succédé. Après vingt mois de fonctions, Turgot, ministre vertueux et capable, dont le coup d’œil sûr distinguait les dangers de l’avenir, et dont l’intelligence élevée avait démêlé les moyens de les conjurer, avait été renvoyé (mai 1776), parce qu’il gênait les intrigues de Maurepas, vieillard égoïste et frivole et cependant premier ministre inamovible sous un roi qui aurait voulu faire le bonheur des peuples : tant il est vrai que pour qu’un prince, même investi en apparence d’une autorité illimitée, réussisse à faire le bien, il ne suffit pas qu’il en ait l’intention et qu’il aime ses sujets ! Il faut aussi que chez lui les lumières de l’esprit et les facultés du jugement et du caractère soient proportionnées aux sentimens placés dans les replis de son cœur, et il est peu de rois qui, à cet égard, aient offert une discordance aussi prononcée que l’infortuné Louis XVI.

Après Turgot, Clugny n’avait fait que passer ; il était pourtant trop resté pour l’honneur du gouvernement. Necker ensuite avait fait sa première apparition aux affaires (fin de 1776) ; il y avait montré l’esprit de ressources d’un banquier intelligent, mais non les qualités d’un homme d’état. Il aimait l’économie et rendit d’incontestables services en réprimant sur quelques points le gaspillage ; mais dans les cinq années de son premier ministère, alors que la révolution frappait à la porte et qu’on pouvait l’arrêter au passage en lui opposant un plan de réformes combiné avec sagesse et exécuté avec fermeté, il ne sut entreprendre rien qui pût conduire à un système d’impositions conforme au principe de l’égalité que recommandait l’équité la plus vulgaire, et que ne recommandait pas moins la politique, car la masse de la nation en voulait passionnément le triomphe. Je doute que l’histoire l’absolve d’une aussi grande faute, même quand on ferait valoir pour lui l’excuse que sa qualité de protestant l’obligeait à garder des ménagemens extrêmes envers le premier des ordres privilégiés, le clergé ; mais certainement elle lui demandera un compte sévère de l’opposition personnelle qu’il fit spontanément à des mesures libérales non-seulement justifiées par les principes, mais aussi impérieusement commandées par les circonstances, et dont probablement le seul tort à ses yeux était que, plus clairvoyant que lui, un autre en eût pris l’initiative. Ainsi il a eu le malheur de combattre les idées de Turgot en faveur du libre commerce et de la libre circulation des grains, et celui de donner son appui au système des maîtrises et des jurandes, après que Turgot eut tenté d’en délivrer les populations opprimées.

Neçker avait été renversé à son tour par des intrigues de cour (1781) dont Maurepas encore était le principal artisan, et son remplaçant avait été M. Joly de Fleury, homme honorable et intègre, mais sans portée. Enchaîné à la routine, le nouveau ministre était fort peu propre à restaurer les finances. Puis ce fut M. d’Ormesson, qui eut une bonne pensée, celle d’en finir avec la ferme-générale et de lui substituer une régie, par le moyen de laquelle la totalité du produit de l’impôt fût entrée au trésor. Il succomba à la tâche aussitôt ; elle était trop lourde pour son inexpérience. En 1786, cette scène mouvante, qui renouvelait les ministres presque machinalement, sans améliorer la situation des affaires, amena le tour de M. de Calonne, homme à l’esprit ouvert, et qui eût volontiers innové ; mais il était léger, présomptueux, dépourvu de connaissances en administration, et manquait absolument du fil conducteur indispensable pour sortir du labyrinthe ou l’on était : il ignorait ce que c’est qu’un principe. Cependant l’abîme du déficit se creusait chaque jour. Quand Louis XVI était monté sur le trône, en 1774, l’intérêt de la dette constituée s’élevait à 93 millions ; en 1783, il était de 162, sans, compter l’intérêt des anticipations et des autres emprunts non constitués, qui formait un supplément considérable. En 1785, Necker portait l’intérêt total de la dette à 207 millions, et il y avait 10 millions à y ajouter à la fin de la même année. Dans ce laps de temps néanmoins, quelques-uns des ministres avaient lutté contre le mal et avaient remporté quelques succès partiels. Turgot, sans charger les contribuables, avait pu solder une très grosse somme sur l’arriéré[2]. Sur la proposition de Necker, le roi n’avait pas balancé à diminuer les dépensés qui lui étaient personnelles et à restreindre les largesses faites aux dépens du trésor à des favoris ou à leur clientèle ; mais ces améliorations ne changeaient pas le fond des choses, et n’étaient que passagères, alors qu’il aurait été indispensable de faire subir au système une transformation profonde et permanente. Dans leur incurable égoïsme, les gens en crédit, qui exploitaient les abus comme on exploite un champ dont on est le légitime propriétaire, rendaient impossible toute réforme sérieuse. Ils se servaient de la faveur que leur accordait la faiblesse du roi et de la reine pour déconsidérer et renverser les ministres dès qu’ils leur supposaient la pensée de subordonner, même sur des points de détail, l’intérêt des ordres privilégiés ou celui des courtisans à l’intérêt public. Jamais on n’avait vu un pareil égarement ni un pareil vertige ; jamais aussi faute de ce genre ne reçut un pareil châtiment.

À travers ces mouvemens ministériels, au milieu des tentatives plus ou moins contradictoires, mais finalement toutes également impuissantes, dont le gouvernement offrait le triste spectacle, M. Mollien parvenait au grade de premier commis, qui était à peu près tout ce qu’un roturier pouvait ambitionner alors. Il ne lui appartenait pas de régler ni même de modifier les actes décousus des ministres qui se succédaient ; mais au spectacle des fautes qui s’entassaient les unes sur les autres, il se formait des opinions saines et fortes sur l’administration des finances. Lorsque l’occasion s’en présentait, il mettait en lumière, autant qu’il dépendait de lui, les vrais principes. C’est ainsi qu’alors que Necker avait le plus de vogue, il fit la juste critique des rentes viagères, dont le banquier genevois a beaucoup abusé. La scène se passait dans un salon en renom ; on sait ce qu’étaient les salons à cette époque où la tribune et la presse n’existaient pas.

M. de Calonne arriva au contrôle-général dans des temps difficiles ; le désordre financier, flagrant symptôme d’une mauvaise organisation politique et précurseur d’un désordre général dans l’état, était à son comble. Par la prestesse de son esprit, la facilité et le charme de son élocution, sa bonne grâce personnelle, la réputation que sa prodigalité lui avait value, parmi les courtisans et par eux dans le monde, d’être inépuisable en ressources, le contrôleur-général faisait illusion au prince et à lui-même. C’était en vain pourtant qu’il cachait sous des fleurs l’ouverture du précipice ; l’abîme n’en était pas moins là, béant, et chaque jour il devenait plus profond. Louis XVI accueillit la proposition que lui fit son ministre d’appeler une assemblée des notables ; il hâta ainsi le moment de la catastrophe, car il allait démontrer avec éclat au tiers-état qu’il ne lui restait plus, pour obtenir le redressement de ses griefs, d’autre voie que celle d’une révolution dans le pays, révolution que rendaient bien facile le caractère impuissant du prince et l’aveuglement des privilégiés. Calonne, qui pour son compte personnel était libéral jusqu’à la profusion, avait supposé, jugeant les autres d’après lui-même, qu’une assemblée des notables, composée à peu près exclusivement de membres des ordres privilégiés, serait flattée de la confiance qu’on lui témoignerait en la choisissant pour arbitre dans une circonstance où il s’agissait de réduire les effets du privilège. Calonne se trompait grossièrement dans ses calculs. S’il eût pris la peine de parcourir l’histoire de France, il aurait su qu’en ce pays constamment les privilégiés, en quelque genre que ce soit, se montrent intraitables, entichés des droits dont ils se croient investis, et il aurait prévu que les notables, esclaves des préjugés des ordres parmi lesquels ils auraient été pris[3], lui contesteraient obstinément les changemens qu’il aurait proposés.

La composition même des notables avait l’inconvénient grave de blesser le tiers-état, qui avait la conscience de sa valeur propre et le sentiment de ses droits, de par les règles de l’équité générale et de par sa propre force aussi bien qu’en vertu des antiques lois de la monarchie. L’opinion se répandait parmi la bourgeoisie que le moment était enfin venu où elle serait comptée pour beaucoup dans l’état. Les idées qu’avait rapportées du Nouveau-Monde l’armée française envoyée pour soutenir les États-Unis dans la lutte de l’indépendance s’étaient propagées dans le pays ; elles militaient en faveur de la bourgeoisie, et redoublaient son assurance. Si Calonne s’était assuré du concours du tiers-état, il eût pu exercer sur les notables une pression à laquelle il eût fallu que les plus récalcitrans se rendissent ; mais au lieu de l’assistance de cet ordre, devenu si puissant, on se mettait dans le cas d’avoir son hostilité, du moment qu’on l’excluait à peu près complètement de l’assemblée chargée de prononcer sur des intérêts qui étaient les siens non moins que ceux des privilégiés. Quoique la politique mette principalement en jeu ce qu’il y a de plus mobile et de moins matériel dans l’homme, les opinions et les sentimens, elle reconnaît des règles qui semblent empruntées à la mécanique des corps inertes et bruts : il faut savoir employer à point les forces que la société présente, et l’art de l’homme d’état consiste à les faire converger vers l’objet qu’il se propose. Calonne au contraire avait mis contre lui tout à la fois, par la composition de l’assemblée des notables et par la nature des projets qu’il allait lui soumettre, les ordres privilégiés et le tiers-état. Au lieu de l’adhésion par acclamation qu’il attendait, il était immanquable qu’il recueillît des témoignages de mauvaise volonté et de défiance, à moins cependant que la royauté ne mît dans la balance avec une grande résolution l’immensité de sa prérogative encore incontestée ; mais pouvait-on attendre une détermination courageuse et ferme de ce malheureux roi ?

Le plan avec lequel Calonne se présenta aux notables comprenait un ensemble de mesures financières et touchait un peu à la politique en ce qu’il établissait, seulement pour la répartition de l’impôt il est vrai, des assemblées provinciales. La plupart des historiens ont traité ce plan avec une sévérité qui me semble injuste. Je ne contesterai pas qu’on n’y retrouve la trace de l’incohérence propre à l’esprit superficiel de Calonne. On peut alléguer que c’est un pêle-mêle de projets assez mal proportionnés les uns par rapport aux autres. Il n’est même pas parfaitement démontré que par les moyens proposés on fût parvenu à combler le déficit. En somme néanmoins, c’était un plan recommandable, en ce qu’il consacrait nombre d’améliorations désirables et désirées, et conformes à l’esprit du temps[4]. Malheureusement en présence des notables le roi fit ce qu’il eût été facile de présager. Il fut un prodige de faiblesse et d’incapacité ; il laissa les rênes flotter au gré de tous les hasards. Il autorisa les écarts des personnes qui lui tenaient de plus près, à commencer par les princes du sang, il toléra même les menées de quelques-uns de ses ministres contre les plans de son gouvernement. Dans maint entretien, il alla jusqu’à encourager la résistance des notables. À la fin, il perdit la tête, et peu de jours après avoir dit à haute voix qu’il voulait que tout le monde sût qu’il était content de son contrôleur-général, il le congédia, manifestant ici ce qu’il avait déjà montré et ce qu’il devait montrer jusqu’à la fin de sa carrière, — une déplorable facilité à abandonner les idées qu’il avait paru approuver et les hommes qu’il avait investis de sa confiance. M. de Calonne fut remplacé par un prélat ambitieux, intrigant, corrompu, de l’avidité la plus insatiable, qui ne rachetait par aucun talent tant de défauts et de vices, Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse. Ce choix funeste fut dû à l’influence de la reine, qui, de même que son époux, était remplie des meilleures intentions, et qui, de plus que lui, avait de la dignité personnelle, mais qui, autant que lui, manquait de jugement, et n’était pas moins étrangère à la connaissance des hommes et à l’art difficile de gouverner.

En sacrifiant Calonne, le roi s’était flatté de faire passer les projets présentés par ce ministre. Le contraire devait arriver et arriva en effet. Trois semaines après la nomination de Brienne au poste de président du conseil des finances, le 25 mai 1787, les notables se séparèrent sans avoir sanctionné ce qu’on leur avait soumis. De ce moment, la révolution était commencée de fait, car le roi, éperdu et humilié des concessions qu’il avait en vain faites aux notables, avait perdu toute autorité, même à ses propres yeux. Les privilégiés, infatués de la victoire qu’ils venaient de remporter sur la royauté, n’entendaient se prêter à aucun des sacrifices que réclamaient les principes de la justice et le salut du pays. Chez le tiers-état, les esprits droits et élevés étaient mécontens, les âmes ardentes étaient en proie à une violente irritation, et dès-lors commença à fermenter dans les têtes la pensée exprimée par Siéyès deux ans plus tard, que « le tiers-état, qui n’était rien, devait être tout. » De toutes parts, la passion entraînait les esprits dans son tourbillon.

M. Mollien avait eu quelques rapports de service avec M. de Calonne. Celui-ci voulut se faire expliquer le système de l’amortissement, qui, à cette époque, s’organisait en Angleterre et occupait les financiers de tous les pays. Ce n’est pas que l’idée d’éteindre successivement la dette publique fût une nouveauté : déjà le projet d’une institution chargée de l’amortir au moyen de l’affectation de ressources spéciales avait été conçu par le gouvernement français, alors que M. de Machault était contrôleur-général, mais le docteur Price avait donné à cette pensée une grande popularité par la formule ingénieuse dont il l’avait revêtue. La conception de Price consistait à combiner la puissance de l’intérêt composé avec celle d’une dotation fixe. À cet effet, on devait ajouter indéfiniment au fonds d’amortissement le revenu afférent aux rentes rachetées, et l’institution gagnait ainsi une puissance toujours croissante sans que le développement de ses ressources surchargeât les contribuables. Le pouvoir de l’intérêt composé est très grand, on le sait, lorsqu’on dispose d’une longue suite d’années. Il s’ensuit qu’un fonds d’amortissement est bientôt doublé, puis quadruplé, octuplé et ainsi de suite, de sorte qu’avec une dotation d’une importance médiocre à l’origine, on parvient à amortir la totalité d’une dette. Les calculs que présentait Price ; l’exemple qu’il citait de la somme énorme qu’aurait value à la fin du XVIIIe siècle la simple somme d’un sou placée à intérêts composés au commencement de l’ère chrétienne, furent comme une révélation pour les hommes d’état de tous les pays où il y avait une grosse dette publique. Il sembla dès-lors que le fardeau des emprunts ne fût plus qu’un jeu. Pitt, qui était sous le charme, ou qui profitait de ce que le parlement s’y trouvait, prit la détermination d’user désormais de l’emprunt sans scrupule, et l’enthousiasmé pour l’amortissement se répandit en France comme ailleurs.

Dans l’état où étaient réduites les finances françaises, quand le déficit était permanent et semblait irrémédiable, pouvait-on songer à amortir ? Sur quelles bases fonder solidement l’institution même, et quelles ressources lui garantir ? M. Mollien était persuadé que le problème, pour être difficile, n’était pas insoluble. Il proposa à M. de Calonne un projet raisonnable ; mais le contrôleur-général, en voulant y apporter ce qu’il prenait pour des perfectionnemens, le modifia de manière à le rendre impraticable. Au reste, ce projet ne devait pas voir le jour. Fort peu de temps après, M. de Calonne quitta les affaires.

Le cardinal de Brienne accumula tous les genres de fautes en matière de finances comme en politique. M. Mollien paraît n’avoir eu avec lui aucuns rapports personnels qui soient dignes d’être cités. Le ministre, dans les tentatives qu’il fit auprès des privilégiés pour obtenir d’eux quelque secours en faveur de l’état obéré, les trouva plus inflexibles que jamais dans leur résistance. L’épiscopat, réuni en assemblée spéciale, alla jusqu’à refuser un subside de 1,800,000 fr. ; à moins de trois ans de là, il en portait durement la peine, avec le reste du clergé, qui était étranger à ce scandale : tous les biens du clergé, montant à plusieurs milliards, étaient saisis par la nation. Le désordre éclatant de toutes parts dans le royaume, Brienne fut renvoyé, à la satisfaction générale, le 25 août 1788. Quelques jours auparavant, un arrêt du conseil avait fixé au 1er mai suivant la réunion des états-généraux. Ce fut Necker qui remplaça le cardinal à la tête de l’administration des finances et comme premier ministre de fait ; mais dès ce moment le sort en était jeté, la royauté française allait succomber. Le roi lui-même était voué à monter sur l’échafaud, en vertu d’un arrêt inique où il trouva au moins une occasion de se réhabiliter devant l’histoire, qui exige chez les souverains des qualités éminentes, car il montra dans ce moment suprême un admirable courage ; il sut mourir en roi très chrétien.

Dès la réunion des états-généraux et même auparavant, M. Mollien, qui prévoyait de grands malheurs, au débordement desquels il ne pouvait opposer que des vœux, n’avait plus qu’un désir, celui de la retraite. les derniers traités passés avec les compagnies financières chargées de la perception des revenus de l’état furent résiliés par force majeure, Les approvisionnemens dont s’alimentaient les monopoles du sel et du tabac avaient été pillés dans plusieurs villes ; la perception était troublée partout où elle n’était pas suspendue. La contrebande à main armée supprimait les douanes intérieures ; le recouvrement ne se maintenait qu’à Paris, grâce à l’enceinte nouvellement bâtie. M. Mollien crut qu’avant de se retirer, il avait un devoir à remplir ; il jugea qu’il lui appartenait de veiller à ce que la résiliation des traités de finances auxquels il avait pris une part active se fît équitablement, et de garantir, autant qu’il dépendait de lui, de toute atteinte les intérêts privés qui s’y trouvaient engagés. Après s’être acquitté de cette tâche, il voulait quitter Paris et s’éloigner de toute fonction publique. Sur les instances d’un de ses collègues qu} venait d’être appelé au ministère des finances, M. Tarbé, il accepta la place de directeur de l’enregistrement et des domaines à Évreux. Il y resta jusqu’aux événemens du 10 août, à la suite desquels il fut destitué comme un modéré peu affectionné pour la révolution, ce qu’il était effectivement.

