Le Comte Robert de Paris/21

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 268-276).


CHAPITRE XXI.

LA CONSPIRATION.


Quant à tous ces autres coquins de parents, la destruction va les poursuivre aux talons. Bon oncle, aidez-moi à faire partir des troupes pour Oxford, ou pour tout autre lieu où les traîtres sont réunis : ils ne vivront pas en ce monde, je le jure.
Shakspeare. Richard II.


En prononçant les dernières paroles rapportées dans le chapitre précédent, Hereward laissa le comte dans son appartement, et se rendit au palais de Blaquernal. Nous avons rendu compte de sa première entrée à la cour ; mais depuis lors il y avait été fréquemment appelé, non seulement par ordre de la princesse Anne Comnène qui se plaisait à lui faire des questions sur les coutumes de son pays natal, et à rédiger ensuite les réponses dans un style ampoulé, mais aussi par commandement exprès de l’empereur lui-même qui avait l’humeur de tant d’autres princes, celle de désirer obtenir des renseignements directs de personnes d’un rang fort inférieur. L’anneau que la princesse avait donné au Varangien lui avait servi plus d’une fois de mot d’ordre, et cet anneau était alors si généralement reconnu par les esclaves du palais, qu’Hereward n’eut qu’à le glisser dans la main d’un de leurs chefs pour être introduit dans une petite chambre assez voisine du salon dédié aux Muses, dont nous avons déjà parlé. Dans ce petit appartement, l’empereur, son épouse Irène et leur savante fille Anne Comnène, étaient assis ensemble, couverts de vêtements fort ordinaires ; et au fait l’ameublement du cabinet lui-même ne différait nullement de celui d’un respectable particulier ; seulement des coussins d’édredon étaient suspendus devant chaque porte, pour mettre en défaut la curiosité des gens du palais.

« Notre fidèle Varangien, dit l’impératrice. — Mon guide et mon maître en ce qui touche les usages de ces hommes d’acier, dont il est nécessaire que je me forme une idée exacte, ajouta la princesse Anne Comnène. — Votre Majesté impériale, reprit l’impératrice, ne pensera point, je l’espère, que son épouse et sa fille inspirée par les Muses, soient de trop pour apprendre les nouvelles que vous apporte cet homme brave et loyal. — Ma chère épouse, ma chère fille, répondit l’empereur, je vous ai jusqu’à présent épargné le fardeau d’un pénible secret que j’ai renfermé dans mon propre sein, quoiqu’il m’en ait coûté pour endurer seul une si grande douleur. Ma noble fille, c’est vous qui sentirez surtout le poids de cette calamité, en apprenant qu’il ne vous faut plus songer qu’avec horreur à l’homme dont votre devoir a été jusqu’ici d’avoir une opinion toute différente. — Sainte Marie ! s’écria la princesse. — Remettez-vous, ma fille, répliqua l’empereur ; rappelez-vous que vous êtes enfant de la chambre de pourpre, née non pour pleurer sur les injures faites à votre père, mais pour les venger… et que vous ne devez pas attacher la moitié autant d’importance même à l’homme qui couche à votre côté, qu’à la grandeur impériale et sacrée à laquelle vous participez vous-même. — Que présage un semblable discours ? » demanda Anne Comnène avec une grande agitation.

« On dit, répliqua l’empereur, que le césar oublie toutes mes bontés, même celle qui l’a admis au sein de ma famille, et qui l’a fait mon fils par adoption. Il s’est associé à une bande de traîtres, dont les noms seuls suffiraient pour évoquer le malin esprit, comme pour se saisir plus infailliblement de sa proie.

« Nicéphore en est-il donc capable ? » dit la princesse stupéfaite et consternée, « Nicéphore qui a souvent appelé mes yeux les lumières qui le dirigeaient dans son chemin ? A-t-il pu se conduire ainsi à l’égard de mon père, dont il a écouté les exploits heure par heure, protestant ne pas savoir si c’était la beauté du style ou l’héroïsme des actions qui l’enchantait davantage ! Pensant les mêmes pensées, voyant avec les mêmes yeux, aimant avec le même cœur… ô mon père ! il est impossible qu’il soit si faux. Songez au temple des Muses qui est si près ! — Si j’y songeais, se dit Alexis au fond du cœur, je songerais à la seule excuse qui puisse être alléguée en faveur du traître. Un peu de miel, c’est bien ; mais le gâteau tout entier accable de dégoût. » Puis il reprit tout haut : « Ma fille, consolez-vous ; il nous répugnait à nous-même de croire à cette honteuse vérité ; mais nos gardes ont été débauchés ; leur commandant, cet ingrat Achille Tatius, ainsi qu’Agelastès, non moins traître, se sont laissés séduire au point de consentir à favoriser notre emprisonnement ou notre assassinat. Hélas ! pauvre empire ! c’est au moment où il a le plus besoin de la tendresse d’un père, qu’il en eût été privé par un coup soudain et impitoyable ! »

Ici l’empereur pleura ; mais fut-ce de la perte qu’auraient pu faire ses sujets ou de celle de sa propre vie ?… Il serait difficile de le dire.

