Le Comte Robert de Paris/25

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 304-309).


CHAPITRE XXV.


Le ciel connaît son temps ; la balle a son destin, la flèche et la javeline ont chacune leur but déterminé, les animaux même des classes inférieures ont chacun leur tâche séparée.
Vieille Comédie.


Agelastès, après avoir rencontré l’empereur, comme nous l’avons déjà dit, et après avoir pris à la hâte les mesures qui lui semblèrent favorables au succès de la conspiration, retourna dans le pavillon de son jardin, où était encore la comtesse de Paris, n’ayant pour toute société qu’une vieille nommée Vexhelia, la femme du soldat qui avait accompagné Bertha au camp des croisés ; car la fidèle jeune fille avait stipulé que pendant son absence, sa maîtresse ne resterait pas seule, et que la personne qui tiendrait compagnie à la comtesse serait attachée de quelque façon à la garde varangienne. Le philosophe avait joué dans cette journée le rôle de politique ambitieux, d’esclave égoïste des circonstances, de sombre et subtil conspirateur ; et maintenant il semblait, comme pour épuiser le catalogue de ces différents rôles dans le drame humain, vouloir prendre le caractère d’un sophiste rusé, et justifier les artifices par lesquels il avait acquis sa fortune et son rang, par lesquels il espérait même s’élever jusqu’à l’empire. — Belle comtesse, dit-il, à quel propos portez-vous un voile de mélancolie sur vos aimables traits ? — Pensez-vous donc, répondit Brenhilda, que je sois un morceau de bois, une pierre, une créature dénuée de tous sentiments, pour endurer mortifications, emprisonnement, dangers et détresse, sans que ma figure exprime les afflictions naturelles à l’humanité ? Vous imaginez-vous qu’une dame comme moi, aussi libre que le faucon sauvage, puisse souffrir l’outrage qu’on lui fait en la retenant captive, sans se sentir offensée, sans s’irriter contre les auteurs de sa captivité ?… Et crois-tu que je veuille recevoir des consolations de toi… de toi… un des plus actifs machinateurs de ce tissu de trahisons dont on m’a si bassement enveloppée ? — Pour moi, j’en suis tout-à-fait innocent, répliqua Agelastès ; frappez des mains, demandez ce que bon vous semblera, et l’esclave qui refusera de vous obéir à l’instant même serait heureux de n’être pas né. N’ai-je pas, par égard pour votre sûreté et votre honneur, consenti à être quelque temps votre gardien ? Sinon le césar aurait usurpé cet office, le césar dont vous connaissez le but, et vous pouvez pressentir par quels moyens il eût su l’atteindre. Pourquoi donc pleurer comme un enfant ? parce que vous êtes soumise pour un temps bien court à une contrainte honorable que le bras renommé de votre mari terminera probablement demain, long-temps avant midi ? — Ne peux-tu comprendre, homme qui as beaucoup de paroles mais peu de pensées honorables, qu’un cœur tel que le mien, accoutumé à ne compter que sur ma propre force et ma propre valeur, doit être nécessairement accablé de honte en se voyant forcé de devoir, même à l’épée d’un mari, un salut que je ne voudrais devoir qu’à la mienne ? — Comtesse, votre orgueil vous abuse, l’orgueil, le défaut dominant des femmes. Croyez-vous qu’il n’y ait pas une présomption coupable à dépouiller le caractère d’épouse et de mère pour adopter celui d’une de ces folles écervelées qui, comme les fanfarons de l’autre sexe, sacrifient tout ce qui est honorable et utile à une frénétique et ridicule affectation de courage ? Croyez-moi, belle dame, la véritable vertu consiste à se tenir gracieusement à sa place dans la société, à élever ses enfans et à charmer l’autre sexe. Tout ce qui sortira de cette sphère peut vous rendre haïssable et terrible, mais ne peut rien ajouter à vos aimables qualités. — Tu prétends être philosophe ; il me semble que tu devrais savoir que la renommée, qui suspend ses guirlandes sur la tombe d’un vaillant héros, ou d’une vaillante héroïne, vaut mieux que toutes les mesquines occupations auxquelles les personnes ordinaires consacrent leur vie