Ayant ainsi retrouvé sa liberté, autant que ce mot peut s’appliquer à la condition des citoyens français à cette époque terrible, M. Mollien se mit à la tête d’une filature de coton qu’un de ses parens venait d’élever en Normandie. Quand un homme est destiné à marquer dans l’histoire de son pays, rien n’est insignifiant dans sa vie ; chacune de ses tentatives, chacune des phases successives de son existence a une signification, et peut devenir pour sa patrie le germe de faits importans. Supposez que Colbert n’eût pas été dans sa jeunesse un des commis de la maison Mascrani, et qu’il ne se fût pas ainsi familiarisé avec les habitudes du grand négoce et avec les règles d’une gestion précise et ponctuelle, comme l’aiment et la pratiquent les bons commerçans : il est probable que plusieurs des horizons où son activité s’est déployée fort heureusement pour le pays eussent été fermés pour lui, et il est certain qu’il eût été moins habile à gouverner les finances publiques. De même il a été avantageux à la France que la carrière administrative de M. Mollien ait été brusquement interrompue par la révolution, et qu’il ait été pendant quelque temps manufacturier et commerçant. C’est par là qu’il développa son aptitude à traiter avec les hommes d’affaires, et qu’il se trouva tout prêt ensuite à faire un excellent ministre du trésor ; c’est par là qu’il put apprécier à toute sa valeur la méthode de comptabilité en usage dans le commerce, et que, faisant un retour sur ce qu’il avait vu dans l’administration des finances, il reconnut la possibilité d’en faire l’application aux comptes de l’état.

Pendant qu’il vaquait à ses nouveaux travaux avec zèle et succès, il reçut du ministre des finances, qui était alors Clavière une lettre par laquelle il était prié de se rendre à Paris. Cette lettre fut suivie d’une seconde plus pressante ; c’était en plein 1793, mais avant que le tribunal révolutionnaire n’eût commencé à frapper l’élite de la société française avec la rage des furies. Clavière, qu’il n’avait jamais connu, s’efforça de le déterminer à rentrer dans les fonctions publiques. Il lui dit que sa destitution avait été l’effet d’une de ces mesures précipitées qui suivent les grands mouvemens politiques, que le gouvernement réclamait le concours des hommes exercés aux affaires, qu’on voulait s’entourer de personnes probes, capables de résister aux entreprises d’un parti violent qui ne savait pas s’arrêter dans la démolition, et qui ne cherchait des appuis que parmi les brigands ; qu’une partie de la convention était réunie au ministère contre cette faction ; que le moment était venu de choisir entre ceux qui se proposaient de fonder la république sur des lois protectrices des propriétés et des personnes, et ceux qui ne voulaient gouverner que par des confiscations et des supplices. Ce langage, qui fait honneur à Clavière, resta cependant sans effet sur M. Mollien, soit à cause de la répulsion insurmontable qu’il éprouvait pour la politique suivie depuis 89, soit parce qu’il jugeait qu’il n’y avait rien à tenter de sérieux tant que le torrent révolutionnaire serait déchaîné. Il déclina donc l’offre dont il était l’objet, et, en sortant du cabinet de Clavière, il retourna sans attendre un instant à sa manufacture. Il ne devait pas y rester longtemps.

Quand un homme est destiné à occuper une position supérieure, il n’est pas inutile qu’il traverse quelques-unes de ces rudes épreuves où l’âme reçoit une forte trempe. Le moment était venu où M. Mollien allait en effet être rudement éprouvé. Sous la terreur, il fut arrêté et traîné à Paris dans la même prison et pour le même motif que les fermiers-généraux. Ceux-ci étaient à ce moment les victimes de la bassesse d’un misérable, ou plutôt de l’envie qui s’attachait alors à la richesse et à tous les genres de supériorité sociale, car le scélérat qui se porta leur accusateur ne fit que fournir un prétexte à la passion du jour. C’était un nommé Gaudot, ci-devant receveur des droits d’entrée à Paris, au port Saint-Paul, qui avait été chassé et poursuivi pour des malversations considérables : il avait soustrait de sa caisse 2 ou 300,000 francs. Échappé, à la faveur de la tour mente révolutionnaire, de la prison où la justice le détenait, il avait voulu faire disparaître les preuves accusatrices qui se trouvaient réunies tant au greffe de la cour des aides que dans l’ancien bureau de M. Mollien et à la ferme-générale. Il imagina donc de déclarer qu’il avait à faire contre les fermiers-généraux des révélations dont l’effet serait la récupération par le trésor de centaines de millions. Par cet artifice grossier, il réussit à se faire ouvrir les dépôts où il voulait fouiller. Il en enleva tout ce qui établissait ses soustractions, et dans ses perquisitions, ayant rencontré la correspondance de M. Mollien avec plusieurs fermiers-généraux à son sujet, il l’avait englobé dans la dénonciation. C’était pourtant M. Mollien qui originairement Savait fait admettre à la ferme-générale, sur la recommandation de MM. de Vergennes et d’Ormesson.

On avait eu la barbarie d’incarcérer les fermiers-généraux dans l’hôtel des fermes, qui avait été témoin de leur grandeur et de leur opulence, et qui leur appartenait encore. Presque tous les jours, entre deux et quatre heures, les cris de la populace qui insultait sur leur passage les condamnés qu’on traînait au supplice venaient retentir dans la partie de la prison qu’habitait M. Mollien. Il pensait que sous quelques jours il allait être l’objet de ces outrages. Les circonstances d’une pareille mort se présentaient à son imagination comme une torture, malgré le bel exemple de résignation que lui donnaient ses compagnons de captivité. De concert donc avec un autre captif, M. de Boulogne, il se procura, il en fait l’aveu dans ses Mémoires[5], une assez forte quantité d’opium. Ils allèrent confier leur projet à Lavoisier, qui leur montrait beaucoup d’amitié, et ils lui offrirent le partage d’une mort qui du moins serait libre ; mais à leur proposition, cet homme, qui n’était pas moins remarquable par sa force d’âme que par ses lumières, répondit en ces termes : « Je ne tiens pas plus que vous à la vie, j’ai fait le sacrifice de la mienne ; mais pourquoi aller au-devant de la mort ? Serait-ce parce qu’il est honteux de la recevoir par l’ordre d’un autre, et surtout par un ordre injuste ? Ici l’excès même de l’injustice effacé la honte. Nous pouvons tous regarder avec confiance et notre vie passée et le jugement qu’on en portera peut-être avant quelques mois. Nos jugés ne sont ni dans le tribunal devant lequel nous allons comparaître, ni dans la populace qui nous insultera. C’est comme une peste qui ravage la France ; elle frappe du moins ses victimes d’un seul coup. Elle est près de nous atteindre, mais il n’est pas impossible qu’elle s’arrête au moins devant quelques-uns de nous. Nous donner la mort serait absoudre les forcenés qui nous y envoient. Pensons à ceux qui nous ont précédés ; ne laissons pas un moins bon exemple à ceux qui nous suivent. »

À peine Lavoisier avait prononcé ces paroles, que des membres de la commune de Paris, escortés de gendarmés et amenant des chariots couverts, se présentèrent à l’hôtel des fermes pour en extraire les prisonniers, afin de les envoyer au tribunal révolutionnaire. Ils firent procéder à l’appel par le concierge, suivant l’ordre des écrous. Les détenus étaient réunis devant le guichet de la prison. Dès que quatre avaient été nommés, quatre gendarmes s’en emparaient et les conduisaient dans les chariots couverts qu’ils refermaient sur eux. Un contraste remarquable, et qui preuve l’ascendant de la vertu sur les âmes les plus grossières, c’était l’émotion des guichetiers, qui fondaient tous en larmes, à côté du calme que conservaient et les prisonniers qu’on enlevait et ceux qui attendaient le même sort. Dans l’espace d’une heure, vingt-quatre des malheureux compagnons de M. Mollien avaient ainsi passé le seuil de la prison, et le concierge suivait d’un œil triste chaque enlèvement, tandis que les officiers municipaux buvaient et vociféraient. M. Mollien était au, milieu des huit fermiers-généraux restans (il ne devait être appelé qu’après eux, parce que son écrou était le trente-troisième), lorsque le concierge, s’approchant de lui et le poussant vers l’intérieur de la prison, lui dit à voix basse : « Rentrez, vous n’avez rien à faire ici. » Il n’eut que le temps de jeter un dernier regard sur ceux dont il allait être séparé, et de les voir sourire encore à l’espérance de son salut. La porte de sa prison se referma à l’instant sur lui, et il se retrouva dans la solitude. « Quelle solitude, dit-il[6], que celle d’une prison dans laquelle on va survivre à trente-deux innocens ! »

Les soins empressés et ingénieux du concierge réussirent à sauver M. Mollien malgré les efforts de Gaudot en personne. Enfin le 9 thermidor vint permettre à la France de respirer, et lui rouvrit à lui-même les portes de la prison.

Ses premiers soins furent d’aller embrasser son vieux père et de liquider ses affaires manufacturières, qui avaient souffert de son emprisonnement. Il n’arriva auprès de son père que pour recueillir son dernier soupir. Ce digne vieillard, pour qui la captivité de son fils, avait été une funeste secousse, n’eut que le temps de lui dire d’une voix presque éteinte : « Je ne puis pas, comme Épictète, me féliciter d’avoir assisté ici-bas à un beau spectacle, du moins dans les dernières années de ma vie ; mais je remercie Dieu de vous revoir. » Et il mourut en lui serrant la main.

L’honorable aisance dont M. Mollien aurait hérité était réduite presqu’à rien par la révolution. C’étaient des rentes foncières et d’autres créances, qui furent remboursées en assignats, c’est-à-dire avec une perte des quatre cinquièmes au moins. L’existence d’un manufacturier avait perdu l’attrait qu’elle avait eu pour lui, et il jugea qu’il attirerait trop les regards sur sa personne en restant à la tête d’un grand établissement. Il prit le parti de se consacrer à l’étude, et il choisit les finances publiques pour l’objet de ses recherches et de ses méditations.


II. — ÉTUDES FINANCIÈRES DE M. MOLLIEN SOUS LE DIRECTOIRE.

M. Mollien utilisa alors un pieux souvenir qui datait de son adolescence. Son père, à l’époque où il l’avait définitivement envoyé à Paris, avait eu avec lui un entretien où il lui avait donné des conseils qui devaient guider ses pas, et où il lui avait recommandé un ouvrage nouvellement publié en Angleterre : c’était l’œuvre immortelle d’Adam Smith, la Richesse des Nations. Cette mention particulière s’était gravée dans l’esprit de M. Mollien, qui était un excellent fils et qui avait pour son père toute la déférence que celui-ci méritait si bien. À Paris, il avait entendu dire le plus grand bien de ce livre aux amis qu’avait laissés Turgot en se retirant des affaires publiques ; il avait remarqué surtout que le vénérable et judicieux Malesherbes en parlait très favorablement. Par contre, il l’avait entendu dénigrer dans l’administration par les hommes de l’ancienne routine, qui se disaient si improprement de l’école de Colbert. Il avait vu aussi que M. de Vergennes, pendant une suite d’années l’homme le plus considérable des conseils de Louis XVI, penchait fortement du côté signalé par Adam Smith aux hommes d’état en matière de commerce international. Adam Smith fut donc le guide à la suite duquel M. Mollien fit de profondes études sur les finances.

Dans l’intervalle qui occupa les premières années du directoire, il se sentit, de même que beaucoup d’autres, attiré par une sympathie magnétique vers le jeune général qui, encore simple officier d’artillerie, avait, par ses dispositions habiles, déterminé la prisé de Toulon, et qui, après quelque temps, porté au commandement de l’armée d’Italie, s’y était montré aussitôt digne des plus grandes destinées. Ce n’était pas seulement par ses combinaisons militaires qu’il révélait son génie ; ce n’était pas seulement par ses victoires qu’il étonnait le monde et qu’il entourait d’un éclat inouï la révolution française. La France comptait d’autres grands généraux, moins grands que lui cependant, mais il se faisait une place unique dans les imaginations et dans les cœurs par la modération qu’il montrait en vers les Français réfugiés qu’il rencontrait inoffensifs, par la protection dont il entourait, en dépit des lois révolutionnaires, de pauvres prêtres fugitifs, par les égards qu’il se plaisait à témoigner au chef de l’église catholique, alors même que dans le style officiel de la révolution française on ne l’appelait plus que le prince-évêque de Rome. Il conquérait tous les suffrages par l’accueil qu’il faisait aux savans dont s’honorait l’Italie, par les conditions, jusqu’alors inconnues, qu’il insérait dans les traités, afin d’enrichir les musées de la France des plus beaux tableaux des grands maîtres et des statues les plus renommées que l’empire romain et la Grèce avaient léguées à l’Italie, ou encore par des actes tels que la fête qu’il avait trouvé le temps de faire célébrer par les soldats français en l’honneur de Virgile dans les plaines de Mantoue, où ce grand poète avait vu le jour. Quand M. Mollien le vit partir pour l’Égypte, il lui sembla que c’était le génie tutélaire de la patrie qui s’éloignait. À cette époque cependant, il n’avait eu aucune relation personnelle avec le général Bonaparte ; mais il voyait fréquemment deux savans illustres qui devaient l’accompagner sur les rives du Nil, Monge et Berthollet, et ses rapports avec eux étaient assez intimes pour qu’il pût se permettre de leur témoigner ses craintes, sur cette entreprise avec autant de bonne foi qu’ils en mettaient eux-mêmes à se féli citer de l’occasion qu’ils allaient avoir d’explorer, comme personne ne l’avait fait encore, non-seulement l’Égypte moderne des musulmans, mais, encore et surtout l’Égypte des pharaons. En recevant leurs adieux, il leur adressa ces paroles qu’ils lui rappelaient plus tard : « Celui qui vous conduit n’a fait encore ici que commencer son œuvre. Son absence va redevenir un temps d’épreuves. Je suis résolu de passer hors de France une grande partie de ce temps. Pendant que vous visiterez en Égypte les monumens des temps anciens, je tacherai d’observer dans les pays que je parcourrai ceux des temps nouveaux qui peuvent être plus à notre usage, et quand nous nous reverrons, de meilleures chances pour la France seront revenues, je l’espère avec vous[7]. »

Il se détermina en effet, fidèle à sa pensée de poursuivre jusqu’au bout ses études financières, à aller parcourir en observateur la Grande-Bretagne, qui est le pays dont tous les autres, bon gré mal gré, se font les imitateurs en finances, parce que c’est celui où ces sortes d’affaires sont traitées avec le plus de raison pratique et de la manière la plus conforme à l’intérêt collectif de la société ; mais la France était vis-à-vis de l’Angleterre à l’état de guerre acharnée, et M. Mollien, dans son désir de visiter la Grande-Bretagne, tenait cependant à éviter qu’en son absence on le dénonçât comme émigré. Il lui était impossible d’avoir des passeports : il n’avait aucun prétexte pour en demander, aucun ami parmi les agens du gouvernement pour en obtenir, et il jugeait prudent de ne mettre personne dans sa confidence. Il sortit d’embarras par l’expédient que voici : il y avait à Mayence un administrateur des douanes françaises qui lui devait quelque reconnaissance, et qui lui en avait donné des preuves pendant son emprisonnement à l’hôtel des fermes ; il lui demanda la commission d’un emploi modeste dans son administration, et ce fonctionnaire, se comportant en véritable ami, eut la discrétion de la lui expédier sans lui faire une seule question. M. Mollien partit pour Mayence vers la fin de l’année 1798. Il trouva bientôt un prétexte d’absence : il laissa croire que quelques affaires l’appelaient dans les provinces intérieures de l’Allemagne, passa le Rhin et exécuta son véritable dessein sans obstacle. Il parcourut la Hollande et l’Angleterre, le livre d’Adam Smith sous le bras. Ce fut, dit-il, mon seul compagnon de voyage. Avec cet interprète pour se rendre compte des faits qu’il observait, il sentit le cercle de ses idées s’élargir comme par enchantement.

