Le Comte Robert de Paris/12

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 165-169).


CHAPITRE XII.

L’ESCLAVE NOIR.


Les partis sont en présence : le Grec astucieux et loquace, pesant chaque mot, et comptant chaque syllabe, étudiant, raisonnant, biaisant ; et le Franc plus simple, venant avec son grand sabre, et cherchant à voir de quel côté penche la balance, pour la jeter dans un plateau et la faire ainsi baisser.
La Palestine.


À un signal que fit Agelastès, la porte de cette romantique retraite fut ouverte par Diogène, l’esclave noir avec lequel nos lecteurs ont déjà fait connaissance ; et le rusé vieillard s’aperçut facilement que le comte et son épouse témoignaient quelque surprise en voyant la couleur et les traits du nègre, car c’était peut-être le premier Africain qu’ils eussent jamais vu de si près. Le philosophe ne perdit pas cette occasion de faire impression sur leur esprit, en déployant la supériorité de ses connaissances.

« Cette pauvre créature, observa-t-il, est de la race de Cham, qui oublia le respect qu’il devait à Noé son père. À cause de cette faute, Cham fut banni dans les sables d’Afrique, et sa race fut destinée à servir en esclave la postérité de ses frères plus respectueux. »

Le chevalier et son épouse regardèrent avec surprise l’être qu’ils avaient sous leurs yeux, et ne songèrent pas, on peut le croire, à douter de l’explication qui venait de leur être donnée, et qui s’accordait si bien avec leurs préjugés. En ce moment la haute opinion qu’ils avaient de leur hôte s’augmenta encore de l’étendue supposée de ses connaissances.

« C’est un plaisir pour un ami de l’humanité, continua Agelastès, lorsque, dans la vieillesse ou dans les maladies, nous sommes forcés de recourir aux services des autres (ce qui, en toute autre circonstance, est à peine légitime), de choisir des serviteurs parmi une race d’êtres, scieurs de bois et porteurs d’eau… destinés à l’esclavage dès leur naissance… En conséquence nous ne leur faisons pas injustice en les employant comme esclaves, au contraire nous remplissons envers eux les intentions du grand Être qui nous a tous faits. — Est-elle nombreuse, demanda la comtesse, cette race dont la destinée est si singulièrement malheureuse ? J’avais cru jusqu’ici les histoires d’hommes noirs aussi peu fondées que celles de fées et d’esprits que racontent les ménestrels. — Ne croyez pas cela, répondit le philosophe, leur race est aussi nombreuse que les grains de sable de la mer, et ils ne sont pas tout-à-fait malheureux en s’acquittant des devoirs que le destin leur a imposés. Ceux qui sont d’une nature mauvaise souffrent même en cette vie le châtiment dû à leurs crimes. Ils deviennent les esclaves de gens cruels et de tyrans, ils sont battus, mal nourris et mutilés. Ceux dont le moral est meilleur trouvent de meilleurs maîtres, qui partagent avec leurs esclaves, comme avec leurs enfants, la nourriture, les vêtements, et tous les biens dont ils jouissent eux-mêmes. À quelques uns le ciel accorde la faveur des rois et des conquérants ; à un plus petit nombre, mais ce sont les véritables favoris de l’espèce, il assigne une place dans les demeures de la philosophie, où, en profitant des lumières que leurs maîtres peuvent leur donner, ils parviennent à pénétrer d’avance dans cet autre monde, où réside le vrai bonheur. — Je crois vous comprendre, répliqua la comtesse, et je devrais plutôt porter envie à notre ami noir qu’avoir pitié de lui, puisqu’il lui a été accordé de trouver un tel maître, de qui sans doute il a pu acquérir les connaissances désirables dont vous parlez. — Il apprend du moins, » répondit Agelastès avec modestie, « tout ce que je puis enseigner, et surtout à être content de son sort… Diogène, mon cher enfant, » dit-il en s’adressant à l’esclave, « tu vois que j’ai compagnie. Que renferme le buffet du pauvre ermite qu’il puisse offrir à ses honorables hôtes ? »

Ils n’avaient encore pénétré que dans une espèce d’antichambre ou salle d’entrée, dont l’ameublement n’offrait pas plus de recherche ni de luxe que n’aurait voulu en mettre un simple particulier pour faire de cet ancien édifice une demeure sans faste. Les chaises et les sophas étaient couverts de nattes tressées en Orient, de la forme la plus simple et la plus primitive. Mais, en touchant un ressort, le philosophe ouvrit un appartement intérieur qui avait de grandes prétentions à la splendeur et à la magnificence.

Les meubles et les tentures de cet appartement étaient de soie couleur de paille, fabriquée en Perse, et chargée de broderies qui produisaient un effet aussi riche que simple. Le plafond était sculpté en arabesques, et, aux quatre coins de la pièce, se trouvaient des niches qui contenaient des statues produites dans un temps où l’art était plus florissant qu’à l’époque de notre histoire. Dans l’une, un berger semblait se cacher, comme honteux de se montrer à demi vêtu, tandis qu’il semblait prêt à faire entendre les sons de la flûte champêtre qu’il tenait à la main ; trois jeunes filles, ressemblant aux Grâces par les proportions de leurs membres et les vêtements fort légers qu’elles portaient, semblaient n’attendre que les premiers sons de la musique pour sortir de leur niche et commencer une danse joyeuse. Le sujet était gracieux, mais un peu futile, pour décorer la demeure d’un sage tel qu’Agelastès prétendait l’être.