« Il me semble, dit Irène, que Votre Altesse impériale est bien lente à prendre des mesures contre le danger. — Avec votre gracieuse permission, ma mère, répliqua la princesse. Je dirais plutôt que l’empereur a été bien prompt à y croire. Il me semble que le témoignage d’un Varangien, en accordant qu’il est le plus brave de tous les soldats, n’est qu’une preuve bien chétive contre l’honneur de votre gendre… contre la bravoure et la fidélité à toute épreuve du capitaine de vos gardes… contre le bon sens, la vertu et la profonde sagesse du plus grand de vos philosophes… — Et contre l’amour-propre d’une fille trop savante, interrompit l’empereur, qui ne veut pas permettre à son père de juger en ce qui le concerne. Je vous le dis, Anne, je les connais tous, et je sais quelle foi je puis mettre en eux. L’honneur de votre Nicéphore… la valeur et la bravoure de l’Acolouthos… la vertu et la sagesse d’Agelastès ! n’ai-je pas eu tout cela dans ma bourse ? et si ma bourse avait continué à être bien remplie, si mon bras était encore aussi vigoureux que naguère, nul d’entre eux ne serait changé. Mais les papillons s’envolent quand le temps devient froid, et il faut que je brave la tempête sans leur secours. Vous parlez de manque de preuves ? j’ai des preuves suffisantes quand je vois le danger ; cet honnête soldat m’a communiqué des renseignements qui s’accordent avec mes propres remarques particulières. Il sera le Varangien des Varangiens ; il sera nommé Acolouthos en place du traître ; et qui sait ce que nous pourrons encore faire pour lui ? — S’il plaît à Votre Majesté, » dit le Varangien qui avait jusque-là gardé le silence, « bien des gens dans cet empire parviennent aux dignités par la chute de leurs anciens patrons, mais c’est un moyen que je ne puis concilier avec ma conscience. D’ailleurs je viens de retrouver une personne qui m’est chère, et dont j’étais séparé depuis longtemps : c’est pourquoi je compte demander avant peu à Votre Majesté qu’elle me permette de quitter ce pays où je laisserai des milliers d’ennemis, et d’aller vivre, comme beaucoup de mes compatriotes, sous la bannière du roi Guillaume d’Écosse… — Toi, me quitter, homme sans pareil ! » s’écria l’empereur avec emphase ; « et où trouverai-je un soldat, un défenseur, un ami si fidèle ? — — Noble prince, répliqua l’Anglo-Saxon, je suis très sensible à votre bonté et à votre magnificence ; mais souffrez que je vous prie de m’appeler par mon propre nom, et de ne me promettre rien autre chose que votre pardon pour avoir été cause d’une telle révolution parmi les serviteurs de Votre Majesté. Non seulement il me sera pénible de voir le destin qui menace Achille Tatius, mon bienfaiteur, le césar qui, je crois, me voulait du bien, et même Agelastès, et d’avoir à me dire que j’y aurai contribué ; mais encore j’ai remarqué qu’il arrivait souvent que ceux à qui Votre Majesté impériale avait prodigué la veille les expressions les plus manifestes de sa faveur étaient le lendemain condamnés à servir de pâture aux corneilles et aux corbeaux ; et, je l’avoue, c’est une fin pour laquelle je ne voudrais pas qu’on pût dire que j’ai apporté mes membres anglais sur les côtes de la Grèce. — T’appeler par ton propre nom, mon Édouard ! » dit l’empereur, et il se dit à voix basse : Par le ciel ! j’ai encore oublié le nom de ce barbare !… « Oui, je t’appellerai certainement par ton nom pour le présent, et jusqu’à ce que j’en puisse trouver un plus digne de la confiance que je mets en toi. En attendant, jette un coup d’œil sur ce parchemin, qui contient, je pense, tous les renseignements que nous avons pu recueillir sur ce complot, et passe-le à ces femmes incrédules qui ne croiront pas qu’un empereur puisse être en danger, avant que les poignards des conspirateurs frappent sur ses côtes. »