La science des finances à la fin de l’ancien régime était une espèce d’arcane dont quelques empiriques prétendaient avoir seuls la possession. On s’estimait un financier alors qu’on avait la tête meublée de formules, et qu’on savait par cœur les chiffres du tarif des différentes impositions, et il faut convenir que c’était un mérite malaisé à acquérir que de se reconnaître dans cet amas indigeste de dispositions étranges, bizarres, contradictoires et variables de province à province. Toute idée élevée, et pour ainsi dire toute conception juste était bannie de cet obscur chaos qu’on osait appeler la science financière. On avait totalement perdu de vue les principes sur lesquels les impôts doivent être assis pour être supportables ; On ne s’inquiétait pas des relations nécessaires qui existent entre un bon système de contributions et la prospérité publique. On n’y tenait aucun compte de cette simple notion par exemple, qu’il est ruineux pour le fisc même que l’impôt soit exagéré au point d’empêcher la formation de la matière imposable, ou de la détruire quand elle est formée. L’abbé Terray, qui était l’auteur du dernier remaniement du système, avait, sans vergogne et sans jugement, outré la plupart des taxes de manière à les rendre accablantes et à provoquer les populations à s’y soustraire par la fraude, en attendant qu’elles le pussent par la force. Le despotisme, qui, sur le continent, s’était établi sur les débris de la féodalité, en avait conservé les pratiques brutales en matière d’impôt ; on se figurerait difficilement aujourd’hui la diversité des exactions auxquelles le contribuable du tiers-état, surtout le pauvre, était abandonné pieds et poings liés, sans que la loi lui ménageât un refuge quelconque pour se faire rendre justice. Il n’était plus permis, depuis l’abbé Terray, d’adresser sa plainte à l’intendant de la province ; il fallait envoyer sa supplique au conseil du roi, où l’on y répondait à la façon du cardinal Dubois, en jetant tout cela au feu, comme un importun bavardage. On avait supprimé depuis longtemps les garanties dont le principe était reconnu formellement dans le système féodal, à savoir que l’établissement d’un impôt suppose le consentement de la nation régulièrement exprimé par des assemblées. Encore si au vote de l’impôt par la nation, qui était aboli, on eût substitué du moins la publicité, tant pour les comptes des dépenses et des recettes que pour la répartition des contributions : avec cette pratique, si naturelle depuis la découverte de l’imprimerie, il y aurait eu un frein contre l’arbi traire dans la fixation des taxes imposées à chacun et contre la dissipation scandaleuse des deniers publics ; mais rien de pareil n’existait. Bien plus, sous le contrôleur-général Laverdy, un arrêt du conseil avait défendu absolument décrire sur les matières d’administration publique. En conséquence, en 1768, il y eut des gens condamnés à la marque et aux galères pour avoir vendu des brochures, parmi lesquelles l’arrêt mentionne l’innocente production de l’Homme aux Quarante Écus de Voltaire

À plus forte raison, les adeptes de cette école administrative et financière n’apercevaient ni les nouveaux élémens qui s’étaient fait jour dans la société et qui demandaient qu’on les ménageât, ni les besoins nouveaux qui se révélaient avec énergie. On n’y soupçonnait pas que le tiers-état, désormais instruit, éclairé et possesseur enfin d’une masse de richesses, ne pouvait plus être impunément foulé, vexé, violenté, puisqu’il avait la puissance matérielle et l’autorité morale qui lui étaient nécessaires pour obtenir la sécurité et le respect auxquels il avait droit. Les pratiques administratives et financières qui étaient en vigueur en France et à peu près dans tous les autres états tenaient dans la servitude une bonne partie des forces vives de la société, dont la libre mise en œuvre était pourtant la condition de l’ordre social. L’exercice de l’industrie, l’esprit d’entre prise, l’initiative privée des hommes intelligens et le bon emploi des capitaux étaient indéfiniment entraves par l’élévation des tarifs d’impôt, par les règlemens de fabrication, par les privilèges et les monopoles. en un mot, le système financier et administratif que la révolution de 1789 avait trouvé en possession d’état, tant en France que dans tout le reste de l’Europe continentale, était un défi au sentiment de la liberté et de la dignité de l’homme, un attentat permanent contre le principe de la propriété. Le livré d’Adam Smith, relu en pleine Angleterre, devait être une révélation et un ravissement pour un excellent esprit comme M. Mollien, qui non-seulement avait vu appliquer, mais avait été obligé de mettre en activité lui-même les règles financières en honneur dans l’officine des contrôleurs-généraux. Dans ces conditions, la méditation de cette œuvre admirable avait produit sur lui une impression semblable à celle qu’éprouverait un homme qu’on tirerait d’une caverne ténébreuse, humide et mal saine, pour le faire jouir du spectacle d’une belle nature et du grand soleil.

Le mérite de la Richesse des Nations, ainsi que son parfait à-propos alors, et je demande la permission d’ajouter aujourd’hui encore sur plus d’un point important, consistaient en ce que Smith y a appliqué, avec la solidité et la modération de son esprit étendu et observateur, à un ordre de faits spéciaux, mais considérables, — celui des faits économiques,— les grands principes du droit public moderne, ces nobles pensées de la liberté et d’une justice égale pour tous que l’Angleterre connaissait déjà, et que la France allait élever bien haut, comme un signe de ralliement et comme un fanal pour tous les peuples. Adam Smith a tracé dans la Richesse des Nations les règles fondamentales d’après lesquelles doivent être établies les relations entre les hommes, lorsqu’il s’agit de la production et de la distribution de la richesse, c’est-à-dire lorsqu’ils se livrent aux opérations diverses de l’industrie agricole et manufacturière ou du commerce. Il a indiqué la nature des rapports qui doivent exister entre les gouvernemens et les particuliers en matière d’intérêts positifs, c’est-à-dire en tout ce qui touche à l’industrie et en tout ce qui concerne les impôts. La science économique, telle que l’enseigne Adam Smith, assigne aux attributions de l’autorité, à l’égard de l’industrie, des limites que l’on ne peut transgresser sans causer du dommage à l’intérêt collectif de la société autant qu’aux intérêts privés, et sans commettre un excès de pouvoir, et en cela elle part exactement des mêmes principes en vertu desquels, d’une manière générale en politique, au-delà d’un certain point l’intervention du gouvernement est réprouvée sous la dénomination de despotisme. À ce titre, l’économie politique repousse le système réglementaire, c’est-à-dire le régime selon lequel l’autorité s’immiscerait à prescrire directement ou indirectement, dans la fabrication et la production, les méthodes à suivre ou les procédés à employer. Elle considère et traite l’esprit d’initiative individuelle librement manifesté comme un des principaux mobiles de la création de la richesse, sinon comme le principal, de même que la politique investit l’individu de droits étendus, lui ouvre une vaste sphère d’activité, et va jusqu’à lui déférer une part de souveraineté dans la gestion ou le contrôle des affaires publiques. L’économie politique consacre la liberté du travail, ou le libre exercice Les facultés de chacun dans le domaine de l’industrie, ou encore la concurrence, par la même raison d’après laquelle la politique reconnaît la liberté individuelle, la liberté de conscience et la liberté du domicile, à savoir que dans les sociétés modernes, par l’effet de la règle intérieure que l’éducation chrétienne a établie dans les consciences, l’individu est en état de comprendre la portée de ses actes et d’en supporter la responsabilité infiniment mieux que dans les sociétés antiques.

L’économie politique enseigne le respect de la propriété comme une des consécrations les plus indispensables de la liberté personnelle, ou, pour mieux dire, elle ne sépare pas l’une de l’autre. À ses yeux, toutes les formes de la propriété, du moment qu’elles sont acquises légitimement, sont également dignes de la protection des lois et du respect des hommes. En cela, elle est plus large et plus avancée que la doctrine, jadis dominante et aujourd’hui encore fort accréditée près d’un bon nombre d’esprits, que la propriété territoriale occupe un rang à part, qu’elle est celle dont la possession est noble par exemple, tandis que l’exploitation de la richesse mobilière par les voies du commerce ou des arts industriels serait quelque chose de vil ou tout au moins de subalterne. L’économie politique range dans la propriété tout ce que l’intelligence et la prévoyance humaine parviennent à créer et à s’approprier pour notre usage ; elle assimile même les facultés intellectuelles à la propriété, et considère les connaissances acquises ainsi que l’expérience comme un capital. Par ces manières de voir sur la propriété, l’économie politique indique à la, législation des perfectionnemens qu’elle doit rechercher, car on a dit avec raison qu’on pouvait mesurer la civilisation d’un peuple au soin que les lois et les mœurs apportent à garantir la propriété, sans faire de différence entre les modes divers sous lesquels elle se présente.

L’économie politique repousse les monopoles commerciaux et les privilèges industriels par les mêmes motifs qui, aux yeux de la politique moderne, recommandent le principe de l’égalité devant la loi. De même que la politique condamne les immunités que s’attribuaient les ordres privilégiés, les tributs qu’ils se faisaient servir par la masse des citoyens composant le tiers-état, et qu’elle en flétrirait le renouvellement comme une monstruosité ; de même que, suivant les principes du droit public moderne, toute redevance à la charge des contribuables, qui serait établie au profit d’un particulier ou de plusieurs, sans qu’elle fût justifiée par un service équivalent, ne saurait, de quelques dehors qu’on la veuille affubler, être considérée que comme une de ces deux choses : une exaction incompatible avec l’es prit du temps, ou une charité publique dans le genre de la taxe des pauvres, — de même une politique commerciale qui, par le moyen de la prohibition douanière ou de droits de douane élevés, aurait cet effet que des manufacturiers ou d’autres producteurs obligeassent le public à leur payer, pendant une durée indéfinie, leurs produits plus cher qu’ils ne valent sur le marché général du monde, serait radicalement inconciliable avec les droits des citoyens.

Au point de vue de l’économie politique, l’état, lorsqu’il lève des taxes, n’agit que comme un associé admis au partage des revenus en proportion du contingent de services qu’à fournit lui-même. En d’autres termes, l’impôt n’a sa raison d’être que dans l’utilité publique de l’emploi qu’on en fait, et il a sa mesure sacramentelle dans ce qui est strictement nécessaire pour payer honnêtement les services dont la communauté a profité, ou pour rembourser les avances qu’elle a reçues.

Selon elle encore, l’état, tout placé qu’il est dans une sphère supérieure, n’occupe cependant pas une sorte d’olympe où il puisse se soustraire aux lois tracées à l’homme pour la distinction du bien et du mal. Il n’y a pas deux sortes de probité, l’une à l’usage des particuliers, l’autre pour la convenance propre de l’état. Un gouvernement est tenu de faire honneur à ses engagemens et de respecter sa parole, en matière de contrats et de marchés comme partout, avec la même ponctualité et dans la même plénitude que les simples citoyens. L’échéance venue, s’il atermoie, il est dans le même cas que le particulier qui suspend ses paiemens et se met en faillite. Si, la somme une fois convenue, il la réduit arbitrairement et de vive force, il commet, sous une autre forme, le même acte pour lequel les individus sont traduits devant les tribunaux sous la prévention de s’être emparés du bien d’autrui.

Un des plus grands services qu’Adam Smith ait rendus a été de montrer en quoi consiste véritablement la richesse de la société. Avant lui, la notion qui avait cours et qui dominait faisait résider la richesse des nations dans le montant de la masse d’or et d’argent qu’elles possèdent. De là, par une déduction toute naturelle, il suivait que la richesse d’un peuple ne diminue pas, pourvu qu’il ne sorte pas un écu de chez lui, ce qui conduisait à penser que le genre et la quotité de l’impôt sont des circonstances indifférentes au point de vue de la richesse collective de la société, de même ; au surplus, que l’abondance ou la rareté des matières premières et des produits. Dans ce système en effet, du moment qu’il ne s’en irait pas une pièce d’or ou d’argent, la richesse du pays resterait absolument la même. Doctrine étrange, dont le moindre raisonnement fait justice, car qu’est-ce que la monnaie, sinon un instrument d’échange, un mécanisme servant à opérer la transmission de la richesse d’une main à une autre, une chose faisant partie de la richesse, comme toutes les marchandises servant aux besoins des hommes, tels que les approvisionnemens de denrées ou de productions manufacturières, ou de métaux quelconques, ou, mieux encore, les machines et les appareils employés dans les arts industriels ? Sophisme dangereux, qui, s’il était admis, obligerait à croire que le plus ou moins de perfection des procédés de l’ensemble des branches de l’industrie n’enrichit la nation qu’autant qu’on ferait servir le perfectionnement à déterminer une importation inusitée d’or et d’argent ; mais aussi paradoxe commode pour réconforter la conscience troublée dès princes prodigues ou des ministres incapables et prévaricateurs, et pour réconcilier l’âme des courtisans avec leur propre acidité ! Le fait est que l’or et l’argent monnayés que renferme un pays ne sont guère plus la richesse de la société que les charrettes qui transportent les gerbes de blé des champs à la grange ne sont la récolte.

Sur les pas d’Adam Smith, on arrive à une notion bien différente de la richesse. L’espèce humaine, qui primitivement n’avait qu’un petit nombre de besoins, va sans cesse en contractant de nouveaux, parce que, dans son développement, elle conçoit sans cesse de nouveaux moyens d’exercer ses facultés. Afin de satisfaire ces besoins, elle a pour matériaux toutes les substances que la planète lui offre, disséminées et brutes, à sa surface et dans ses flancs, pour instrumens actifs ses propres muscles et les forces tant inanimées qu’animées de la nature, qu’elle courbe sous sa loi, le tout mis en œuvre par la puissance de sa volonté et les lumières de son esprit. C’est ainsi qu’elle se nourrit, se vêtit et se loge, qu’elle contente plus ou moins ses désirs raffinés, le goût du luxe, l’amour des arts, et qu’elle répond à l’appel de toutes ses facultés ; c’est par là qu’elle subvient à tous les services que les hommes se rendent à eux-mêmes ou entre eux. La richesse tangible de la société, qui se compose de l’ensemble des richesses particulières, avec ce que l’état peut posséder en propre, embrasse cette variété infinie d’articles suscités ainsi pour répondre à nos besoins, avec tous les instrumens et moyens qui concourent à les créer, en tant que ces agens divers peuvent être possédés, y compris la terre elle-même. Tous les ans, les hommes, par l’emploi qu’ils font de ces objets divers, détruisent une masse immense de richesses, ou, s’ils ne la détruisent, l’usent partiellement. Tous les ans aussi, ils la refont par leur travail agricole, manufacturier et commercial. De ce travail résulte une production annuelle qui est le revenu brut de la société. Là-dessus l’état prélève pour les besoins généraux de la nation, et les localités pour les besoins communs à leurs habitans, une certaine dîme : c’est l’impôt. Il suit de la qu’il existe un lien intime et une action réciproque entre les revenus publics et les revenus privés. C’est une obligation pour les gouvernemens de ne pas demander aux particuliers au-delà de la part dont ils peuvent faire l’abandon sans éprouver un grand dommage, et de s’abstenir autant que possible de porter l’impôt au point où la matière imposable serait notablement atteinte, et où quelqu’un des organes industriels de la société serait vivement lésé.

Une autre conséquence, qui ressort des mêmes prémisses, c’est celle-ci : le travail, étant le promoteur de la richesse, a droit au plus grand respect, au plus grands ménagemens, de la part des pouvoir publics. Il faut lui laisser toute sa spontanéité, tout le ressort que peut lui donner l’esprit d’entreprise individuelle ou collective.

Sans pousser plus loin ici l’analyse des idées dont Adam Smith a été l’habile et sage interprète, quand il ne les à pas puisées en lui-même, je ferai seulement cette observation, que ces idées étaient en si parfait accord avec les principes de 89, qu’on vit les premiers législateurs de la révolution française se les approprier aussitôt, comme si c’eût été leur bien propre. Ainsi l’assemblée constituante s’empressa d’abolir le système réglementaire formulé par les corporations, les maîtrises et les jurandes, et par les règlemens de fabrication, et de donner pour base à l’organisation industrielle l’esprit d’entreprise individuelle et, le principe de la concurrence. Quand il s’agit de déterminer la politique, commerciale que suivrait la France à l’égard de l’étranger, la même assemblée adopta un tarif de douanes qui était fort peu restrictif, beaucoup moins que le tarif actuel des douanes françaises par exemple, et qui notamment laissait libre l’importation de la plupart des matières premières et des denrées de consommation usuelle. Déjà, au surplus, Turgot avait supprimé les maîtrises et les jurandes par un édit que le gouvernement avait commis la faute de révoquer dès que cet illustre homme d’état eut quitté le pouvoir. De même, et aussi à la voix de Turgot, le principe de la libre circulation des grains avait été posé avant 1789. À l’égard des impôts, l’assemblée constituante, dans un document qui mérite d’être cité par l’histoire, la déclaration du 4 juin 1791, a tracé un système qu’elle s’est proposé surtout de rendre conforme aux principes de liberté et d’égalité, et cette déclaration, dont les traits généraux se rapprochent pour la plupart de la doctrine d’Adam Smith, est le point de départ de la constitution financière de la France actuelle.

M. Mollien puisa dans la Richesse des Nations, expliquée et commentée par son voyage en Angleterre, un ensemble d’idées dont il avait le pressentiment inné. On remarque, en lisant ses Mémoires, qu’il en retira surtout un sentiment très profond du respect de la propriété. Je ne crois pas qu’on puisse citer un autre ouvrage où ce sentiment soit plus nettement empreint et développé d’une manière plus heureuse. Comme l’auteur est placé naturellement au point de vue de l’administration des finances, il exprime avec une grande force les devoirs que le gouvernement doit observer envers la propriété, soit qu’il s’agisse d’établir ou de recevoir l’impôt, soit qu’il ait à compter avec les créanciers de l’état. Sur le sujet de la propriété en général, il a tracé des pages éloquentes, et pour en recommander le respect, il a imaginé des formules neuves. « La propriété, dit-il, est le premier des organes du corps social : c’est lui qui donne le mouvement à toutes les autres parties. Cet organe est aussi le plus irritable, sa sensibilité est si délicate et si expansive, que la lésion qu’il éprouve sur un point se communique à tous les autres et met le corps entier en souffrance, parce qu’il est en péril[8]. » Il dit encore : « La garantie de la dignité de l’homme n’est que dans l’indépendance où il sait se placer pour les besoins auxquels la nature le condamne. Il n’acquiert cette dignité que par la propriété ; il ne la conserve qu’avec elle. Il faut conséquemment que l’indépendance de la propriété soit préalablement assurée pour que l’indépendance des personnes ait un commencement de garantie. L’instinct de la propriété révèle, par exemple, qu’exproprier par l’abus de la force publique, c’est rendre légal le vol à main armée ; que confisquer les biens des condamnés, c’est porter nécessairement la peine au-delà du crime, car la propriété ne peut jamais être considérée comme complice des personnes ; les hommes n’en sont que les dépositaires ; la loi de l’hérédité ne doit pas dépendre de leur genre de vie ni de leur genre de mort. Eh ! que deviendraient les droits du trône et les garanties que donne la royauté, si le titre héréditaire du fils d’un mauvais prince pouvait être contesté ? »

Ailleurs M. Mollien attribue le mécontentement général d’où sortit la révolution à ce que la propriété, dans ses divers aspects, ne trouvait plus que des hasards dans ses rapports avec le gouvernement. « On était réduit, dit-il, à calculer les chances d’un contrat fait avec les ministres comme celles d’un prêt à la grosse aventure. La propriété était tenue dans une perpétuelle inquiétude par l’arbitraire des impôts, l’exercice du droit de propriété était gêné par une législation abusive sur l’industrie ; or il n’y avait plus alors de gouvernement en Europe qui pût résister longtemps au ressentiment de la propriété longtemps blessée[9]. Et plus loin : « Si une grande monarchie, incertaine sans doute dans ses principes, mais du moins modérée dans ses commandemens, a péri, ce n’est pas parce qu’elle avait été attaquée par des métaphysiciens politiques et des pamphlétaires : c’est surtout parce qu’au moment de cette attaque, la propriété presque tout entière s’était désintéressée de sa cause, fatiguée depuis un siècle de ce que le trésor public demandait toujours plus et restituait toujours moins. »


III. - LE CONSULAT.

Rentré dans sa patrie après son excursion clandestine en Angleterre, M. Mollien était encore à méditer sur ce qu’il avait vu et appris dans ce voyage et dans la compagnie du livre d’Adam Smith, lorsque la révolution du 18 brumaire vint changer complètement l’état des affaires, en substituant un gouvernement régulier aux gouvernemens révolutionnaires qui s’étaient succédé jusque-là, et lui ouvrit à lui-même un nouvel avenir.

