Le Comte Robert de Paris/1

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 21-27).


CHAPITRE PREMIER.

LA PORTE D’OR.


Léontius. Cette puissance suprême qui étend les nuages sur le ciel pour signaler à la terre l’approche des tempêtes, et avertir la linotte errante de chercher un abri, regarde d’un œil indifférent la Grèce expirante ; et pas un seul prodige n’est venu prédire notre destin.
Démétrius. Mille prodiges horribles ne l’ont-ils pas annoncé ? La faiblesse du gouvernement, le mépris des lois, les séditions de la populace, l’immoralité de la noblesse, tous ces maux qui accablent un état sur le bord de sa ruine ne sont-ils pas des présages suffisants ? Quand le crime, plus fort que la justice, montre son front audacieux, le prophète du malheur a-t-il besoin, brave Léontius, de recourir aux merveilles de l’air, à ces augures trompeurs qui ne font impression que sur les esprits faibles ?
Irène, acte Ier.


Les observateurs assidus de la végétation ont remarqué que toute greffe prise sur un arbre âgé ne possède qu’en apparence la forme d’un jeune bourgeon, et qu’en réalité elle est déjà parvenue à l’état de maturité et même de vieillesse où était l’arbre dont elle est provenue. De là, dit-on, la langueur et la mort, qui, dans la même saison, frappent souvent certaines espèces d’arbres qui, ayant tiré leur puissance végétale d’un arbre déjà vieux, sont par conséquent incapables de prolonger leur existence plus long-temps que celle de la tige primitive.

De même les puissants de la terre ont souvent fait de vains efforts pour transplanter tout-à-coup de grandes cités, de vastes états tombés en ruines. Ainsi, on a élevé telle ville nouvelle dans l’espérance de faire revivre la prospérité, la dignité, la magnificence et l’étendue d’une ville plus ancienne, et de recommencer, à dater de l’époque de cette fondation, une nouvelle succession de siècles aussi longue, aussi glorieuse que celle qui vient de s’accomplir. Ainsi, tel fondateur s’est bercé de l’espoir enivrant de voir sa jeune capitale briller de la beauté et de l’éclat de celle qui n’est plus. Mais la nature a des lois invariables qui s’appliquent au système social comme au système végétal. Il semble qu’il y ait une règle générale, d’après laquelle tout ce qui est destiné à durer long-temps doit se mûrir et se perfectionner lentement et par degrés ; et tout effort violent et gigantesque pour obtenir le prompt succès d’un plan qui embrasse des siècles entiers, est condamné dès sa naissance, entraîne avec lui les symptômes funestes d’une fin prématurée. C’est ainsi que, dans le conte oriental, le derviche explique au sultan l’histoire de ces arbres superbes sous lesquels ils se promènent tous deux, et lui apprend comment il est parvenu à les élever à cette hauteur en les cultivant avec soin depuis le moment où ils n’étaient encore que semence ; et l’orgueil du prince est étonné et humilié en réfléchissant à la culture simple et naturelle de ces beaux arbres pour lesquels aucun soleil n’a jamais été perdu, et qui, dans chaque retour régulier de l’astre vivifiant, ont dû puiser une nouvelle vigueur. Alors il fait une triste comparaison entre eux et les cèdres épuisés qui, transplantés tout-à-coup, penchent leurs têtes majestueuses et languissent dans la vallée d’Orez[1].