Hereward fit ce qu’on lui demandait, et, après avoir examiné le parchemin, dont il indiqua en baissant la tête qu’il approuvait le contenu, il le présenta à Irène. L’impératrice ne mit pas long-temps à le lire, et le passant à sa fille d’un air si courroucé qu’elle eut peine à indiquer le passage qui excitait si violemment sa colère : « Lis, » lui dit-elle avec chaleur, « lis, et juge de la reconnaissance et de l’affection de ton césar. »

La princesse Anne Comnène, se réveillant d’un état de mélancolie profonde, jeta les yeux sur le passage qui lui était indiqué, d’abord avec un air de curiosité languissante qui fut bientôt remplacé par l’intérêt le plus vif. Elle serra le parchemin comme le faucon serre sa proie, son œil s’enflamma d’indignation, et ce fut avec le cri de cet oiseau qu’elle s’écria : « Traître infâme ! traître sanguinaire ! que voulais-tu donc encore ? Non, mon père, » disait-elle en se levant furieuse, « ce ne sera pas la voix d’une princesse trompée qui intercédera pour soustraire le traître Nicéphore à la sentence qu’il a méritée ! Croit-il qu’on puisse divorcer avec une femme née dans la chambre de pourpre… l’assassiner peut-être… avec la simple formule des Romains : Rends-moi les clefs… ne te charge plus des soins du ménage[1] ? Une fille du sang des Comnène doit-elle être exposée à des insultes que le dernier des citoyens se permet à peine envers une esclave qui préside à l’intérieur de sa maison ? »

En parlant ainsi, elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux, et sa figure, naturellement aussi douce que belle, avait l’expression d’une furie. Hereward la regardait avec un mélange de crainte, de dégoût et de pitié. Elle éclata de nouveau, car la nature, en la douant de grandes qualités, lui avait en même temps donné d’énergiques passions bien supérieures à la froide ambition d’Irène ou à la politique rusée, double et astucieuse de l’empereur.

« Il le paiera cher ! s’écria-t-elle ; il le paiera cher !… le traître, avec son sourire et ses caresses !… Et pour une barbare qui répudie son sexe ! Je m’en doutai lors du festin que nous donna ce vieux fou… Et pourtant si cet indigne césar s’expose à la chance des armes, il est moins prudent que je n’avais lieu de le croire. Pensez-vous qu’il aura la folie de nous faire un affront si public, mon père ? et ne trouverez-vous pas quelques moyens d’assurer notre vengeance ? — Oh ! pensa l’empereur, voici une difficulté de moins ; avide de vengeance, elle aura besoin de frein et de bride plus que d’éperon. Si toutes les femmes jalouses de Constantinople s’abandonnaient à leur fureur avec autant d’impétuosité, nos lois, comme celles de Dracon, ne seraient pas écrites avec de l’encre, mais avec du sang… Écoutez-moi, maintenant, dit-il à haute voix, « ma femme, ma fille, et toi, mon cher Édouard, et vous apprendrez, mais vous trois seulement, la manière dont je suis décidé à conduire le vaisseau de l’État au milieu de ces écueils.