entière. Une heure d’existence bien remplie de glorieuses actions et de nobles périls vaut de longues années de ce vil respect pour un ridicule décorum dans lequel on traîne son existence, comme des eaux croupissantes à travers un marécage, sans honneur et sans distinction. — Ma fille, » dit Agelastès en s’approchant davantage de la comtesse, « c’est avec peine que je vous vois plongée dans des erreurs que quelques instants d’une réflexion calme pourraient dissiper. Nous pouvons nous flatter, et la vanité humaine se flatte ordinairement, que des êtres infiniment plus puissants que les simples mortels s’occupent tous les jours à mesurer le bien et le mal de ce monde, l’issue des combats et le destin des empires, suivant leurs propres idées du juste et de l’injuste, ou plus exactement, d’après ce que nous considérons nous-mêmes comme tels. Les païens grecs, renommés pour leur sagesse et couverts de gloire pour leurs actions, expliquaient aux hommes d’une intelligence ordinaire l’existence supposée de Jupiter et de son panthéon, où différentes déités présidaient aux différentes vertus et aux différents vices, et réglaient la fortune temporelle et le bonheur futur de ceux qui les pratiquaient. Les plus instruits et les plus sages des anciens rejetaient cette explication vulgaire ; et, quoiqu’ils affectassent en public de déférer à la croyance générale, ils niaient sagement, en particulier, devant leurs disciples, les grossières impostures du Tartare et de l’Olympe, les vaines doctrines concernant les dieux eux-mêmes, et l’attente extravagante que concevait le vulgaire d’une immortalité qu’on supposait réservée à des créatures mortelles, aussi bien dans la conformation de leurs corps que dans la conformation intérieure qu’ils appellent leurs âmes. Quelques uns de ces hommes sages et bons accordaient l’existence de ces prétendues divinités, mais ils niaient qu’elles prissent plus d’intérêt aux actions de l’espèce humaine qu’à celles des animaux inférieurs. Une vie gaie, joyeuse, insouciante, la vie que menaient les disciples d’Épicure, était celle qu’ils assignaient aux dieux dont ils admettaient l’existence. D’autres, plus hardis ou plus conséquents, niaient absolument l’existence des divinités qui n’avaient ni but ni objet, et croyaient que des êtres surnaturels, dont l’existence et les attributs ne nous étaient pas prouvés par des apparences surnaturelles, n’existaient réellement pas. — Arrête, misérable ! s’écria la comtesse, et sache que tu ne parles pas à un de ces aveugles païens dont tu exprimes les abominables doctrines. Sache que, si je puis errer, je suis néanmoins une fille sincère de l’Église, et cette croix que je porte sur mon épaule est un emblème suffisant des vœux que j’ai faits pour sa cause. Sois donc aussi prudent que tu es rusé ; car, crois-moi, si tu insultes, si tu calomnies davantage ma sainte religion, et que je ne puisse te répondre avec des paroles, je n’hésiterai pas à te répliquer avec la pointe de mon poignard. — C’est un argument, charmante dame, dit Agelastès en s’éloignant un peu de Brenhilda, « que je ne désire nullement forcer votre douceur à employer. Mais quoique je ne doive vous rien dire de ces puissances supérieures et bienveillantes auxquelles vous attribuez le gouvernement du monde, vous ne vous offenserez sûrement pas si je vous parle de ces basses superstitions qui ont été admises pour expliquer ce que les mages appellent le mauvais principe. A-t-on jamais reçu dans une croyance humaine un être aussi vil… je dirais presque aussi ridicule… que le Satan chrétien ? La figure et les membres d’un bouc, des traits grotesques, faits pour exprimer les plus exécrables passions ; un degré de puissance à peine inférieur à celle de la Divinité, et en même temps une adresse à peine égale à celle des plus stupides animaux ! Qu’est-ce que cet être, qui est au moins le second arbitre de la race humaine, sinon un esprit immortel, armé de misérable malice ou du pauvre dépit d’un vieillard vindicatif ou d’une vieille femme ? »