Les gouvernemens révolutionnaires sur les ruines desquels s’asseyait le consulat avaient réussi à sauver l’indépendance nationale, menacée du plus odieux des attentats en 1792. Non-seulement ils avaient repoussé les assauts de l’étranger, mais, prenant l’offensive à leur tour, ils avaient porté la guerre loin des frontières, au sein des états qui attaquaient le pays, et à la faveur de l’enthousiasme dont la nation était enflammée, ils avaient fait de vastes conquêtes. La France, sous leur main, s’était étendue jusqu’à ce qu’on appelait ses limites naturelles, les Alpes et le Rhin. Cependant au 18 brumaire la force d’agression de la France était épuisée. Après avoir eu l’habitude des plus beaux triomphes, elle reculait de revers en revers, et il fallait songer de nouveau à défendre le sol de la patrie. La brillante victoire remportée par Masséna à Zurich, les avantages signalés que Brune avait obtenus sur les Anglo-Russes en Hollande, étaient des haltes dans l’adversité. Les coalisés pouvaient se flatter de réduire enfin la révolution après avoir tant de fois tremblé sous ses coups. Dans les batailles qui ont la mer pour théâtre, on a vu quelquefois un vaisseau entoure de bâtimens ennemis, recevant leurs bordées incessantes, obligé en même temps de lutter contre l’incendie qui lui dévorait les flancs, et cependant, contre ces périls conjurés, faisant une énergique contenance. La république française, sous les gouvernemens révolutionnaires, avait été dans cette attitude héroïque, mais impossible à soutenir au-delà d’un peu de temps. Il lui fallait un génie puissant et organisateur qui eût la force et l’habileté nécessaires pour éteindre l’incendie intérieur, et qui, concentrant dans sa main tous les courages et toutes les ressources, les opposât avec avantage aux formidables attaques du de hors. Elle venait de le trouver dans le vainqueur de Montenotte et de Rivoli, le négociateur heureux de Campo-Formio, revenu de l’Orient -avec le prestige de nouvelles et merveilleuses victoires.

Les gouvernemens révolutionnaires n’avaient pas eu de finances. Ils avaient vécu, la convention de la vente des biens nationaux provenant de la confiscation des propriétés des émigrés et du clergé, le directoire de la banqueroute. D’excellens principes avaient été posés cependant, nous l’avons dit, dès la constituante, puis sous le directoire, par une meilleure rédaction des lois organiques de l’impôt, on avait commencé la préparation d’un meilleur avenir pour le trésor public ; mais on était bien loin du but encore, surtout en ce qui touche le mode de perception- Le recouvrement était fort en arrière, et on ne savait comment l’opérer. De là une pénurie indicible. L’armée était sans solde, les fonctionnaires sans traitement. Quand le directoire fut renversé, il y avait dix mois que les bureaux des ministres ordonnateurs n’avaient eux-mêmes rien touché. Une multitude d’ordonnances délivrées aux, créanciers de l’état demeuraient sans être acquittées, par conséquent tous les services publics étaient en souffrance. Les rentiers auxquels on venait d’infliger la banque route des deux tiers ne recevaient rien sur le tiers consolidé ; en con séquence le 5 pour 100 était coté à 10, c’est dire que le gouvernement était complètement dépouillé de l’aide du crédit.

Les choses en étaient à ce point que l’on avait vu un des ministres, celui de la guerre, outré des refus que rencontraient ses demandes de fonds, entrer, l’épée à la main, dans le cabinet de son collègue des finances, qui n’y pouvait rien, pour le forcer à lui en ordonnancer. Ce trait suffirait à prouver non-seulement ce que dit le duc de Gaëte dans ses Mémoires, « qu’il n’existait réellement plus vestige de finances en France[10], » mais encore qu’il n’y restait plus rien qui ressemblât à un gouvernement régulier.

Le 20 brumaire, quand l’ancien premier commis Gaudin, nommé ministre des finances, eut été installé, il trouva dans la caisse du trésor 167,000 francs, reliquat d’une avance de 300,000 qu’on avait obtenue la veille. C’est avec cette misérable ressource que commença le gouvernement consulaire. Le premier consul, qui avait fait son apprentissage administratif en pourvoyant à l’existence des armées hors du territoire de la république, se montra aussitôt vivement préoccupé du soin des finances. Il pensait comme le cardinal de Richelieu, qui s’est exprimé en ces termes : « .On a toujours dit que les finances sont les nerfs de l’état, et il est vrai que c’est le point d’Archimède qui, étant fortement établi, donne moyen de mouvoir tout le monde. — Un prince nécessiteux ne saurait entreprendre aucune action glorieuse, et la nécessité engendrant le mépris, il ne saurait être en cet état sans être exposé à l’effort de ses ennemis et aux en vieux de sa grandeur[11]. »

Le premier consul se fit donc immédiatement un plan de finances. Il jugea que le mieux était de ne pas innover une fois de plus en matière d’impôts et de s’en tenir à ceux qu’on trouvait en vigueur. C’était un système d’impositions que la constituante avait établi un peu précipitamment, mais en ayant pour se guider dans le tourbillon le désir d’être équitable et la ferme volonté de ménager la liberté des citoyens. On l’avait maintenu depuis avec quelques additions de médiocre importance, et des changemens, relatifs à l’assiette et à la répartition, qu’on ne pouvait qu’approuver, un rapide examen persuada le premier consul qu’en le maniant convenablement, il en retirerait ce qui était indispensable aux besoins de l’état ; il ne restait qu’à améliorer le mécanisme de la pompe aspirante, c’est-à-dire à adopter un bon mode de recouvrement.

Par conséquent la principale masse des rentrées du trésor devait provenir des quatre contributions qui sont dénommées directes, à savoir la contribution foncière, qui était et qui est encore la principale, la contribution personnelle et mobilière, la contribution des patentes, et celle des portes et fenêtres. Cette dernière était une imitation de l’Angleterre, et datait seulement du directoire. On espérait pour l’an VIII 260 millions environ de ces quatre contributions. Les revenus indirects, qui venaient s’y ajouter, étaient fort modiques ; l’assemblée constituante, par une erreur regrettable, avait totalement aboli les impôts sur les boissons, et l’impôt du sel avait succombé sous l’indignation générale provoquée par les vexations dont il était l’occasion. Monsieur, frère du roi, quand il avait, dans l’assemblée des notables, qualifié la gabelle d’infernale, avait exprimé, sans l’exagérer, le sentiment public. Restaient donc les droits de timbre et d’enregistrement, les douanes, les postes, la loterie et un petit droit sur le tabac. Les forêts de l’état devaient aussi offrir des ressources. C’est tout au plus cependant si l’on pouvait, avec toutes ces recettes réunies, espérer d’atteindre 400 millions. Je ne parle pas du droit des barrières sur les routes ; il était spécialement affecté à l’entretien de ces voies de communication, et il n’y suffisait pas. Un maximum de Ï00 millions, sauf les ressources extraordinaires, qu’il n’était pas facile d’imaginer de manière à ne pas obérer les contribuables, voilà tout ce dont on pouvait disposer pour ériger une administration et un gouvernement, faire le service d’une dette publique qui, malgré la réduction des deux tiers, restait considérable, et soutenir une guerre acharnée sur terre et sur mer ! Il est vrai que dans les budgets de ce temps-là les frais de perception sont laissés à l’écart, et ils représentaient alors une somme de plus de 100 millions. Le grand homme dans les mains duquel, selon l’expression de M. Mollien, tous les pouvoirs étaient d’eux-mêmes venus se réfugier sut trouver dans dès revenus aussi modiques le moyen d’accomplir au-delà même de ce qu’attendaient ses plus fervens admirateurs.

Le premier consul eut besoin de toute sa fermeté pour résister à l’établissement de tout impôt par-delà ceux qui étaient en activité le 18 brumaire. Le ministre des finances, Gaudin, fit les plus grands efforts pour obtenir qu’on revint à une taxe sur les boissons ; il alla jusqu’à offrir sa démission. Le premier consul fût inébranlable : à ce moment, tout impôt nouveau, et celui des boissons plus qu’un autre, lui semblait impolitique ; mais il se prêta avec empressement à tout ce qu’il fallait pour que les impôts rentrassent intégralement et sans retard. Ce sera dans l’histoire le titre de M. Gaudin d’avoir parfaitement rempli cette tâche. Il organisa une administration des contributions directes qui, dès le début, fonctionna d’une manière très satisfaisante. On était en plein dans l’an VIII. Il restait cependant à dresser trente-cinq mille rôles sur l’an VII, et les rôles de l’an VIII, qui auraient dû être achevés depuis plusieurs mois, n’étaient pas commencés. En moins de six semaines, l’organisation nouvelle exista partout et fonctionna avec efficacité. Peu de temps après, on avait non-seulement les trente-cinq mille rôles arriérés de l’an VII, mais encore tous ceux de l’an VIII, et l’on se mit à ceux de l’an IX, de telle façon qu’ils purent être mis en recouvrement dès le premier jour.

Ces heureux résultats furent obtenus principalement par l’effet d’un changement général introduit alors dans l’administration et dans la politique même. Une des plus fortes méprises des hommes qui avaient voulu réédifier l’état après avoir renversé l’ancien régime avait consisté dans la réaction qui annulait à peu près l’autorité centrale et abandonnait l’administration même des intérêts de l’état à des mandataires élus directement par la masse des citoyens, ou, ce qui était pis encore, à des conseils électifs, sur lesquels le gouvernement était sans action, et où il n’y avait de responsabilité individuelle pour personne. C’est avec cette exagération qu’on procède même chez des peuples éclairés, lorsque l’opinion a été trop longtemps contenue, et qu’on s’est obstiné à répondre par le dédain à ses justes réclamations. Dès qu’elle a trouvé enfin une issue par laquelle elle puisse réagir contre les abus invétérés, elle s’y précipite avec violence, et dans son emportement donne naissance à des maux non moins cuisans que ceux qu’on avait voulu guérir. On avait donc eu un gouvernement central frappé d’une paralysie d’où il ne sortait que pour faire des coups d’état qui étaient à recommencer toujours, et on n’avait pas eu d’administration. Les corps électifs auxquels on s’était remis du soin, d’administrer semblaient avoir pour principal souci de gagner cette popularité de mauvais aloi qui s’acquiert en esquivant ses devoirs quand ils exigent de la sévérité. Ainsi, en matière de contributions directes, la confection des rôles était confiée aux conseils municipaux, qui trouvaient commode de ne pas s’acquitter de ce devoir, sans qu’on eût contre eux un moyen de contrainte. Au 18 brumaire, l’expérience avait parlé haut ; ce débordement d’élections était jugé, et le moment était venu d’établir la règle que le soin d’administrer appartient au gouvernement ou à ses délégués, et que le rôle des corps électifs doit se borner à l’exercice d’un contrôle efficace. Malheureusement on alla au-delà de ce légitime partage d’attributions. Sieyès, proclamant la formule célèbre que la confiance doit venir d’en bas et le pouvoir d’en haut, fit adopter l’expédient des listes de notabilité, qui supprimait l’élection directe par les citoyens, non-seulement pour les fonctions publiques, mais même pour les deux corps politiques formant la représentation nationale, le corps législatif et le tribunat. La prérogative des citoyens se réduisit à composer trois longues listes échelonnées, dites de notabilité, dans lesquelles le gouvernement choisissait les fonctionnaires des communes, des départemens et de l’état, autant qu’il y était expressément astreint par la constitution, et c’était le cas seulement pour un fort petit nombre. Quant aux fonctionnaires de l’ordre administratif proprement dit ou de l’ordre financier, ils étaient à la nomination directe du premier consul. Le sénat puisait dans la troisième des listes, c’est-à-dire dans la moins nombreuse, sans être astreint à aucune règle que sa propre appréciation, les membres du corps législatif et du tribunat, ainsi que ceux du tribunal de cassation et de la commission de comptabilité, qui tenait lieu de cour des comptes.

En ce sens, le 18 brumaire mérite d’être qualifié de révolution plus qu’aucun des changemens politiques qui avaient suivi la prise de la Bastille. On se jetait ainsi brusquement d’un extrême dans l’autre, et quoique priver les citoyens de toute intervention sérieuse dans les affaires publiques soit dans ses effets immédiats un moindre mal que de les laisser s’y ingérer à ce degré que ce soit de l’anarchie, l’un n’est pas plus justifiable que l’autre au point de vue des principes. Ici l’on réduisait à un simulacre la représentation nationale, et l’on créait la dictature en la recouvrant d’un voile trop transparent pour que personne pût s’y méprendre. Il n’est pas superflu de dire qu’à cette énormité Napoléon fut complètement étranger ; elle fut tout entière l’œuvre de Siéyès, qui avait été chargé de préparer avec une commission spéciale la constitution de l’an VIII. Napoléon n’intervint dans cette œuvre que pour substituer à la combinaison chimérique de Siéyès, au sujet des attributions du chef de l’état, un arrangement qui en fît un pouvoir digne de ce nom, au lieu d’une ombre, jouet des autres pouvoirs et de sa propre vanité. Assurément. Napoléon avait le tempérament d’un dictateur ; il apportait la dictature partout où il apparaissait, puisque partout il exerçait un ascendant extraordinaire, et les volontés s’inclinaient devant la sienne. Les hommes impartiaux ajouteront qu’à ce moment la dictature était, de même qu’on l’avait vu autrefois dans la république romaine et depuis dans tous les pays libres, la condition du salut de la France, et celle de Napoléon devait être accueillie par les acclamations de l’immense majorité ; mais établir la dictature à poste fixe dans l’état et par un procédé tel que celui des listes de notabilité, c’était ou abuser d’une disposition passagère de l’opinion pour la tromper, ou être soi-même dupe d’un jeu de mots, et ni l’un ni l’autre ne pouvait convenir à l’esprit supérieur et au grand caractère de Napoléon. Les intelligences de cette portée et les personnages de cette stature méprisent les détours de cette espèce, et ne se laissent pas décevoir par de pareils semblans. Napoléon put trouver que l’expédient des listes de notabilité lui était, commode pour quelque temps, mais il n’en faisait aucun cas, et avant que trois ans se fussent écoulés, il voulut l’abolition des listes de notabilité et le retour à l’action des collèges électoraux pour la désignation des membres du corps législatif et du tribunat[12].

Son œuvre à lui, dans la politique inaugurée en l’an VIII, fut une autre innovation qui contribua, bien autrement que l’expédient des listes de notabilité, à écarter les obstacles du chemin du nouveau gouvernement : ce fut de répudier avec éclat l’esprit d’exclusion tyrannique avec lequel on avait gouverné depuis 1789. Pendant onze ans, le parti de la révolution, maître des affaires sous différens noms et toujours rempli de soupçons et de défiance, frappait de l’ostracisme quand ce n’était pas du glaive, tout ce qui ne lui appartenait pas, tout ce qui pouvait nourrir une pensée qui lui fût hostile. C’était un retournement violent et implacable des maux que le tiers-état avait si longtemps soufferts, et cette tyrannie nouvelle n’attaquait pas seulement les ci-devant privilégiés ; elle s’était étendue successivement à leurs adhérens et amis, à la plupart des hommes que leurs lumières, leurs talens ou la considération dont ils étaient entourés classaient dans l’aristocratie naturelle de la société, et aussi à la masse d’honnêtes gens qu’indigne et révolte une aveugle oppression, de quelque part qu’elle vienne. On avait eu ainsi tout à la fois les formes extérieures de la liberté politique et un despotisme sanguinaire sous la convention, tracassier sous le directoire : accouplement monstrueux d’où n’avait pu sortir qu’une hideuse anarchie. À l’époque qui précéda immédiatement le 18 brumaire, les désastres de nos années en Italie et en Allemagne et l’approche des hordes de Souvarov avaient exaspéré le parti de la révolution, qui alors avait de vive force renvoyé du directoire des hommes modérés et voté des lois pleines de rigueur. C’est ainsi qu’à la fin de l’an VII on avait fait la loi des otages, renouvellement de la loi des suspects de la terreur, frappé les riches ou ceux qui passaient pour tels de l’emprunt forcé et progressif de 100 millions, et exalté par tous les moyens possibles la passion révolutionnaire. Le général Bonaparte avait le sens politique trop juste et le cœur trop noble pour condescendre à la continuation de ce régime impossible et odieux. Il entreprit de placer le gouvernement dans une sphère qui fût supérieure à tous les partis, inaccessible à leurs passions et à leurs prétentions déréglées. Déjà il avait fourni des gages éclatans de son attachement à la cause de la révolution, et au 13 vendémiaire et au 18 fructidor, quand il avait fallu empêcher de sombrer le navire qui portait les principes de 1789 ; d’un autre côté, il avait donné en Italie des témoignages répétés de ses sentimens humains et concilians pour les victimes des fureurs révolutionnaires, et à Paris même il avait manifesté sa répugnance pour les anniversaires lugubres que la terreur avait érigés en solennités nationales. Pour lui donc, ce n’était qu’être fidèle à soi-même que de traiter tous les partis indistinctement en arbitre ou en maître, et de leur enjoindre qu’ils eussent à se plier au service du pays sous sa propre impulsion, en leur faisant comprendre qu’autant il était disposé à faire un bon accueil à quiconque serait prêt à observer la loi sous son autorité, autant il serait inexorable pour qui prétendrait la lui faire.