« Voyons d’abord distinctement, continua Alexis, les moyens par lesquels ils se proposent d’agir, et ils nous apprendront comment nous pourrons nous y opposer. Un certain nombre de Varangiens sont malheureusement séduits, sous prétexte d’injustices habilement mises en avant par leur infâme général. Une partie d’entre eux doivent être postés près de notre personne… Quelques uns supposent que le traître Ursel est mort ; mais quand il en serait ainsi, son nom suffit pour réunir ses anciens complices… J’ai le moyen de les satisfaire sur ce point, mais je n’en parlerai pas pour le moment… Un corps considérable des gardes immortelles s’est aussi laissé séduire, et doit être placé de manière à secourir la poignée de traîtres Varangiens qui ont formé le complot pour attaquer ma personne… Or, un changement dans les postes qu’occupent les divers corps, que toi-même, mon fidèle Édouard, ou… ou bien… mais n’importe ton nom, que toi, dis-je, tu aurais plein pouvoir de faire, dérangera les plans des conspirateurs, et placera les soldats fidèles autour d’eux, en position de les tailler en pièces s’il le faut. — Et le combat, sire ? dit le Saxon. — Tu ne serais pas un vrai Varangien si tu ne m’avais adressé cette question, » dit l’empereur d’un air de bonne humeur. « Le combat, c’est le césar qui en a eu l’idée, et j’aurai soin qu’il en subisse toutes les conséquences dangereuses. Il ne peut, sans déshonneur, refuser de se mesurer avec cette femme, quelque étrange que cela puisse être. Et quelle qu’en soit l’issue, la conspiration éclatera, et comme assurément ce sera contre des personnes bien préparées et armées, elle sera étouffée dans le sang des conspirateurs ! — Ma vengeance n’exige pas ce duel, dit la princesse, et votre honneur impérial est intéressé aussi à ce que cette comtesse soit protégée. — Ceci ne me regarde pas, répliqua l’empereur. Elle est venue ici avec son époux sans y être invitée ; il s’est conduit insolemment en ma présence, et il mérite tout ce qui peut résulter pour lui et pour sa femme de leur folle entreprise. À vrai dire, je ne désirais guère que l’effrayer avec ces animaux que son ignorance croyait enchantés, et alarmer un peu son épouse par l’impétuosité d’un amant grec, et ma vengeance se serait bornée là. — Et ç’aurait été une bien misérable vengeance ! dit l’impératrice. Vous, déjà arrivé au milieu de la vie ; vous dont l’épouse peut encore mériter quelque attention, vouloir causer des craintes jalouses à un aussi bel homme que le comte Robert, et donner l’alarme à une amazone telle que sa femme ! — Non pas, dame Irène, avec votre permission, dit l’empereur ; j’ai laissé ce rôle de la comédie à mon gendre le césar. »

Mais le pauvre empereur, en fermant ainsi une écluse, ne fit qu’en ouvrir une autre plus formidable. « C’est encore plus indigne de votre sagesse impériale, mon père ! s’écria la princesse Anne Comnène ; il est honteux qu’avec une sagesse et une barbe comme la vôtre, vous vous mêliez d’indécentes folies qui introduisent le trouble dans l’intérieur des familles, et que cette famille soit celle de votre propre fille ! Qui peut dire que le césar Nicéphore Brienne ait jamais jeté les yeux sur une autre femme que son épouse, avant que l’empereur lui eût appris à le faire, et l’eût ainsi enveloppé dans un tissu d’intrigues et de trahisons, au milieu desquelles il a mis en danger la vie de son beau-père ? — Ma fille ! ma fille ! ma fille !… s’écria l’impératrice, il faut être fille d’une louve, je crois, pour accuser ainsi son père dans un si malheureux moment, quand tout le loisir qu’il a ne lui suffit pas pour défendre sa propre vie ? — Femmes ! faites trêve à vos clameurs insensées, répliqua Alexis, et laissez-moi du moins agir pour sauver ma vie, sans me troubler par vos discours ridicules. Dieu sait si je suis homme à encourager, je ne dirai pas la réalité, mais même la simple apparence du mal. »

Il prononça ces mots en se signant et en poussant un dévot soupir. À cet instant, sa femme Irène s’avança devant lui, et lui dit d’un ton d’ironie amère qui ne pouvait provenir que d’une haine conjugale long-temps comprimée et qui rompait soudain toutes les digues : « Alexis, terminez cette affaire comme bon vous semblera ; vous avez vécu en hypocrite, et vous ne manquerez pas de mourir de même ! » Après ces mots, prononcés avec l’accent d’une noble indignation, emmenant sa fille avec elle, elle sortit de l’appartement.