Tous les hommes d’un goût éclairé, et il en est beaucoup, qui ont visité Constantinople, s’accordent à reconnaître que le lieu le plus digne et le mieux choisi pour établir le siège d’un empire universel est la ville de Constantinople ; elle seule réunit tous les avantages sous le rapport de la beauté, de la richesse, de la sécurité et de la grandeur. Cependant, malgré cette supériorité de situation et de climat, cette splendeur d’architecture, de temples, de palais ; malgré ces riches carrières de marbre et tous ces trésors, le fondateur de Constantinople doit avoir reconnu lui-même que s’il pouvait employer tous ces riches matériaux pour exécuter ses désirs, c’était le génie et le goût seuls que les anciens possédaient à un degré éminent, qui avaient produit ces œuvres merveilleuses devant lesquelles les hommes s’arrêtent, saisis d’admiration pour l’art, ou pour la pensée qui a présidé au travail. Il fut bien au pouvoir de l’empereur Constantin de dépouiller les autres cités de leurs statues et de leurs chefs-d’œuvre pour orner la ville dont il faisait sa nouvelle capitale ; mais les héros, les grands hommes célèbres en poésie, en peinture et en musique, avaient cessé d’exister. La nation, quoique encore la plus civilisée du monde entier, était bien loin derrière cette époque célèbre où le seul désir de s’illustrer poussait aux grandes choses, où la gloire était la seule récompense qu’ambitionnât l’historien ou le poète, le peintre ou le statuaire. Le despotisme du gouvernement impérial avait déjà entièrement détruit depuis long-temps cet esprit de patriotisme qui respire dans toute l’histoire de la république romaine, et il ne restait plus alors que des souvenirs trop faibles pour exciter dans l’âme une noble émulation.

En un mot, si Constantin, pour faire de sa fondation une ville régénérée, voulut y transplanter les principes vivifiants de l’antique Rome qui s’écroulait alors, cela ne lui fut plus possible. Constantinople ne pouvait plus emprunter à Rome l’éclat que Rome ne pouvait plus lui prêter ; cette brillante étincelle de vie était perdue pour jamais.

Une circonstance d’une haute importance avait produit tout-à-coup la révolution la plus complète et la plus avantageuse à la capitale de Constantin. Le monde était devenu chrétien, et les dogmes du paganisme avaient disparu, ainsi que ses honteuses superstitions. Il n’y a aucun doute que les plus heureux résultats furent la conséquence naturelle d’une croyance plus pure, qui enchaîna les passions et améliora les mœurs des peuples. Mais si, d’un côté, la plupart des nouveaux chrétiens accueillaient avec ardeur les dogmes d’une foi belle et pure, plusieurs, dans l’arrogance de leur orgueil, osaient donner à l’Écriture l’interprétation qu’ils voulaient ; d’autres faisaient de la religion un moyen de parvenir à la puissance temporelle. Ainsi il arriva que ce changement de religion, quoique produisant de grands avantages, et quoique en promettant de plus grands encore, n’eut pas, dans tout le cours du quatrième siècle, cette influence prédominante que les hommes avaient eu lieu d’attendre.

La splendeur empruntée dont Constantin revêtit sa capitale était empreinte des signes d’une fin prématurée. Le fondateur, en s’emparant des statues, des tableaux, des obélisques et de tous les chefs-d’œuvre de l’ancienne ville, prouva par ce fait son insuffisance à faire éclore des œuvres de génie ; et lorsque le monde entier et particulièrement Rome furent pillés pour orner Constantinople, l’empereur put être comparé à un jeune prodigue qui dépouille une mère vénérable des ornements de sa jeunesse, afin d’en parer une brillante maîtresse sur le front de laquelle ils seront déplacés.

Lorsqu’en 324 Constantinople, sortant du sein de l’humble Byzance, parut avec toute sa majesté impériale, elle montra, même au moment de sa naissance et au milieu de toute sa splendeur, les signes de cette décadence prochaine à laquelle le monde civilisé, renfermé alors dans les limites de l’Empire romain, tendait imperceptiblement ; et il ne s’écoula pas un grand nombre de siècles avant que ces présages funestes fussent pleinement justifiés.

Dans l’année 1080, Alexis Comnène monta sur le trône impérial : il fut déclaré souverain de Constantinople et de ses dépendances. En supposant que ce prince fût disposé à vivre dans la mollesse, le seul moyen de ne pas être troublé dans son repos, était de se borner à habiter exclusivement sa capitale. Il paraît que sa sécurité ne s’étendait pas beaucoup plus loin que cette distance, et l’on dit que l’impératrice Pulchérie bâtit une église à la vierge Marie, aussi éloignée que possible de la porte de la ville, afin de la garantir du danger d’être interrompue dans ses dévotions par les cris des barbares, et que l’empereur régnant avait construit un palais près du même lieu et dans le même motif.