Dès les premiers jours, on le voit rassurer les opprimés sans alarmer les amis de la révolution. La loi des otages, qui détruisait la sécurité de deux cent mille familles, est abrogée ; l’expédient violent de l’emprunt ; forcé et progressif, est aboli ; les lois draconiennes qui, à la suite du 18 fructidor, avaient frappé des prêtres prévenus du crime insaisissable de conserver des sentimens contraires à la révolution sont révoquées ; la liberté des cultes, qui n’était qu’une dérision, puisqu’il était dangereux et souvent impraticable aux catholiques pieux de manifester leur foi, devient une réalité. Les naufragés de Calais, malheureux émigrés, qu’on avait impitoyablement saisis après que l’océan en courroux les avait épargnés, sortent de prison. Les portes de. la patrie se rouvrent pour les proscrits de Sinnamari et pour, un autre exilé qui était une des gloires les plus pures de 1789, le général Lafayette ; des paroles de conciliation sont adressées à la Vendée. Le conseil d’état, le jour même où les membres qui le composent ont été nommés, se réunit solennellement, et rend, un avis portant que les lois en vertu desquelles les parens d’émigrés et les ci-devant nobles étaient exclus de toute fonction publique et de toute participation aux droits politiques ont cessé d’exister par le fait seul de la promulgation de la constitution nouvelle. En même temps les nombreux acquéreurs de biens nationaux reçoivent les assurances les plus formelles en faveur de leur droit de propriété, et quiconque prétendrait les troubler est réprimé sévèrement.

Au milieu de ces actes réparateurs, bienfaisans, salutaires, rien qui annonçât la faiblesse, car en même temps, des mesures énergiques étaient prises contre les perturbateurs du repos public, à quelque parti ou à quelque classe qu’ils appartinssent. Les brigands qui infestent les routes sont traqués par des colonnes mobiles et livrés à des commissions militaires ; les émigrés qui rompent leur ban sont repoussés hors du territoire et menacés de l’application des lois sommaires dont ils sont l’objet ; le sol de la patrie est purgé de quelques scélérats, restes impurs de Robespierre ; des dispositions militaires sont prises pour que ceux qui en Vendée seraient tentés de prolonger les hostilités apprennent à leurs dépens que, pour le vainqueur de Rivoli et des Pyramides, c’est un jeu de les vaincre, et qu’à ses yeux la guerre civile est le plus grand des crimes.

Ce spectacle d’un gouvernement rempli de force qui maintenait avec fermeté le drapeau de la révolution, ouvrait la main pour répandre de toutes parts l’amnistie ou les bonnes grâces sur les personnes recommandables de toutes les opinions, et n’était rigoureux que pour les méchans et les factieux, inspirait une satisfaction universelle, car rien n’est beau comme la puissance, lorsqu’elle se montre équitable, généreuse et bienveillante. La patrie respirait. Elle ne s’apercevait pas qu’elle avait moins de liberté politique, parce qu’elle avait beaucoup plus de liberté de fait, car, selon une ex pression familière au premier consul, elle était « soustraite à l’esclavage de l’anarchie. »

Le nouveau mécanisme administratif par le moyen duquel, en partant du principe que le soin d’administrer les affaires de l’état appartient tout entier à l’autorité centrale, on supprimait l’intervention des conseils locaux dans les opérations préalables et nécessaires à la rentrée des impôts, était irréprochable. Il y eut pour les contributions directes une administration complètement séparée des conseils municipaux. Chaque département eut un directeur relevant du ministre des finances et correspondant avec lui sans intermédiaire. Ce fonctionnaire fut chargé de la confection des rôles. Les receveurs-généraux existaient déjà, on facilita leur action en leur adjoignant les receveurs d’arrondissement. L’arrondissement même est une création du 18 brumaire. Le recouvrement, qu’auparavant on mettait en adjudication au rabais, se fit dans les communes importantes d’abord, plus tard dans les autres, par des percepteurs placés sous la main des receveurs-généraux et particuliers, et recevant les rôles des directeurs.

Je n’entrerai pas ici dans de plus grands détails sur le mode d’administration adopté à cette époque pour les finances. Je m’abstien4rai de même d’aborder un autre sujet fort intéressant, celui des mesures par lesquelles on pourvut à la liquidation de l’arriéré et on leva les obstacles qui interceptaient l’impôt en route, à titre de restitution ou de compensation, ou pour des besoins supposés urgens, comme la subsistance ou le mouvement des armées. Je laisserai de côté pareillement les procédés par lesquels on se procura quelques ressources extraordinaires. Je me bornerai à dire qu’on trouva finalement en l’an VIII les ressources indispensables à la marche des affaires. On put faire les admirables campagnes de Marengo et de Hohenlinden, expédier à l’armée d’Égypte des secours qui malheureusement ne lui arrivèrent pas, payer régulièrement les employés de l’état, développer les arméniens maritimes, et même on satisfit les rentiers de l’état, auxquels, depuis plusieurs années, on avait cessé de payer les arrérages.

Pour mieux expliquer comment et pour quel objet M. Mollien reprit des fonctions dans les finances, il faut que j’insiste sur un point important de ce service, à savoir le mode qui fut adopté tant pour assurer la transmission au trésor, en temps opportun, des sommes recouvrées par les receveurs-généraux que pour se procurer des titres négociables dont on pût tirer parti avant la rentrée de l’impôt. Par imitation de ce qui se faisait sous l’ancien régime, M. Gaudin avait établi les obligations des receveurs-généraux, engagemens à échéance fixe que signaient ces fonctionnaires, et dont le mon tant, pour chacun d’eux, était réglé d’après les sommes qu’ils devaient toucher du fait des contributions directes. À l’égard des autres contributions, on prit des dispositions analogues. Ces obligations étaient des titres que le ministre des finances devait négocier au mieux des intérêts du trésor. Pour leur donner de la consistance et les accréditer auprès des capitalistes, que le passé remplissait d’une juste défiance, le premier consul, sur la proposition de Gaudin, créa une institution spéciale destinée à garantir le paiement exact des obligations à l’échéance, et qui devait solder immédiatement toute obligation protestée. On la nomma caisse de garantie et aussi caisse d’amortissement, parce qu’elle devait placer ses fonds en rentes, et c’est même ce dernier nom qui prévalut dans l’usage, quoiqu’elle n’eût rien de commun avec les établissement consacrés à amortir la dette publique, tels qu’on les connaissait déjà. Des ressources spéciales lui étaient affectées ; la principale était la somme versée, à titre de cautionnement, par les receveurs-généraux des finances. On venait de leur demander ce gage en numéraire au lieu des biens-fonds qui étaient admis précédemment. De ce chef, la caisse eut un capital de 10,810,000 fr. Elle devait en servir l’intérêt. Il était entendu qu’elle recevrait un jour tous les cautionnemens, imposés aux comptables du trésor autres que les receveurs-généraux, ainsi qu’aux officiers judiciaires ; mais provisoirement ils lui étaient enlevés pour être employés au service courant. De plus, elle fut instituée légataire de toutes les rentes viagères et de toutes les pensions servies par le trésor, à mesure que les titulaires viendraient à décéder. Trois administrateurs y étaient préposés. M. Gaudin, qui faisait le plus grand cas de son ancien collègue Mollien, lui proposa ces fonctions. M. Mollien accepta, et il se vit aussitôt nommé avec deux personnages obscurs.

Ce fut ainsi que M. Mollien rentra dans l’administration des finances, où il devait avoir, après quelques années, le rôle le plus important. Peu de temps même devait se passer sans qu’il eût avec le premier consul des relations particulières dont les affaires publiques devaient se ressentir heureusement. Il était destiné à rester jusqu’à la fin un des serviteurs les plus utiles et les plus sincèrement dévoués de l’homme extraordinaire auquel la France remet tait alors le soin de ses destinées. Ce n’est pas qu’il y eût entre Napoléon et le futur ministre du trésor une complète communauté d’idées sur les matières mêmes que M. Mollien était ou devait être appelé à administrer. Tous deux pensaient qu’il faut dans les finances beaucoup d’ordre et une économie sévère, et ils étaient déterminés à faire les plus grands efforts pour cet objet, chacun dans sa sphère ; mais d’accord sur le but, ils ne l’étaient pas sur les points de doctrine, et par conséquent il devait y avoir entre eux des dissentimens en plus d’une occasion sur certaines mesures. M. Mollien était, et ne s’en cachait pas, un disciple d’Adam Smith. Napoléon n’était pas de cette école, et affectait encore plus de ne pas en être. Parmi les opinions d’Adam Smith, il y en avait contre lesquelles sa nature même protestait. Écossais d’origine et professeur dans une université d’Ecosse, partageant les penchans et les habitudes de cette population, qui est en Europe imbue plus que toute autre de l’esprit de self-government, Adam Smith, lorsqu’il a été conduit à indiquer les limites qu’il convient de tracer à l’action de l’autorité, l’a circonscrite dans un cercle extrêmement étroit ; il laisse par conséquent presque tout à faire à l’initiative des particuliers. L’autorité, telle qu’il la conçoit, serait réduite à un rôle exigu. Avec les traditions de la nation française, avec l’éducation catholique qu’elle a reçue, et dont l’influence subsiste même chez ceux qui croient avoir rompu avec la religion, le gouvernement est appelé chez nous à exercer beaucoup plus d’influence et à déployer son activité dans une carrière beaucoup plus large, non-seulement pour que la société prospère, mais même pour qu’elle fonctionne régulièrement. Napoléon, qui était d’un tempérament essentiellement dominateur ; et chez qui d’ailleurs s’offrait avec tant de développement et de puissance la réunion des facultés nécessaires pour gouverner jusque dans le dernier détail, n’aurait pu, en quelque pays qu’il eût été placé, se résigner à n’avoir que des attributions tronquées. Jusque-là il eût été aisé à M. Mollien de s’entendre avec lui, car l’administrateur de la caisse d’amortissement, avec la pénétration de son esprit, distinguait bien ce que devait être le gouvernement en France. Homme d’expérience et d’observation autant que de raisonnement, il sentait que les principes posés par Adam Smith ne s’appliquaient pas dans la même mesure partout et toujours. Il n’avait rien de commun avec ces disciples à l’esprit absolu qui, se refusant à faire la part des temps et des lieux, auraient volontiers recommandé en France exactement tout ce qu’avait écrit Adam Smith sous la pression du milieu où il vivait, comme si ce grand esprit, en le supposant ne et élevé parmi nous, eût tenu à Paris, en l’an VIII, le même langage qu’il tenait à Glasgow un tiers de siècle auparavant.

Sur un autre sujet, il était plus difficile à M. Mollien de s’accorder avec Napoléon. M. Mollien, conformément aux idées d’Adam Smith, considérait que l’équité, de même que la probité, est absolument une dans les sociétés modernes. Il ne mettait aucune différence entre les gouvernemens et les particuliers quant à l’obligation de respecter les engagemens librement contractés ; Le sentiment élevé et large qu’il avait du droit de propriété corroborait en lui cette opinion. Sur ce point, il était armé d’une conviction si forte et pourvu d’un si bon arsenal d’argumens, qu’il y était inexpugnable. Pour Napoléon au contraire, cette assimilation spéciale, mais sans réserve, entre l’état et un particulier, était une sorte d’abdication. Il ne lui était pas possible de consentir à faire descendre les gouvernemens de la région supérieure qui, à ses yeux, constituait leur place naturelle, pour les mettre, même en cela, au niveau des simples mortels ; puis, par le sentiment qu’il avait de sa supériorité personnelle, en supposant qu’on lui eût fait admettre des règles de ce genre pour un autre chef d’état, il était fort malaisé, sinon impossible de lui faire reconnaître qu’elles fussent faites pour lui.

Ce n’est pas qu’il n’ait le plus souvent parlé et agi comme un homme pénétré des droits qui appartiennent à la propriété privée, même en présence de l’état. Le code qui porte son nom, et à la rédaction duquel il a pris une part active, garde l’empreinte des plus saines doctrines sur la propriété. C’est Napoléon qui, dans la longue et laborieuse discussion sur la loi des mines, promulguée en avril 1810, a prononcé ces belles paroles, qu’avec toutes ses armées il ne lui serait pas possible de s’emparer du champ du dernier des Français ; mais l’idée de la propriété n’avait pas dans son esprit toute la largeur qu’elle a justement acquise dans une civilisation avancée. La propriété, qui avait ses hommages, n’embrassait pas tous les genres de biens que l’homme obtient par son travail. Il avait à cet égard les opinions qui avaient eu cours dans la Rome antique plutôt que celles qui conviennent à notre temps.

Napoléon s’était beaucoup nourri de lectures sur la civilisation romaine ; il l’admirait passionnément. C’était celle dont il citait de préférence les exemples, celle dont il reproduisait sans cesse les dénominations dans ses créations politiques et administratives. Cette admiration exclusive pour Rome a été l’origine de plusieurs fautes qu’il a commises dans sa politique générale. Au sujet de la propriété, elle l’a en maintes circonstances induit en erreur. Chez les auteurs romains, comme au surplus chez tous ceux de l’antiquité, chez ceux-là même qui planent le plus au-dessus de leurs contemporains, et que la postérité entoure des plus grands hommages, on rencontre au sujet de la propriété des notions incorrectes par rapport à celles que le genre humain possède enfin, mais qu’il ne s’est formées que successivement par l’élaboration lente de formules primitivement imparfaites. Par une de ces contradictions auxquelles la faiblesse humaine est tant exposée, la civilisation romaine, dans la personne de ses représentans même les plus illustres, exagérait le sentiment de la propriété d’un côté, et le limitait trop d’une autre part. Ainsi les Romains trouvaient tout naturel qu’il y eût des esclaves, c’est-à-dire que l’homme fît sa propriété de son semblable, et en même temps ils professaient une opinion qui mettait la propriété mobilière, celle des capitaux proprement dits, bien en contre bas de la propriété territoriale. Ils flétrissaient l’exploitation de l’une et honoraient celle de l’autre. Cicéron, qui est certainement une des plus belles intelligences de l’antiquité, Cicéron, dont la pensée s’était approprié à l’avance plusieurs des idées dont s’enorgueillit le plus la société moderne, sur la fraternité des nations par exemple, Cicéron, par qui juraient tant de personnes pendant les siècles qui ont précédé le nôtre, et qui restera toujours comme une imposante autorité dans le monde intellectuels Cicéron sur ce sujet des sentences désespérantes. À ses yeux, l’homme qui possède de la richesse mobilière et qui la fait valoir par l’industrie, et plus encore par le négoce, est par cela même d’une caste inférieure, une sorte d’usurier qui s’enrichit de la misère publique.

En admettant que l’erreur de Cicéron fût fort excusable de son temps, elle n’est plus soutenable dans les temps modernes. En agrandissant sa sphère d’activité, le commerce a agrandi son importance politique et sa richesse ; c’est par la richesse même que les mœurs commerciales se sont épurées, selon l’observation de M. Mollien[13], car, dit-il, le commerce moderne a eu surtout besoin de pratiquer la prévoyance, celle de toutes les facultés humaines qui donne les meilleurs conseils de morale, et il n’a pas tardé à reconnaître que la meilleure condition de chaque échange devait être d’offrir des avantages aux deux contractans, qu’il fallait conséquemment n’y chercher que des profits modérés, les seuls qui puissent se renouveler souvent entre les mêmes hommes, qu’en un mot la réciprocité était la première, la meilleure condition des transactions. De là cette fidélité dans les engagemens, ce respect pour les promesses même orales, cette ponctualité dans les paiemens, cette prompte confiance entre des hommes inconnus l’un à l’autre et séparés par de grandes distances, enfin ces qualités morales qui, à l’époque où M. Mollien s’est trouvé en présence du premier consul, recommandaient, de puis plus d’un siècle et demi, les négocians éclairés des principales places de l’Europe. Il en est résulté chez les commerçans une espèce de point d’honneur qui place, au milieu de la société européenne, les commerçans et les capitalistes à un niveau infiniment supérieur à celui qu’ils pouvaient revendiquer dans la société romaine. C’est ce que Napoléon aurait senti, s’il eût appliqué la force de sa grande intelligence à étudier cet aspect de la civilisation moderne.