Il parut sentir que cette réflexion pouvait venir à l’esprit de ses hôtes : « Ces statues, dit-il, exécutées à l’époque de la plus grande perfection de l’art grec, étaient jadis considérées comme formant un chœur de nymphes assemblées pour adorer la déesse du lieu, et n’attendant que la musique pour commencer les cérémonies religieuses. Et, en vérité, les hommes les plus sages peuvent trouver de l’intérêt à voir jusqu’à quel point le génie admirable de ces artistes a su donner la vie au marbre inflexible. Admettez seulement l’absence du souffle divin et de la respiration, et un païen ignorant pourrait supposer que le miracle de Prométhée est sur le point de se réaliser. Mais nous, » dit-il, en levant les yeux au ciel, « nous avons appris à former un jugement plus sain entre ce que l’homme peut faire et les productions de la divinité. »

Quelques sujets d’histoire naturelle étaient peints sur les murailles, et le philosophe attira l’attention de ses hôtes sur l’éléphant, animal presque doué de raison, dont il leur conta différentes anecdotes qu’ils écoutèrent avec beaucoup d’intérêt.

On entendit alors les sons lointains d’une musique qui semblait partir du bois ; de temps à autre cette musique dominait le bruit sourd de la cascade qui tombait juste en face des fenêtres, en remplissant l’appartement de sa voix rauque.

« Apparemment, dit Agelastès, les amis que j’attends approchent, et apportent avec eux les moyens d’enchanter un autre sens. Ils n’ont pas tort, car la sagesse nous apprend que c’est honorer la divinité que jouir des dons qu’elle nous a faits. »

Ces mots attirèrent l’attention des deux hôtes Francs du philosophe sur les préparatifs qui avaient été faits dans ce joli salon. Ils annonçaient un festin à la manière des anciens Romains ; des lits, rangés près d’une table déjà servie, indiquaient que les convives masculins assisteraient au banquet, dans la posture ordinaire des anciens ; tandis que des sièges, placés entre ces lits, annonçaient qu’on attendait aussi des femmes qui se conformeraient aux usages grecs, en mangeant assises. Si les plats qu’on voyait sur la table n’étaient pas nombreux, du moins ils le cédaient à peine en qualité aux mets splendides qui avaient autrefois décoré le banquet de Trimalcion, aux friandises plus délicates de la cuisine grecque, ou aux ragoûts succulents et épicés des nations orientales, quels que fussent ceux auxquels on donnât la préférence ; et ce fut avec un certain air de vanité qu’Agelastès pria ses hôtes de vouloir bien partager le repas du pauvre ermite.

« Nous ne nous soucions guère de friandises, dit le comte, et le genre de vie que nous menons actuellement comme pèlerins liés par un vœu ne nous permet pas d’être fort difficiles sur l’article des vivres. La nourriture des simples soldats nous suffit, à la comtesse et à moi ; car notre volonté serait d’être à toute heure prêts au combat ; et, moins nous mettons de temps à nous y préparer, plus nous sommes contents. Asseyons-nous donc, Brenhilda, puisque ce brave homme le veut ainsi, et ne perdons pas trop de temps à nous rafraîchir, de peur de nous repentir de ne l’avoir point employé autrement. — Pardon, mais attendez un instant, dit Agelastès, jusqu’à l’arrivée de mes autres amis, dont vous pouvez entendre la musique se rapprocher, et qui ne tarderont pas long-temps, je puis vous en répondre, à venir partager votre repas. — Quant à cela, répondit le comte, rien ne presse ; et puisque vous y voyez un acte de politesse, Brenhilda et moi nous pouvons aisément attendre, à moins que vous ne nous permettiez, ce qui nous serait plus agréable, je l’avoue, de prendre tout de suite une bouchée de pain et un verre d’eau, et, ainsi restaurés, de faire place à des hôtes qui sont plus délicats et plus intimes avec vous. — Les saints vous gardent d’un pareil projet ! dit Agelastès ; des hôtes plus respectables que vous n’ont jamais pressé ces coussins, et je ne me trouverais pas plus honoré, quand même la famille très sacrée de l’empereur Alexis serait en ce moment à ma porte. »

Il avait à peine prononcé ces mots que des fanfares de trompettes, dix fois plus bruyantes que les sons de la musique qu’ils avaient déjà entendue, retentirent en face du temple, traversant le murmure de la cascade comme une lame de damas traverse une armure, et parvenant aux oreilles des auditeurs, comme le sabre fend la chair de celui qui porte la cuirasse.

« Vous semblez surpris ou alarmé, père, dit le comte, redoutez-vous un danger ? ne vous fiez-vous pas à notre protection ? — Assurément, répliqua Agelastès, elle ferait naître ma confiance dans tous les périls ; mais ces sons inspirent le respect et non la crainte. Ils me disent que des membres de la famille impériale vont devenir mes hôtes. Cependant ne craignez rien, mes nobles amis… ceux dont le regard est la vie sont prêts à répandre avec profusion leurs faveurs sur des étrangers aussi dignes d’honneur que ceux qu’ils trouveront ici. Néanmoins mon front doit toucher le seuil de ma porte pour les recevoir d’une manière convenable. » En parlant ainsi il se rendit en toute hâte à la porte extérieure du bâtiment.

« Chaque pays a ses coutumes, » dit le comte en suivant son hôte, et en prenant sous son bras le bras de son épouse ; « mais, Brenhilda, elles sont si différentes, qu’il n’est pas étonnant que chaque peuple trouve bizarres les usages des autres. Ici, cependant, par déférence pour mon hôte, je baisserai mon cimier de la manière qui semble être exigée. » À ces mots il suivit Agelastès dans l’antichambre, où une nouvelle scène les attendait.