Alexis Comnène était dans la situation d’un monarque qui tire son importance plutôt de la puissance de la dignité de ses prédécesseurs et de la grande étendue de leurs domaines que des restes de fortune parvenus jusqu’à lui. Cet empereur, qui ne le fut que de nom, ne gouverna pas plus ces provinces démembrées qu’un cheval à moitié mort n’exerce de pouvoir sur ses membres que les corbeaux et les vautours ont déjà commencé à dévorer.

Plusieurs parties de son territoire furent ravagées par différents ennemis qui lui livrèrent des batailles tantôt heureuses, tantôt douteuses ; et de toutes les nations avec lesquelles il fut en guerre, soit les Francs venus de l’Ouest, ou les Turcs de l’Orient, soit les Cumans et les Scythes, lançant du Nord leurs nuées de flèches, soit les Sarrasins et leurs tribus arrivant en foule du Sud, il n’y en avait pas une seule pour laquelle l’empire grec ne fût une proie séduisante. Chacune de ces nombreuses tribus ennemies avait ses habitudes et ses manœuvres de guerre ; mais les Romains (nom que portaient encore les sujets infortunés de l’empire grec) étaient les hommes les plus faibles, les plus ignorants et les plus timides que l’on pût traîner sur le champ de bataille. L’empereur se trouva heureux dans son malheur, quand il reconnut la possibilité de faire une guerre défensive en se servant du Scythe pour repousser le Turc, ou en recourant à ces deux peuples sauvages pour faire reculer le Franc ardent et fougueux, auquel Pierre l’Ermite avait, sous le règne d’Alexis, inspiré pour les croisades un enthousiasme poussé jusqu’à la fureur.

Si Alexis Comnène, pendant tout le temps qu’il occupa le trône d’Orient, fut induit à employer une politique cauteleuse et rampante ; s’il montra quelquefois de la répugnance à combattre lorsqu’il doutait intérieurement de la valeur de ses troupes ; si en général il fit servir la ruse et la dissimulation à la place de la sagesse et de la bonne foi, la perfidie à la place du courage, ces moyens dont il fit usage furent à la honte de son siècle plus encore qu’à la sienne propre.

On peut reprocher encore à l’empereur Alexis d’avoir affecté un excès d’ostentation et de vanité qui tenait de très près à la faiblesse et à la sottise. Il mettait un orgueil extrême à se revêtir et à revêtir les autres de toutes les vaines décorations de la noblesse, même alors que ces privilèges accordés par le souverain étaient une raison de plus pour le barbare libre de mépriser l’homme qui en était décoré. Cependant, si la cour grecque fut encombrée de cérémonies insignifiantes, établies dans l’intention de suppléer à l’absence de la vénération et du respect que le vrai mérite et le pouvoir réel auraient dû y appeler, ce fut bien moins la faute personnelle de ce prince que celle du système de gouvernement adopté à Constantinople depuis des siècles. En vérité, l’empire grec, par ses vaines règles d’étiquette, ses formules ridicules pour les choses les plus ordinaires, ne ressemblait à aucune des puissances existant alors, excepté celle de Pékin, qui offre quelques rapports avec elle pour ses folles minuties. L’une et l’autre, influencées sans doute par le même sentiment de vanité et d’ostentation, voulaient prêter un caractère de gravité et d’importance à des choses qui, par leur nature, n’en méritent nullement.

Néanmoins il faut rendre à Alexis la justice de dire que quelque médiocres, quelque pauvres que fussent les expédients auxquels il recourut, ils furent plus utiles à son empire que ne l’auraient peut-être été, dans les mêmes circonstances, les mesures prises par un souverain d’un caractère plus noble, d’un esprit plus supérieur et plus fier. Alexis n’était pas un champion digne de rompre une lance avec son rival franc, le fameux Bohémond d’Antioche ; mais on le vit, dans plusieurs autres occasions, hasarder volontairement sa vie ; et l’on peut lire dans l’histoire que l’empereur de la Grèce n’était jamais si dangereux sous le bouclier que lorsque quelque ennemi tentait de l’arrêter dans une déroute.