Entré au contraire dans le courant des idées romaines avec l’impétueuse vigueur qui lui était propre, on comprend que Napoléon ait fréquemment fait voir qu’il avait en estime médiocre la classe des capitalistes et des commerçans. Quand il veut montrer au financier Ouvrard combien il a peu d’estime pour les arrangemens que celui-ci a négociés avec la cour de Madrid, il lui dit avec un geste de dédain : « Vous avez rabaissé la royauté au niveau du commerce. » Dans quelques-unes de ses lettres à M. Mollien, on aperçoit cette préoccupation qu’aucun des actes de son gouvernement ne doit ressembler de près ou de loin à des opérations commerciales, et c’est une des raisons pour lesquelles M. Mollien, dans sa prudence avisée, s’entoure de précautions lorsqu’il veut introduire dans la comptabilité publique la méthode que le commerce à découverte, et à laquelle se sont ralliés tous les commerçans qui veulent voir clair dans leurs affaires. Il sent que les envieux pourront faire germer dans l’esprit de l’empereur une prévention difficile à déraciner en lui disant que son directeur général de la caisse d’amortissement ou son ministre du trésor voudrait faire procéder l’état à la façon des commerçans. Enfin, quand Napoléon veut stigmatiser : les Anglais, la formule dont il se sert de préférence consiste à dire que c’est un peuple de marchands.

L’empereur et son ministre devaient donc souvent se trouver en désaccord lorsqu’il s’agirait du traitement à faire aux capitalistes ou aux commerçans qui étaient en relation d’affaires avec l’état pour des fournitures ou pour l’entreprise de quelque service administratif, Le penchant de l’empereur était de les traiter sommairement, comme si avec eux le droit de propriété n’eût pas été en question. Il se croyait fondé à réduire les marchés après qu’ils avaient été signés à différer le paiement au-delà des termes convenus, lors même que l’exécution n’avait rien offert qui fût manifestement répréhensible et démontré tel. Au contraire, M. Mollien, pour qui la propriété des capitaux était aussi sacrée que celle des fonds de terre, devait insister pour que dans ce cas le principe, de la propriété fût pleinement respecté, c’est-à-dire pour qu’on payât leur dû aux fournisseurs et aux entrepreneurs des services publics, sans retenue et aux échéances arrêtées, sauf, lorsqu’ils seraient en faute, à les reprendre conformément à la lettre des contrats et à déférer le cas à la juridiction spéciale établie par la loi.

Mais il faut le dire à la louange de l’un et de l’autre, nonobstant cette source de dissentimens souvent renaissans, M. Mollien ne s’abaissa jamais pour rester en crédit, à des complaisances qu’un homme d’honneur pût désavouer, et Napoléon se montra scrupuleusement ménager de la dignité personnelle, de son ministre ; M. Mollien lui en rend le témoignage dans ses Mémoires. C’est à peine si pendant les treize années qu’il a passées dans les grandes fonctions publiques à partir de sa première entrevue avec le premier consul, il eut à subir deux ou trois fois les accès d’impatience que Napoléon n’épargnait pas à d’autres beaucoup plus empressés cependant de flatter ses opinions en lui sacrifiant les leurs, et chaque fois ce ne fut pas M. Mollien qui s’humilia pour se faire absoudre des torts qu’il ne se sentait pas ; ce fut l’empereur qui, se retournant noblement dans l’ampleur de son libre arbitre, fit les premiers pas vers le ministre qu’il avait blessé, et s’efforça de lui faire oublier par des bienfaits son langage dépourvu de mesure : preuve, on peut le dire en passant, que si Napoléon avait rencontré plus de respect de soi chez les autres, une partie au moins des fautes et des écarts de son règne aurait été évitée.

M. Mollien ne fût pas immédiatement en contact personnel avec le premier consul ; modeste et réservé à l’extrême, il ne s’occupait que de remplir ses devoirs et de faire rendre le plus de services possible à la petite institution, décorée d’un grand nom, à la tête de laquelle il était placé ; Ses deux collègues lui laissaient la peine et la responsabilité. Il y introduisit le mode de comptabilité qui était dès cette époque en usage dans le haut commerce français, je veux parler de la tenue des livres en partie double, qui n’avait pas pénétré encore dans les finances, au grand détriment de la chose publique, ainsi qu’on ne tarda pas à en acquérir chèrement la preuve, je dirai comment. M. Mollien rendit ce service à la caisse d’amortissement sans en informer qui que ce fût. Il ne s’est jamais vanté du bien qu’il avait fait, et j’ai indiqué, il n’y a qu’un instant, une des raisons qu’il avait ici pour le tenir secret.

Par l’habileté avec laquelle M. Mollien gouvernait la caisse d’amortissement, les obligations des receveurs-généraux, qui d’abord avaient subi sur la place un escompte de 3 à 4 pour 100 par mois, se relevèrent rapidement. Toutes celles qui revenaient à Paris après avoir été protestées dans les départemens étaient soldées sans retenue, sans délai, sans difficulté, par la caisse qu’il administrait. D’un autre côté, en achetant en temps opportun du 5 pour 100, qui, pour être beaucoup monté après le 18 brumaire, était pourtant à vil prix encore, l’institution avait fait des profits. M. Mollien en publia les premiers comptes au commencement de 1801. Ils établirent que le capital primitif de 10,810,000 francs se trouvait élevé, par l’effet de quelques attributions nouvelles, et surtout des bénéfices qu’elle avait obtenus en escomptant une partie des obligations qui flottaient sur la place, à 13,400,000 fr. ; qu’elle avait acheté : 1o pour 5 millions de francs d’actions de la Banque ; 2o pour 5,200,000 fr. de 5 pour 100, qui l’avaient rendue propriétaire d’une rente perpétuelle de 686,000 francs, inscrite sous son nom ; 3o qu’elle avait en caisse ou en portefeuille 3,600 ; 000 fr. Ces résultats furent jugés très brillans. M. Mollien était le seul qui ne les admirât pas, et je transcris ici le jugement qu’il en a porté, à cause de l’appréciation qui y est faite des finances d’alors en général.

« La conclusion que j’avais voulu qu’on tirât de ce résultat, dit-il, était celle-ci : c’est que si la caisse d’amortissement avait gagné 15 ou 20 pour 100 sur son capital, en achetant sur la place, à 2 où 3 pour 100 d’escompte par mois, les obligations des receveurs-généraux qui cherchaient des acheteurs, et en employant à cet escompte les fonds que laissait libres pour elle l’intervalle de ses achats en 5 pour 100, la trésorerie, qui avait négocié trente fois plus d’obligations que la caisse d’amortissement n’avait pu en racheter, avait perdu trente fois peut-être les 15 ou 20 pour 100 de profits d’escompte obtenus par cette caisse. Un tel calcul aurait dû n’échapper à personne ; il en arriva tout autrement.

« On ne voyait dans le système des obligations que le service qu’il avait rendu en créant une nouvelle monnaie, lorsque toutes les caisses publiques étaient épuisées, et en mettant les principaux revenus de l’année à la disposition du gouvernement, sous une forme qui les rendait disponibles avant même que l’année commençât. On oubliait qu’on ne parvenait jamais à en maintenir dans la circulation plus de 30 ou 40 millions, et qu’un si modique emprunt et quelques autres expédiens accessoires avaient coûté au trésor, pour la seule année 1800, plus de 20 millions de commission, intérêts et frais d’escompte, comme le prouve le compte imprimé de cette année, et que si l’on avait voulu réaliser cent cinquante millions d’obligations en un court délai, il aurait peut-être fallu perdre 30 pour 100. On faisait un grand honneur à la caisse d’amortissement de ses bénéfices d’escompte, qui ne devaient donner que des regrets et des inquiétudes[14]. »

Quoi qu’il en soit, le succès intrinsèque de la caisse d’amortissement appela sur M. Mollien l’attention du maître. Il y avait un autre motif pour qu’il en fût remarqué : Napoléon, naturellement porté vers les hommes probes et droits, les recherchait avec une sollicitude extrême pour la gestion des finances, la cause des opérations que la caisse d’amortissement avait à faire sur les fonds publics, M. Mollien n’avait pas manqué d’être assailli de prétendus amis, héritiers des doctrines qui avaient eu cours dans les antichambres du plus influent, mais du moins scrupuleux des membres du directoire, Barras. Ils lui rappelaient « qu’avant la révolution, M. Necker et M. de Calonne avaient ouvert à leurs amis cette carrière de fortune. » On lui prouvait que de pareils profits étaient fort licites ; on lui insinuait l’exemple de l’abbé d’Espagnac, alors célèbre, qui, en 1786, en moins de six mois, avait fait une fortune de 18 millions, qu’à la vérité il avait perdue en six jours. « Le compliment banal que je recevais partout, dit M. Mollien, même des hommes d’état qui, affectaient la morale la plus austère, était celui-ci : Vous êtes bien heureux d’avoir une place dans laquelle on peut légitimement faire la plus grande fortune de France[15]. » Éconduisant ces donneurs de conseils, M. Mollien dirigea la caisse d’amortissement dans la seule pensée de l’intérêt public.

Ici on aperçoit un autre motif, celui-là tout personnel, qu’avait eu M. Mollien pour employer à la caisse d’amortissement la méthode de la comptabilité en partie double. C’est le moyen de placer auprès d’un administrateur un contrôle incorruptible, auquel rien ne peut échapper, et qui, par les formules mêmes qui en consacrent le témoignage, ne peut rien exprimer que de vrai, soit pour accuser, soit pour défendre. La comptabilité en partie double saisit chaque opération à sa naissance et la définit immédiatement dans ses effets ; elle donne la garantie de l’exactitude des dates par l’obligation de tout écrire sous la dictée même du fait. Non-seulement, elle classe tous les faits analogues dans leur ordre chronologique, mais encore elle maintient tous les comptes ainsi composés dans un ordre tel qu’ils peuvent être tous les jours comparés, soldés, balancés, et que chaque compte peut à toute heure être jugé dans son ensemble et dans chacun de ses articles. M. Mollien obtenait ainsi ce résultat que sa gestion restât à jamais transparente. C’est une sécurité qu’il se donnait à lui-même.

Le premier consul, informé de l’intégrité parfaite avec laquelle M. Mollien gouvernait la caisse d’amortissement, lui en savait gré et n’attendait qu’une occasion pour le lui témoigner. Après que la victoire eut dégagé la France de l’étreinte de l’Europe coalisée et qu’on eut signé le traité de paix de Lunéville, qui allait être suivi de celui d’Amiens, le premier consul redoubla de zèle pour l’administration intérieure, et il se consacra aux finances et à tout ce qui s’y rattachait avec une véritable ferveur. Un jour, c’était vers le milieu de 1801, M. Mollien fut invité à se rendre à la Malmaison pour s’entretenir avec lui. Il s’agissait d’une idée suggérée à Napoléon par le désappointement de spéculateurs à la hausse qui avaient accès au près de sa personne. Pour la première fois, M. Mollien paraissait devant l’homme qui déjà intimidait le monde. En profitant des notions excessives qu’avait Napoléon au sujet de l’étendue des attributions de l’autorité, on avait réussi à lui faire accroire que spéculer à la baisse par des marchés à terme faits à la Bourse était un acte d’hostilité flagrante contre le gouvernement. M. Mollien le trouva dominé de cette pensée. Les deux personnages qui partageaient nominalement le pouvoir avec Napoléon, en portant comme lui le titre de consuls, Cambacérès et Lebrun, étaient présens, témoins silencieux, dit M. Mollien.

Le premier consul entra en matière en rappelant que lorsqu’il avait établi la caisse d’amortissement, son intention avait été d’en faire l’arbitre du cours des effets publics, que l’espérance d’une amélioration progressive dans le cours de la rente devait être devenue un sentiment général. De là, passant au sujet qui le préoccupait, « ne doit ou pas, dit-il, considérer comme des malveillans ceux qui, pour avilir les effets publics, s’engagent à en livrer dans un délai convenu des quantités considérables à un cours plus bas que celui du jour ? L’homme qui offre de remettre dans un mois à 38 francs des titres de rentes qui se vendent aujourd’hui au cours de 40 francs ne proclame-t-il pas et ne prépare-t-il pas le discrédit ? ne montre-t-il pas au moins que personnellement il n’a pas confiance dans le gouvernement, et le gouvernement ne doit-il pas regarder comme son ennemi celui qui se déclare tel lui-même ? » Après différens développemens, il ajouta qu’à l’égard des marchés à terme sur le 5 pour 100, il ne croyait pas pouvoir « être plus indifférent que la loi qui les réprouve. »

M. Mollien, avec la modération qui lui était propre et l’urbanité exquise dont il possédait si bien le secret, tint tête à celui dont la volonté était si promptement obéie par tout ce qui rapprochait. Il lui remontra qu’il n’appartenait pas à l’autorité d’intervenir dans des transactions entièrement libres, qui avaient besoin de rester telles, et le seraient toujours, quoi que l’on tentât pour les dominer ; que vainement on avait interdit les marchés à terme par l’arrêt du conseil de 1786, qu’on ne les : avait pas empêchés, et qu’on ne les empêcherait pas. Il exposa comment le vendeur à la baisse devient malgré lui promoteur de la hausse quand arrive le moment de livrer, car alors il faut bien qu’il achète. « Vous ne pouvez pas ne pas tolérer, dit-il, celui qui, voulant disposer dans deux mois de la valeur d’un effet public, fait marché d’avance avec l’acheteur qui lui en promet le prix qu’il veut en avoir, ou celui qui, attendant un remboursement à terme fixe, en assure l’emploi par l’achat d’un effet public livrable à la même date, ou le commerçant qui, ayant des capitaux libres, préfère les fonds publics, à titre de placement temporaire, et trouve l’intérêt de ce placement dans la différence de son prix d’achat et de son prix de vente ? Objectera-t-on qu’à la Bourse les marchés à terme n’ont pas tous de pareils motifs ? Mais faudra-t-il donc renoncer aux lettres de change parce que de mauvais commerçans en abusent ? Il existe à la vérité une différence entre la Bourse et les autres marchés publics. C’est le gouvernement qui fabrique la matière qu’on y met en vente, c’est-à-dire le 5 pour 100, et conséquemment il est fort intéressé à ce que le prix de cette marchandise ne s’avilisse pas ; mais s’il a pris toutes les mesures qui sont toujours en son pouvoir pour que les avantages qu’il a attachés à la possession de la rente demeurent intacts, s’il n’en rend pas la consommation forcée, en contraignant à la recevoir ceux à qui il avait promis de les payer autrement[16], le taux vénal de cette matière est maintenu dans sa proportion naturelle, et protégé de même que le cours de tout autre objet contre toute espèce d’écart factice, par le seul intérêt de ceux à qui le gouvernement en a transmis la propriété. Est-ce parce qu’il plaît a quelques hommes de parier que ce prix variera dans un temps donné, qu’il peut et doit éprouver des variations, et s’il en éprouve en effet, n’est-ce pas évidemment par d’autres causes ?

« Quant aux marchés à terme qui se font à la Bourse, ajouta M. Mollien dans le cours de cette conversation, c’est à tort qu’on les repousse au nom de la législation et de la morale ; je crois avoir prouvé que la morale ne s’y opposait pas, et j’oppose à la législation qui les proscrit, et qui se réduit à un arrêt de circonstance rendu en 1786, que cet arrêt n’a jamais été ni exécuté ni exécutable. Ceux qui condamnent la vente et l’achat, sous cette forme, des effets publics oublient que les plus importantes, les plus nécessaires transactions sociales consistent en marchés de ce genre. Si des abus se sont introduits dans les transactions de bourse qui reposent sur des marchés à terme, on doit surtout en accuser la jurisprudence qui les place hors du domaine de la loi. S’ils violent la foi publique, c’est un motif de plus pour que les tribunaux ne se refusent pas à en prendre connaissance, car leur devoir est de chercher et de punir cette violation. Quand un homme libre a pris des engagemens téméraires, c’est dans l’exécution de ces engagemens qu’il doit trouver la peine de son imprudence ou de sa mauvaise foi ; l’efficacité de la peine est dans l’exemple qu’elle laisse, et certes ce n’était pas un bon exemple donné par la jurisprudence de 1786 que l’annulation du corps de délit au profit du plus coupable. L’objection commune contre les marchés à terme faits à la Bourse, et qui est fondée sur ce qu’on ne peut pas vendre ce qu’on ne possède pas, et que la loi ne peut pas reconnaître un marché qui n’aurait pas dû être fait, il est au fond qu’une pétition de principes ; il me semble que la loi ne doit pas défendre ce qu’elle ne peut pas punir, et bien moins encore ce qu’elle est réduite à tolérer. Elle ne doit pas interdire à la Bourse de Paris un mode de transaction accrédité par un long usage à Londres, à Amsterdam, et qui s’est plus particulièrement introduit dans nos habitudes, en conséquence des changemens survenus dans le régime de notre dette publique. Cette dernière considération affaiblit encore l’importance qu’on pourrait attacher à l’arrêt du conseil de 1786. Je ne prétends pas conclure que les marchés à terme sont exempts d’abus ; c’est pour que ces abus soient réprimés que je demande que les contractans soient jugés selon la loi commune des contrats. »