L’empereur les regarda s’éloigner avec quelque confusion. Cependant il se remit bientôt, et se tournant vers Hereward avec un air de majesté blessée : « Ah ! mon cher Édouard, » lui dit-il (car ce nom s’était gravé dans son esprit à la place de celui d’Hereward), « tu vois comme les grands de ce monde, comme l’empereur lui-même, dans des moments critiques, est exposé à voir mal interpréter ses intentions aussi bien que le plus humble bourgeois de Constantinople ; néanmoins ma confiance en toi est si grande, Édouard, que je voudrais te voir persuadé que ma fille Anne Comnène n’a pas le caractère de sa mère, mais plutôt le mien. Si je respecte encore avec une religieuse fidélité les liens indignes que j’espère bientôt rompre, c’est pour la charger d’autres chaînes d’amour qu’elle portera plus légèrement. Édouard, ma principale confiance est en toi. Le hasard nous présente la plus favorable occasion, si nous savons en profiter, en rassemblant tous les traîtres devant nous en un même lieu. Pense alors, pense ce jour-là, comme les Francs le disent dans leurs tournois, que de beaux yeux te regardent. Il n’est aucun don en mon pouvoir que je ne sois disposé à t’accorder avec le plus vif plaisir et à la vue de tout le monde. — Je n’ai besoin de rien, » répondit le Saxon un peu froidement ; « ma plus haute ambition est de mériter cette épitaphe : « Hereward fut fidèle. » Je vais cependant vous demander une preuve de votre confiance impériale qui peut-être vous semblera trop forte. — Vraiment ! En un mot, que demandes-tu ? — La permission de me rendre au camp du duc Godefroid de Bouillon, et de solliciter sa présence dans la lice pour qu’il soit témoin d’un combat si extraordinaire. — Pour qu’il puisse revenir avec ses fous de croisés et saccager Constantinople, sous prétexte de rendre justice à ses confédérés ! Du moins, Varangien, ce n’est pas déguiser tes intentions. — Non, par le ciel ! » répliqua brusquement Hereward. « Le duc de Bouillon ne viendra qu’avec un nombre suffisant de chevaliers, pour avoir une garde raisonnable dans le cas où l’on voudrait employer la trahison contre la comtesse de Paris. — Eh bien, j’acquiescerai à une pareille demande. Mais toi, Édouard, si tu trahis ma confiance, songe que tu perds tout ce que t’a promis mon amitié, en qu’en outre tu encours la damnation due au traître qui trahit avec un baiser. — Quant à la récompense dont vous parlez, sire, je renonce dès à présent à tous les droits que je puis y avoir. Lorsque le diadème sera replacé solidement sur votre tête, et le sceptre dans votre main, si je suis encore vivant et si mes faibles services vous paraissent le mériter, je vous demanderai les moyens de quitter cette cour, et de retourner dans l’île lointaine où je suis né. En attendant, ne croyez pas que je sois infidèle parce que j’ai les moyens de l’être en effet. Votre Altesse impériale verra qu’Hereward lui est aussi fidèle que votre main droite l’est à votre main gauche. » Après ces mots, il se retira en faisant un profond salut.

L’empereur le regarda partir avec une physionomie où l’incertitude se mêlait à l’admiration.

« Je lui ai accordé, se dit-il, tout ce qu’il m’a demandé, et même les moyens de me perdre tout-à-fait, s’il en a la volonté. Il n’a qu’à dire un mot, un seul mot, et toute la bande de ces imbéciles croisés, maintenus en bonne humeur avec nous aux dépens de tant de ruses, et de plus d’argent encore, reviendra mettre à feu et à sang Constantinople, et semer de sel la place qu’elle occupe aujourd’hui. J’ai fait ce que j’avais résolu de ne faire jamais… J’ai confié mon empire et ma vie à la foi du fils d’une femme. Combien ai-je souvent dit, juré même que je ne me hasarderais pas à un tel péril ? et pourtant, peu à peu, je m’y suis exposé ! Je ne sais… mais il y a dans l’air et dans les discours de cet homme une bonne foi qui chasse mes craintes, et chose presque incroyable, ma confiance en lui a augmenté à mesure que j’ai découvert combien je pouvais peu compter sur lui. Je lui ai présenté, comme un rusé pêcheur, tous les appâts imaginables, et quelques uns auraient pu tenter un roi ; mais il ne s’est laissé prendre à aucun, : il avale, si je puis parler ainsi, l’hameçon nu, et entreprend de me servir sans intérêt personnel… Se peut-il que ce soit une double trahison ?… ou serait-ce ce qu’on appelle du désintéressement ?… Si je croyais qu’il pût me tromper ! il n’est pas encore trop tard, il n’a pas encore traversé le pont, il n’est point encore hors de la portée des gardes du palais, qui n’hésitent pas, qui ne connaissent point la désobéissance… Mais non, je serais alors seul au monde, sans ami, sans confident… J’entends le bruit de la porte extérieure qui s’ouvre ; le sentiment du péril rend, à coup sûr, mes oreilles plus fines que d’habitude… Elle se referme, le sort en est jeté ! Il est en liberté, et Alexis Comnène est réduit à régner ou à mourir, suivant la foi incertaine d’un Varangien mercenaire. » Il frappa des mains ; un esclave parut, il lui demanda du vin. Il but, et son courage se ranima. « Je suis décidé, dit-il, et j’attendrai avec résolution le résultat de ce coup de dé. »

À ces mots, il se retira dans son appartement, et ne reparut pas de la soirée.



  1. Formule laconique du divorce romain. w. s.