Non seulement Alexis n’hésita point, au moins en beaucoup d’occasions, à exposer sa personne aux dangers du combat corps à corps qui était conforme à l’usage du temps, mais il possédait même, comme général d’armée, des talents dignes de figurer dans nos temps modernes. Il avait l’art de choisir les meilleures positions militaires, et de couvrir les défaites ; il lui arriva même souvent de faire tourner une bataille douteuse au désavantage de l’ennemi, et de réparer une défaite au grand étonnement de ceux qui croyaient que l’œuvre de la guerre ne peut s’accomplir que sur le champ de bataille.

S’il fut habile dans les évolutions militaires, il le fut bien autrement encore dans les ruses de la politique. Il avait l’art d’atteindre toujours plus loin que le but auquel semblaient tendre ses négociations, et il trouvait toujours le moyen de s’assurer quelque avantage important et durable ; mais souvent ses plans échouèrent par l’inconstance ou la trahison ouverte des Barbares, nom que les Grecs donnaient généralement à toutes les autres nations, et particulièrement à ces tribus errantes dont leur empire était environné.

Nous terminerons cette courte esquisse du caractère de Comnène, en disant que, s’il n’avait pas été appelé à jouer le rôle d’un monarque obligé par la nécessité de se faire craindre, à cause des conspirations de toute espèce auxquelles il fut exposé, même dans l’intérieur de sa propre famille, il aurait probablement été regardé comme un honnête homme et un prince doux et bienfaisant. Une preuve que son cœur n’était point mauvais, c’est qu’il y eut sous son règne beaucoup moins de têtes tranchées et d’yeux crevés que sous ses prédécesseurs, qui employèrent fréquemment ce mode de châtiment pour couper court aux projets ambitieux de leurs concurrents.

Tout ce qu’il reste à dire, c’est qu’Alexis eut l’esprit fortement imbu de toute la superstition de son siècle, erreur à laquelle il ajouta encore une espèce d’hypocrisie constante, dont il ne se départit pas même à son lit de mort. On prétend que sa femme Irène, qui devait connaître le vrai caractère de l’empereur, l’accusa d’avoir conservé jusque dans ses derniers moments la dissimulation dont il avait fait usage toute sa vie. Il prit une part active à toutes les affaires relatives à l’Église et à l’hérésie, pour laquelle il professa ou affecta de professer la plus grande horreur ; et l’on ne voit pas, dans son traité sur les manichéens ou les pauliciens, qu’il ait eu pour les erreurs de leur esprit cette pitié que les temps modernes ont montrée depuis pour des opinions erronées qui ont été amplement rachetées par les services temporels rendus par leurs malheureux sectaires.

Alexis ne connaissait point d’indulgence pour ceux qui interprétaient mal les mystères de l’Église et de ses doctrines ; et défendre la religion contre les schismatiques était dans son opinion un devoir aussi impérieux, aussi sacré que celui de protéger l’empire contre les nombreuses tribus de Barbares, qui de tous côtés empiétaient sur ses droits et envahissaient journellement son territoire.

Tel est le mélange de bon sens et de dérision, de bassesse et de dignité, de prudence et de faiblesse d’esprit, qui formait le caractère d’Alexis Comnène à une époque où le destin de la Grèce et tout ce qui restait dans ce pays d’arts et de civilisation chancelaient dans la balance, et dépendaient du talent avec lequel l’empereur allait jouer la partie difficile que le sort avait mise entre ses mains.

Ces principales circonstances suffiront pour rappeler à celui qui connaît passablement l’histoire, les particularités de l’époque que nous avons choisie pour fonder ce roman.



  1. Conte de Mirglip, dans l’histoire des génies. a. m.