Le premier consul, fort radouci par les explications de M. Mollien et plus qu’ébranlé dans sa doctrine première, que la spéculation à la baisse est un crime d’état, se rabattit bientôt sur un terrain où il était possible à M. Mollien de se mettre d’accord avec lui : il souleva la question de la police intérieure de la Bourse. À cette occasion, il exposa, avec toute la puissance qu’il savait donner à son langage, quelques-unes des idées qui ont été l’esprit de son gouvernement. « Les agens de change, dit-il, auxquels leur état interdit toute spéculation personnelle, abusent de leur position et font des marchés pour leur propre compte ; souvent ils deviennent ainsi les adversaires de ceux mêmes qu’ils nomment leurs cliens. L’intérêt seul de la morale publique exige la répression de ces pratiques, et d’autres motifs s’y joignent encore. Les droits de la liberté cessent où en commencent les abus. Il est absurde que le gouvernement livre à tout venant, moyennant une taxe modique, sous le nom de patente, le privilège d’abuser impunément de la foi publique. Il faut, malgré les nouvelles théories contre les corporations, rappeler les agens de change à l’esprit de corps et à la discipline. Ils y étaient soumis avant 1789, ils subissaient des épreuves ; au lieu de payer un prix de location annuelle pour leurs fonctions, ils commençaient par déposer une finance ; c’était un premier gage pour l’état et le public, et encore ne suffisait-il pas qu’ils pussent remplir cette condition. Avant que leur admission fût définitive, la moralité, la capacité des candidats devaient être jugées par une espèce de jury composé des principaux agens de change ; ainsi c’était le corps entier qui répondait en quelque sorte de chacun de ses membres. Je ne crains pas de chercher des exemples et des règles dans les temps passés. En conservant tout ce que la révolution a pu produire de nouveautés utiles, je ne renonce pas aux bonnes institutions qu’elle a eu le tort de détruire. Les principes d’un gouvernement révolutionnaire ne peuvent pas être ceux d’un gouvernement régulier. Le grand ordre qui régit le monde tout entier doit gouverner chaque partie du monde. Le gouvernement est au centre de la société comme le soleil : les diverses institutions doivent parcourir autour de lui leur orbite, sans s’en écarter jamais. Il faut donc que le gouvernement règle les combinaisons de chacune d’elles de manière à les faire concourir toutes au maintien de l’harmonie générale. Dans le système du monde, rien n’est abandonné au hasard ; dans le système des sociétés, rien ne doit dépendre des caprices des individus. Je ne veux gêner l’indus trie de personne ; mais, comme chef du gouvernement actuel, je ne dois pas tolérer une industrie pour qui rien n’est sacré, dont le moyen habituel est la fraude et le mensonge, dont le but est un gain plus immoral encore que celui qu’on cherche dans les jeux de hasard, et qui, pour le plus médiocre profit de ce genre, vendrait le secret et l’honneur du gouvernement lui-même, si elle pouvait en disposer… »

Le premier consul demanda ensuite à son interlocuteur comment se passaient les choses à la bourse de Londres ou à celle d’Amsterdam. M. Mollien, en répondant à cette question, jugea à propos de lui présenter quelques observations qui fussent propres à le prémunir contre l’imitation des écarts des gouvernemens révolutionnaires que remplaçait le consulat. Après lui avoir fait remarquer combien les variations de la rente française étaient fortes en comparaison de celles des fonds anglais ou hollandais, M. Mollien ajouta : « Cette mobilité dans le cours de nos fonds publics est sans doute un puissant attrait pour l’essaim de petits spéculateurs dont le savoir faire se borne à parier sur les différences ; mais ce n’est pas leur influence qui détermine le perpétuel mouvement d’oscillations dans lequel ils trouvent des profits ou des pertes. Les gouvernemens antérieurs au vôtre, général, par les tristes souvenirs qu’ont laissés leurs expédiens en finances, sont les auteurs de ces fluctuations où les joueurs poursuivent les gains dont ils sont avides. Je ne citerai pas toutes les fautes, je ne remonterai pas aux plus anciennes, à celles d’avant 1789 ; mais pour me renfermer dans le cercle de ces dernières années, les expropriations, la violation de la foi des contrats, la banqueroute des assignats, le faux monnayage consistant dans l’émission d’une multitude de valeurs toutes destinées à subir le même sort, les atermoiemens indéfinis vis-à-vis des créanciers de l’état, le gaspillage d’une masse d’immeubles qui excédait toutes les dettes de l’état et dont l’état s’est dessaisi pour rester plus endetté qu’auparavant ; la propriété partout incertaine, soit sur les sacrifices qu’on lui demandait par l’impôt, soit sur la mesure et l’époque du remboursement des avances qu’on exigeait d’elle sous la forme de réquisitions ; l’instabilité dans les plans de finances et dans les modes de paiemens introduisant une instabilité semblable dans tous les marchés, dans le prix de toutes choses, — c’est à tous ces désordres, ce me semble, et non pas aux manœuvres de quelques spéculateurs, presque tous sans ressources, qu’il faut attribuer les symptômes d’inquiétude et de défiance qui leur survivent encore, et à la manifestation desquels la liberté d’un marché public tel que la Bourse est peut-être assez favorable. Mais si l’opinion s’y dévoile plus qu’ail leurs, elle y indique peut-être mieux aussi qu’ailleurs les moyens de la satisfaire. »

Après d’autres demandes suivies de réponses, M. Mollien propose au premier consul un projet d’organisation des agens de change. Il ne pouvait être question de rétablit ces fonctions en charges, comme avant 1789 ; mais au lieu d’exiger de ceux qui seraient conservés une finance au profit de l’état, on pouvait leur demander un cautionnement pour la sûreté du public. Que si ce cautionnement était passablement élevé, il était douteux que parmi les agens de change actuels il s’en trouvât plus de soixante qui pussent acquitter, soit par leurs moyens personnels, soit par leur crédit, et ce nombre de soixante semblait bien suffisant, car ; dit-il, il n’y avait que cinquante agens de change près la Bourse de Paris en 1789, alors que le volume de la dette publique de France était des deux tiers plus considérable, et qu’il s’y joignait une assez forte masse d’autres valeurs négociables.

Un officier de la garde consulaire, arrivant de Russie avec des de pêches que le premier consul saisit avec empressement, interrompit la conversation, qui avait duré deux heures.

Je me suis étendu sur cette conversation entre M. Mollien et le premier consul, parce qu’elle est intéressante à plus d’un titre. Le premier consul s’y montré avec la promptitude de ses opinions et l’impétuosité qu’il apportait à les exprimer, mais aussi avec une remarquable condescendance à revenir d’un premier jugement quand on lui avait prouvé qu’il se trompait. La contradiction publique lui déplaisait et même l’offensait. Dans l’intérieur d’un conseil, il y avait des circonstances où il l’admettait au contraire assez librement, il lui arrivait même de la provoquer. Dans le tête-à-tête, il la recherchait, et il ne croyait aucunement manquer à sa dignité en y cédant.

On remarquera aussi la grandeur imposante, mais hyperbolique, des formules dont il se servait quand il voulait dépeindre l’autorité, et les proportions démesurées qu’il lui assignait. Il attribuait au gouvernement, au milieu de la société, non-seulement le même rôle qu’a le soleil dans la création, mais encore quelque chose de plus, car dans le système du monde la force de la gravitation est réciproque : elle agit des planètes sur le soleil comme du soleil sur les planètes. Bien plus, M. Mollien aurait été fondé à lui représenter que, lorsqu’il parlait de l’harmonie générale de l’Univers, et qu’il s’en appuyait pour l’organisation qu’il aurait entendu donner à la société, ce qu’il appelait le caprice des individus, c’est-à-dire leur libre initiative avait, dans le système du monde même, son similaire dans l’impulsion première qui est propre à chacune des planètes, et qui, parfaitement indépendante de l’action du soleil sur elles, contribue à déterminer la forme de leur orbite et la vitesse avec laquelle elles la parcourent, tout autant que l’attraction puissante exercée par la masse énorme du soleil.

Dans ce même entretien, on peut signaler encore une autre pensée de Napoléon qui donne la clé d’un grand nombre de ses actes : en conservant ce que la révolution avait pu produire de nouveautés utiles, il n’entendait pas, disait-il, renoncer aux institutions qu’elle avait eu le tort de détruire. De nos jours, rien ne paraît plus simple et moins sujet à contestation ; à cette époque, c’était une parole hardie. Le public certes était las des excès de la révolution ; mais jusqu’à ce jour l’opinion restait acquise, dans le monde officiel du moins, que dans cet ancien régime, où le tiers-état avait tant souffert, tout absolument était mauvais. Il avait suffi, pendant la période des gouvernemens révolutionnaires, qu’un usage eût subsisté sous l’ancien régime pour qu’il fût condamné par cela seul, et c’est ainsi qu’on avait été conduit à tenter la métamorphose, non pas seulement du mode de gouverner et d’administrer, mais encore de toutes les institutions publiques, de tous les arrangemens sociaux, jusqu’au calendrier. Le gouvernement du premier consul devait nécessairement avoir d’autres allures, et, à la condition qu’on n’en abusât pas, il n’y avait qu’à y applaudir ; c’était la seule manière de donner à la société une assiette stable, la seule ligne de conduite qui pût mener à la pacification de la France et à la paix avec l’Europe.

Enfin il est dans notre sujet de signaler dans cet entretien l’attitude que prit M. Mollien. Il s’y montre tel qu’il fut constamment envers le grand homme dont il était appelé à servir le gouvernement. Il se fait auprès de lui l’organe des pensées qu’enseigne une économie politique avancée. Il lui signale, sous la forme qui convient à l’objet en discussion, ce qu’a de respectable l’initiative individuelle, ce qu’elle a de fécond pour l’intérêt public. Il lui rappelle combien il importe à un gouvernement d’être en garde contre la tentation de chercher dans des coups d’autorité le remède à des abus qui se corrigent par le fait de la liberté même. Napoléon attribuait à l’abus des idées générales, et au penchant à en tirer des déductions sans s’éclairer de l’expérience, la plupart des maux dont le pays avait été accablé de 1789 à 1800, et c’est pour ce motif que, ne se bornant pas à repousser les généralités, il se plaisait à les tourner en ridicule sous le nom d’idéologie ; mais il se rendait volontiers aux faits, et le moyen de lui faire agréer les principes généraux était de les lui présenter sous la forme expérimentale, assez complètement enveloppés pour que leur caractère de généralité ne fût pas transparent. C’est l’expédient qu’employa M. Mollien dans la circonstance que nous venons d’exposer, et qui lui réussit, comme on va le voir.

M. Mollien avait été retenu à dîner ; pendant le repas, il eut la satisfaction d’entendre le premier consul s’approprier les idées qu’il venait de lui exprimer et développer des maximes telles que celle-ci : qu’il ne fallait pas avoir la prétention de défendre ce qu’on n’avait pas le pouvoir d’empêcher, que l’autorité publique se compromettait beaucoup moins en réformant une loi vicieuse qu’en en tolérant l’infraction. En conséquence, le premier consul abandonnait ses projets de poursuites contre les spéculateurs à la baisse et les marchés à terme ; il se contentait de constituer une corporation, celle des agens de change dont les membres, en nombre limité, serviraient d’intermédiaires dans les opérations de la Bourse, et il la soumit, en tant que privilégiée, à un cautionnement[17]. Jusque-là c’était une industrie libre sous la seule condition de la patente. Il donna immédiatement aux deux autres consuls l’ordre de lui présenter un projet dans ce sens. Il annonça aussi l’intention de doter plus richement la caisse d’amortissement et d’en fortifier l’influence.

Peu de jours après, M. Mollien était rappelé à la Malmaison. Le premier consul avait tracé un cadre plus large à la caisse d’amortissement. Indépendamment des ressources qui lui étaient déjà dévolues, elle devait disposer des cautionnemens que fourniraient les agens de change. Le produit des coupes des bois communaux devait lui être versé en dépôt, de même que celui de la vente des effets militaires et des approvisionnemens de siège devenus inutiles dans les places fortes. Elle dut effectuer une opération délicate, celle de la liquidation des titres dits bons des deux tiers, qu’on avait remis aux créanciers de l’état en retour des deux tiers de la dette publique, pour lesquels, sous le directoire, le service des intérêts avait été supprimé. Son capital du même être accru en vertu de lois successives, dont les plus importantes sont celles du 30 ventôse an IX (21 mars 1801) et du. 21 floréal an XI (11 mai 1803) ; elle dut recevoir 70 millions en sept années, à raison de 10 millions par an, sur le produit de la vente des biens nationaux ; on lui réservait aussi, à partir de l’an XII, le revenu net des postes aux lettres. Elle ne reçut cependant pas ce qu’il y avait de plus liquide et de plus immédiat dans toutes les valeurs qui lui étaient attribuées, les cautionnemens des agens de change : elle dut troquer cette somme contre des valeurs à réaliser. Enfin il fut statué que toute augmentation de la dette publique au-delà de 50 millions de rentes ne pourrait avoir lieu sans qu’il y fût affecté un fonds suffisant pour l’amortir en quinze ans.

Le projet de règlement avait été préparé par l’un des deux autres consuls (M. Mollien ne dit pas lequel). Le rédacteur, qui s’inquiétait de l’attention extrême que le premier consul avait prêtée à M. Mollien, y avait introduit des dispositions évidemment dictées par le désir de s’amoindrir. M. Mollien ne pouvait avoir aucun doute à cet égard, car le même personnage, lors de sa première visite à la Malmaison, s’était empressé de lui faire remarquer qu’il était rare que le premier consul donnât des audiences aussi longues, et tout en voulant bien le louer, avec une apparente effusion, de la bonne direction qu’il avait imprimée à l’administration de la caisse, il avait ajouté qu’il n’était pas juste que tout le poids du travail retombât sur lui, et que, l’institution devant acquérir un surcroît d’importance et d’activité, il convenait que le gouvernement lui donnât le secours de nouveaux administrateurs qui partageraient le labeur avec lui. En conséquence de ces charitables sentimens, le projet de décret augmentait le nombre des administrateurs, et établissait entre eux une distribution du travail. Ils devaient former un conseil dont les membres auraient des pouvoirs égaux. Dans la nouvelle entrevue de la Malmaison, le premier consul donna le projet à lire à M. Mollien, toujours en présence du second et du troisième consul, et lui demanda s’il avait été consulté et s’il n’avait rien à y objecter. Avec sa discrétion accoutumée, M. Mollien répondit qu’il ne connaissait ce plan que par la lecture qu’il en prenait au moment même, mais qu’il n’y faisait aucune objection. Avec ce mélange de laisser-aller et d’élévation qu’il montrait souvent, le premier consul répliqua : « Vous ne demanderiez pas mieux que d’en faire, je sais bien que vous n’admettez pas cette diversité d’attributions dans une caisse d’amortissement ; mais quand chaque branche n’est pas assez forte, il faut réunir toutes les branches pour en faire un faisceau. Nous ne pouvons pas prétendre à improviser une machine d’amortissement comme celle de l’Angleterre. » Et il ajouta : « Ce que je désapprouve dans ce plan, c’est le partage des fonctions entre les administrateurs avec égalité de pouvoir ; il faut sortir de cette ornière de républicanisme, il faut que l’administration agisse au lieu de délibérer. C’est parce que la caisse d’amortissement doit avoir des attributions qui semblent étrangères entre elles, c’est parce qu’elle doit remplir des devoirs différens, qu’il faut, pour y maintenir l’ensemble, une autorité centrale qui puisse rallier tout, surveiller tout, répondre de tout. La caisse d’amortissement a besoin d’un chef ; c’est une importante fonction que sa direction. Ce chef aura près de lui des administrateurs, quatre par exemple, mais c’est lui qui doit les diriger ; il doit avoir seul le secret des opérations, recevoir seul les communications du ministre des finances et les miennes, lorsque je l’appellerai. Il peut dans beaucoup de cas faciliter les opérations de trésorerie, épargner, dans ce qu’on nomme les négociations du trésor, des difficultés et des pertes telles que celles dont j’ai déjà eu plusieurs fois à me plaindre… »

Il n’est pas besoin de dire que le chef donné à la caisse d’amortissement, en vertu du nouveau décret, avec le titre de directeur général, fut M. Mollien. Presque au même moment M. Mollien rendit un service dont on lui fut reconnaissant, par la négociation habilement conduite d’une forte partie des rescriptions ou titres de rentes foncières que possédait l’état dans les départemens, le trésor, dans ses tentatives pour en faire de l’argent à Paris, ne les plaçait jusque-là qu’à 60 pour 100 de perte. Les cautionnemens nouvellement imposés aux agens de change devaient être délivrés à la caisse d’amortissement. On lui prit pour les besoins du service courant 6 millions, dont ces cautionnemens faisaient partie, et on lui donna en retour une valeur nominale de 15 millions en rescriptions. M. Mollien, s’il eût été libre, eût refusé de troquer de l’argent comptant contre du papier déprécié à ce point : ce n’étaient pas en effet des valeurs qui convinssent à un établissement du genre de la caisse d’amortissement ; mais quand il eut les rescriptions en portefeuille, il s’appliqua à en tirer parti. En se faisant prêter le concours des agens de l’enregistrement dans les départemens, il négocia si bien avec les propriétaires débiteurs de ces rentes, qu’ils les rachetèrent eux-mêmes à un taux relativement fort avantageux pour l’état, au-delà de 80 pour 100. C’était plus du double de ce qu’on en obtenait avant qu’il ne s’en fût mêlé. Lorsque le fait fut accompli, les deux ministres qui se partageaient alors le soin des finances, M. Gaudin et M. de Barbé-Marbois[18], eurent de la peine à en croire leurs yeux. Le premier consul, dont le regard scrutateur remarquait tout ce qui se passait dans les finances, n’en fut pas moins frappé, et la haute es time que lui inspirait le directeur général de la caisse d’amortissement s’en accrut encore.

Pendant que cette opération marchait, le premier consul fit venir M. Mollien à diverses reprises pour s’entretenir avec lui de différens sujets qui touchaient aux finances. Dans ces tête-à-tête, lorsqu’il y arrivait mal informé, ou avec des opinions fausses, inspirées par des conseillers ignorans, superficiels ou intéressés, il trouvait en M. Mollien un contradicteur qui se défendait avec persévérance ; mais aussi il y apportait lui-même ces manières simples, cette patience qui, dit M. Mollien, « m’avaient séduit dans ma première entrevue, et cette disposition à tout entendre qui encourage l’inférieur à tout dire. »

Plus d’une fois dans ces entretiens, M. Mollien lui entendit juger les hommes, ceux-là mêmes qui l’entouraient et auxquels il avait confié des portefeuilles ministériels. Quand il avait tracé ces portraits, que M. Mollien déclare ressemblans, il les faisait suivre de paroles empreintes du profond sentiment qu’il avait de ce que chacun doit à la chose publique, et manifestait sa confiance en sa propre aptitude avec cet abandon qui est de la vanité chez le vulgaire, mais qui chez des hommes de cette stature n’est que de la franchise ; « Vous voyez, lui dit-il un jour, je ne me laisse pas imposer par les réputations… Les anciens services, je ne les estime que comme une école dans laquelle on doit avoir appris à mieux servir. En peu de temps, je suis devenu un vieux administrateur. » Puis, comme pour lui révéler celui des secrets de l’art de gouverner qu’il a possédé plus qu’aucun des grands hommes qui ont été à la tête des empires, il ajouta : « L’art le plus difficile n’est pas de choisir les hommes, mais de donner aux hommes qu’on a choisis toute la valeur qu’ils peuvent avoir… »

Plusieurs de ces conversations roulèrent sur la Banque de France, qui était une des premières créations du gouvernement consulaire. Ayant présens à la pensée les services que le gouvernement anglais retirait de la banque d’Angleterre, services dont peut-être, comme beaucoup de personnes, il s’exagérait l’étendue, le premier consul avait voulu avoir sous la main un auxiliaire du même genre. Pour qu’elle eût plus tôt de profondes racines, il avait greffé la Banque sur une institution déjà existante, la caisse des comptes courans ; mais ce n’était pas assez pour qu’elle eût à beaucoup près la solidité et les ressources de la banque d’Angleterre. À la différence de cette grande institution, il avait laissé subsister avec sa banque dans Paris quelques autres établissemens de crédit qui émettaient aussi des billets. Les personnes, dont il avait écouté les avis dans cette fondation avaient plus de bonne volonté et de zèle que de lumières, et c’est ainsi que s’étaient introduites dans les statuts plusieurs dispositions regrettables, une entre autres par laquelle les effets de commerce présentés à l’escompte par les actionnaires de la Banque étaient dispensés de la condition des trois signatures, imposées au public. Cette clause de faveur n’avait pas peu contribué à faire admettre dans le portefeuille de la Banque ce qu’on appelle du papier de circulation, c’est-à-dire des effets de commerce ayant pour origine, au lieu de transactions sérieuses, des actes de complaisance mutuelle par lesquels des banquiers ou des commerçans battaient monnaie les uns au profit des autres en se passant réciproquement des effets qu’on apportait à la Banque pour les faire escompter, c’est-à-dire convertir en numéraire. Les régens, ou du moins quelques-uns d’entre eux, exploitaient cet abus pour leur compte, ou en tiraient profit en se chargeant de présenter à la Banque, moyennant une commission, ces traites collusoires. M. Mollien s’éleva justement contre cette pratique contraire à la morale, incompatible avec la sécurité de la Banque, car il n’y a de solides effets de commerce que ceux derrière lesquels il existe réellement une opération commerciale. Un autre article des statuts plus patemment mauvais encore était celui qui interdisait l’escompte des effets de commerce n’ayant pas plus de quinze jours à courir. C’était une absurdité : des effets aussi voisins de l’échéance étaient ceux qui devaient le plus convenir à la Banque, puisque le recouvrement en était plus prompt et plus certain. M. Mollien critiquait pareillement l’opération par laquelle le trésor, épuisé qu’il était en l’an VIII, s’était fait le bailleur de fonds de la Banque, en souscrivant des actions pour 5 millions ; on lui avait en outre donné un hôtel pour s’établir, comme si l’état n’eût pas déjà assez fait pour elle en lui conférant gratis le privilège fructueux d’émettre des billets au porteur ! Et pourtant, dans l’ardeur de sa sollicitude pour la Banque, le premier consul ne s’était pas borné à tant de faveurs et de largesses. Pour en assurer surabondamment le succès, il avait recommandé aux membres de sa famille, à ses aides-de-camps et à ceux des hauts fonctionnaires qui avaient quelque fortune ou quelques avances, de s’inscrire parmi les actionnaires, et il leur en avait donné l’exemple[19]. M. Mollien critiquait aussi la coexistence de trois institutions investies du droit d’émettre des billets et usant de ce droit. Il pensait qu’une monnaie artificielle et de convention comme les billets de banque, pour offrir plus de garantie, devait sortir d’une seule et même fabrique. Sur tous ces points, M. Mollien finit par convertir Napoléon ; mais il y fallut quelques années, durant lesquelles il lui remit diverses notes, dont quelques-unes sont consignées dans ses Mémoires, et dont la réunion complète formerait un petit traité fort remarquable sur la matière[20]. En l’an XI, le 24 germinal (14 avril 1803), une loi réorganisa la Banque d’une façon plus conforme aux principes, en consacrant toutes les améliorations recommandées par M. Mollien. Il n’y eut plus de privilège à l’escompte en faveur des actionnaires. Il fut expressément interdit que le papier de circulation fût admis au bénéfice de l’escompte ; c’était une règle plus facile à décréter qu’à faire observer. La limite inférieure de quinze jours à courir fut supprimée. La faculté d’émettre des billets au porteur fut retirée à toutes autres associations à Paris. Le capital d’ailleurs fut accru et porté à 45 millions, ce qui permit de rattacher à la Banque les actionnaires des établissemens qu’on dépouillait de la faculté d’émettre des billets. Quant à la part qu’avait souscrite le gouvernement dans le capital de la Banque, déjà, avant le 24 germinal an XI, elle avait été réduite des neuf dixièmes.

Le premier consul avait du goût, c’était évident, pour son directeur général de la caisse d’amortissement. Il lui donna l’ordre de lui écrire tous les jours. Il prolongeait la conversation quand il l’avait fait venir, et un jour Joseph Bonaparte, qui avait attendu, et long temps, pour entrer chez son frère, que M. Mollien en fût sorti, dit à celui-ci en souriant « qu’on voyait bien que le premier consul le traitait comme un homme dont il voulait faire un ministre. » Bientôt le premier consul voulut porter les appointemens de M. Mollien à la moitié de ceux des ministres ; mais M. Mollien insista pour ne pas être mieux traité que les autres directeurs généraux.

Plus M. Mollien semblait gagner la confiance du premier consul, plus il était le point de mire de l’envie, qui est toujours active au près des souverains, et plus il portait ombrage à l’intrigue. Un des ministres, devant lequel le premier consul en disait du bien, avait renchéri par ces paroles perfides : « Tout Paris, général, lui rend la même justice que vous ; on dit qu’il est votre précepteur en finances. » Cette observation eut tout l’effet que l’auteur[21] s’en était promis : M. Mollien, qui était mandé chez le premier consul au moins une fois par semaine, cessa d’être l’objet de ces recherches. Il fut cinq mois sans être appelé. Au fond cependant le premier consul lui restait fort attaché. Ce refroidissement apparent est de la fin de l’an X.

Pour ne pas perdre la trace des événemens financiers qu’il est indispensable de suivre, lorsqu’on s’est proposé d’esquisser la vie d’un homme qui déjà occupait un emploi important dans les finances et qui allait devenir ministre dû trésor, il convient, avant d’aller plus loin, de noter une amélioration qui avait été introduite dans l’administration des finances vers l’époque où des rapports personnels s’établissaient entre le premier consul et M. Mollien. Pendant l’an VIII, on avait fait un bloc de toutes les ressources, tant ordinaires qu’extraordinaires, qu’il avait été possible de réunir, sans distinguer dans les rentrées l’année d’où elles provenaient, et on y avait pris indistinctement, et pour le service courant, et pour l’arriéré, autant qu’on avait cru devoir le reconnaître. Sur ce dernier article, on n’avait pas soldé moins de 172 millions, quoique, déduction faite des bons de rentes[22], les contributions des années antérieures n’eussent donné que 50 millions. Ainsi, sans avoir obtenu tout ce qu’il fallait pour payer tous les comptes, on était déjà en bien meilleure situation que sous le directoire ; mais le premier consul voulait que l’avenir ne laissât rien à désirer sous le rapport de l’équilibre du budget, et il lui convenait d’éviter désormais la confusion qu’avait présentée le service financier par le fait de la mise en commun des voies et moyens de plusieurs années, ainsi que des dépenses afférentes. Il institua alors la distinction des exercices, tant pour les recettes que pour les dépenses. Il fut établi par la loi qu’il y aurait une démarcation entre l’an IX et les années précédentes, et que chaque année désormais aurait en propre l’affectation de ses ressources, de même que ses charges, sauf à liquider une fois pour toutes le passé, jusques et y compris l’an VIII. On adopta immédiatement[23] pour cette liquidation des dispositions dans le détail et l’appréciation desquelles je n’entrerai pas ici. Le budget de l’an IX fut donc dressé à part, en recettes et en dépenses, et depuis cette époque la séparation des exercices, excellente mesure d’ordre, est restée acquise à nos finances.

L’an IX fut encore une année de guerre, où l’on eut par conséquent des charges relativement lourdes. On avait supposé que le revenu ordinaire serait de 415 millions. En réalité, par le bienfait d’un gouvernement qui avait rendu la sécurité au pays, il fut de 451 ; mais la dépense, estimée à 526 millions, monta à 550. C’était environ 100 millions de plus que la recette, ce qui nécessita le recours à des moyens extraordinaires, parmi lesquels il faut citer la cession de la Louisiane aux États-Unis et l’affectation de 20 millions de biens nationaux.

Dès l’an VIII, le service des arrérages de la dette publique en numéraire avait été repris.

L’an X devait être une année de paix. Les finances s’en ressentirent ; les dépenses furent balancées par les recettes. En nombres ronds, les dépenses furent réduites à 500 millions, et le revenu ordinaire fut de 493 millions. Par quelques expédiens, il fut facile de se procurer le complément de 7 millions.

Lorsqu’en suivant le fil de l’histoire on arrive à l’an X, c’est une époque où l’on voudrait arrêter et fixer le cours des temps, car la France y présentait, presque à tous les points de vue, un spectacle admirable. Ce n’est pas seulement dans les finances que l’ordre était rétabli ; ce qu’en l’an VIII on aurait jugé plus que difficile, il semblait revenu dans les esprits eux-mêmes. Intimidés et soumis par l’homme de génie qui occupait le pouvoir, les partis, dont les déchiremens avaient causé tant de mal depuis 1789, marchaient rapidement à la réconciliation, avec une docilité que lui seul pouvait commander et obtenir, et se groupaient autour de lui en lui témoignant leur admiration et leur reconnaissance pour les biens inespérés dont il avait comblé le pays. C’était au dehors une paix glorieuse, au dedans la sécurité et la tranquillité ; c’étaient les autels relevés et tous les cultes honorés ; c’était une administration tutélaire, organisée comme par enchantement et offrant un emploi utile aux facultés de tous les hommes distingués que les phases diverses de la révolution avaient mis en évidence. La France était à peu près unanimement sous le charme, et elle recueillait de cent manières le fruit de cet accord de l’immense majorité des honnêtes gens et des hommes éclairés sous la main habile et ferme d’un héros. La prospérité publique renaissait, l’industrie s’ouvrait des carrières nouvelles, l’agriculture exploitait plus avantageusement que jamais le sol, dont une grande partie reconnaissait de nouveaux propriétaires plus empressés à l’arroser de leurs sueurs. La patrie occupait dans le monde un rang qu’elle n’avait jamais atteint depuis Charlemagne, pas même dans le siècle tant vanté de Louis XIV.

Pourquoi cette paix fut-elle si éphémère ? Ce serait trop nous écarter de notre sujet que de le rechercher. Au bout d’une année, la guerre était rallumée plus terrible que jamais, pour ne finir qu’avec le gouvernement : même de Napoléon. Dans cette lutte gigantesque, à travers les succès qui y illustrèrent nos armes, et à plus forte raison dans les revers qui en marquèrent les dernières ; années, la marché financière ne laissa pas que d’être souvent laborieuse ; mais le bon ordre ne cessa pas d’y régner, et c’est à M. Mollien qu’en revient, on le verra, la plus grande part.


MICHEL CHEVALIER.

  1. La liste nominative des croupes et des pensions sous le dernier bail passé par l’abbé Terray a été publiée dans un pamphlet curieux imprimé à Londres, ou plutôt en portant l’indication, sous le nom de Mémoires de l’abbé Terray. Elle offre un grand nombre de personnes titrées. La famille de l’abbé Terray s’y trouve, de même que celle de Mme de Pompadour. Mme Dubarry n’y apparaît que par son médecin. On y rencontre la nourrice du feu duc de Bourgogne, des chanteuses du concert de la reine, une personne avec l’indication qu’elle a été au Parc-aux-Cerfs. Le roi (c’était Louis XV et non Louis XVI) y figure à plusieurs reprises. L’huissier principal de son cabinet n’y est pas oublié. Quelques-unes des croupes résultent évidemment d’une association entre le titulaire et un autre capitaliste.
    Je lis sur le même sujet dans la notice sur Necker du baron de Staël les lignes suivantes (page LXIX) : « Ce genre d’abus avait été porté si loin, que sous l’abbé Terray les croupes absorbaient le quart des bénéfices de la ferme, et que sur soixante fermiers-généraux, cinq seulement avaient place entière, tandis que tous les autres étaient grevés de croupes ou de pensions. »
  2. D’après les notes de Dupont de Nemours, Turgot, dans une administration de vingt mois, a payé :
    Sur la dette exigible arriérée, environ 24,000,000 fr.
    Sur les anticipations 28,000,000
    Sur la dette constituée 50,000,000
    (Droz, t. Ier, p. 199.)
  3. La liste des notables, qui furent choisis par la couronne, se composa de 144 noms qui se répartissaient ainsi : princes de la famille royale et princes du sang 7, archevêques et évêques 14, ducs et pairs, maréchaux de France, gentilshommes 36, conseillers d’état et maîtres des requêtes 12, premiers présidens, procureurs-généraux des cours souveraines et autres magistrats 38, députés des pays d’états 12, dont 4 appartenaient au clergé, 6 à la noblesse, 2 au tiers-état, officiers municipaux 25 ; mais dans les 27 membres qui représentaient le tiers-état, il n’y en avait que 6 ou 7 qui ne fussent pas des nobles ou des anoblis.
  4. On y distinguait en effet une réduction au vingtième du revenu de la taille, impôt direct odieux au tiers-état, parce que seuls les roturiers y étaient assujettis ; une subvention territoriale assez forte à laquelle tout le monde eût été soumis sans exception, ce qui était un acheminement vers l’égale répartition de l’impôt ; le remplacement de la corvée par une prestation en argent ; un tarif uniforme pour les droits de douane aux frontières de terre et de mer, uniformité qu’à l’heure où j’écris nous ne possédons pas encore, puisque le tarif de 1836 reconnaît des zones ; l’abolition des barrières entre les provinces, la modération de tous les droits d’aides ou contributions indirectes, la réduction et la plus égale distribution des charges de la gabelle, la suppression des droits sur la fabrication des huiles et des savons à l’intérieur. La libre circulation des grains dans toute l’étendue du royaume faisait aussi partie de ce programme. Quelques autres dispositions tendaient, de même que plusieurs des précédentes, à rapprocher de l’uniformité le système des impôts dans les différentes provinces.
  5. Mémoires d’un ministre du trésor public, t. Ier, p. 169.
  6. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t, Ier p. 169.
  7. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier, p. 184.
  8. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier, p. 143.
  9. Ibid.t Ier, p. 184.
  10. Ce fait est raconté dans les Mémoires d’Ouvrard, qui en avait été témoin oculaire. (Mémoires de G.-J. Ouvrard, tome Ier page 37.)
  11. Testament politique du cardinal de Richelieu (1688), p. 325.
  12. Ce changement eut lieu par le sénatus-consulte du 16 thermidor an X (4 août 1802), qui institua le consulat à vie. Les collèges électoraux d’arrondissemens et de départemens choisissaient des candidats entre lesquels le sénat choisissait.
  13. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. III, p. 296.
  14. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier, p. 246.
  15. Ibid., t. Ier, p. 222.
  16. Allusion à l’acte par lequel le gouvernement avait imposé du 5 pour 100 au pair, comme solde de leur compte, à quelques-uns des créanciers de l’état.
  17. Ce cautionnement, individuel pour chaque agent de change, fut d’abord fixé à 60,000 francs. Quelques années après, par la loi de finances de l’an XIII (1804), on le porta à 100,000 francs.
  18. Le ministère des finances, qui primitivement avait été confié à M. Gaudin à peu près tel que nous le voyons de nos jours, fut dédoublé dans les premiers jours de l’an X pour la commodité du travail avec le premier consul ; un homme seul ne pouvait suffire à répondre aux nombreuses questions que Napoléon adressait et sur lesquelles il ne se payait pas de mots. On sépara alors le service de la recette de celui de la dépense. M. Gaudin garda la première partie avec le titre de ministre des finances ; M. de Barbé-Marbois, qui depuis près d’un an était directeur général du trésor, eut la seconde, sous le nom de ministre du trésor.
  19. La liste des plus forts actionnaires, qui est annexée au rapport de l’administration de la Banque du 25 vendémiaire an IX, comprend le premier consul, les deux autres consuls Cambacérès et Lebrun, Lucien Bonaparte, Mlle Hortense Beauharnais, Duroc, le préfet de police Dubois, le ministre des finances Gaudin, le directeur du trésor, qui allait être nommé ministre du trésor, Barbé-Marbois, plusieurs sénateurs et conseillers d’état, etc.
  20. La dernière de ces notes a été retrouvée à la Banque et publiée, depuis l’impression des Mémoires d’un Ministre du trésor, dans le Journal des Economistes, t. XXXIV, p. 349.
  21. J’ai lieu de croire que c’était M. de Talleyrand, qui depuis montra une véritable amitié à M. Mollien.
  22. Titres remis, jusqu’au 18 brumaire, aux rentiers, en place des arrérages qu’on était hors d’état de leur payer en numéraire.
  23. Ce fut par la loi du 30 ventôse an IX (21 mars 1801).