Agelastès fit une singulière pause dans cette partie de son discours. Un miroir d’une très grande dimension était suspendu dans l’appartement, de manière que le philosophe put y voir se réfléchir la figure de Brenhilda et remarquer le changement de sa physionomie, quoiqu’elle eût détourné sa face de lui par horreur des doctrines qu’il débitait. Le philosophe avait les yeux naturellement fixés sur cette glace, et il demeura interdit en voyant une forme humaine se glisser de derrière l’ombre d’un rideau, et le regarder avec la mine et l’expression que l’on donne au Satan de la mythologie des moines ou au satyre des temps païens.

« Homme ! » dit Brenhilda dont l’attention était aussi attirée par cette apparition extraordinaire qui semblait être le diable lui-même, « tes infâmes paroles et tes pensées plus infâmes encore ont-elles évoqué le démon près de nous ? S’il en est ainsi, congédie-le à l’instant, ou sinon, par Notre-Dame des Lances rompues, tu connaîtras quel est le caractère d’une fille de France, quand elle se trouve en présence du diable en personne, ou de ceux qui prétendent pouvoir l’évoquer ! Je ne désire pas entrer en lutte à moins d’y être contrainte ; mais s’il faut que je combatte un ennemi si horrible, crois bien qu’on ne pourra pas dire que Brenhilda l’aura redouté. »

Agelastès, après avoir regardé avec surprise et horreur la figure qui se réfléchissait dans le miroir, tourna la tête pour examiner l’objet dont la réflexion était si étrange. Mais il avait disparu derrière le rideau, et ce ne fut qu’une minute ou deux après que la figure, moitié railleuse, moitié refrognée, se montra de nouveau dans le miroir.

« Par les dieux ! s’écria Agelastès… — Auxquels vous avez tout à l’heure déclaré ne pas croire, ajouta la comtesse. — Par les dieux ! » répéta Agelastès se remettant un peu de sa peur, « c’est Sylvain, cette singulière caricature de l’humanité, qui fut amenée, dit-on de Taprobane ! Je gage qu’il croit aussi à son jovial dieu Pan, ou au vieux Sylvain. Aux yeux de l’ignorant, c’est une créature effroyable, mais elle fuit devant le philosophe comme l’ignorance devant le savoir. » En parlant ainsi, il tira d’une main le rideau sous lequel l’animal s’était blotti lorsqu’il était entré par la fenêtre du pavillon, et de l’autre, tenant un bâton levé, il le menaça de le châtier, et en même temps il lui cria : « Comment donc, Sylvain ? quelle est cette insolence ?… À ta place ! »

En prononçant ces mots il frappa l’animal ; le coup tomba malheureusement sur sa main blessée, et réveilla la douleur que lui causait cette blessure. Son caractère sauvage revint tout-à-coup ; il oublia pour le moment toute crainte de l’homme, et, poussant un cri féroce bien qu’étouffé, il se jeta sur le philosophe et lui serra le cou, avec une extrême furie, de ses bras robustes et nerveux. Le vieillard fit vainement tous ses efforts pour s’arracher des mains de l’animal. Sylvain ne lâcha point prise, il noua plus fortement ses bras nerveux autour du cou du philosophe, et accomplit son dessein de ne point lâcher son ennemi avant qu’il eût rendu le dernier soupir. Deux cris affreux, accompagnés chacun d’une effrayante grimace et d’une pression de main plus forte, terminèrent en moins de cinq minutes le terrible combat.

Agelastès resta étendu sans vie, et son meurtrier Sylvain, s’éloignant du cadavre en bondissant, comme épouvanté de ce qu’il avait fait, s’échappa par la fenêtre. La comtesse demeura muette de surprise, ne sachant si elle venait de voir un exemple immédiat des jugements du ciel, ou l’exécution de sa vengeance par des moyens purement humains. Vexhelia ne fut pas moins étonnée, quoiqu’elle connût beaucoup mieux l’animal.

« Madame, dit-elle, cette créature gigantesque est un animal d’une grande force, ressemblant à l’espèce humaine pour la forme, mais plus haut de taille, et, encouragé par le sentiment de son extrême vigueur ; il est quelquefois malveillant dans ses rapports avec les hommes. J’ai entendu dire par les Varangiens qu’il appartenait à la ménagerie impériale. Il est convenable que nous enlevions le corps de ce malheureux homme, et que nous le cachions dans quelque buisson du jardin. Il n’est pas probable que son absence soit remarquée ce soir, et demain il se passera des choses qui empêcheront vraisemblablement qu’on ne s’occupe beaucoup de lui. » La comtesse Brenhilda ne refusa point, car elle n’était pas de ces femmes timides qui tremblent d’effroi à la vue d’un cadavre.

Se fiant à la parole qu’elle avait donnée, Agelastès avait permis à la comtesse et à sa suivante de parcourir librement le jardin, ou du moins la partie qui avoisinait le pavillon. Elles ne couraient donc pas grand risque d’être interrompues ; elles prirent le corps du philosophe et le déposèrent sans beaucoup de peine dans la partie la plus touffue d’un des bosquets dont le jardin était rempli.

Comme elles regagnaient le lieu de leur demeure ou de leur emprisonnement, la comtesse, moitié se parlant à elle-même, moitié s’adressant à Vexhelia, dit : « J’en suis fâchée, non pas que l’infâme misérable n’ait mérité que la punition du ciel tombât sur lui au moment même où il blasphémait et se vantait de son impiété, mais parce que le courage et la bonne foi de l’infortunée Brenhilda peuvent être soupçonnés, puisque le scélérat a été précisément assassiné lorsqu’il se trouvait seul avec elle et sa suivante, et que personne n’a vu la manière dont est mort ce vieux blasphémateur… Tu sais, » ajouta-t-elle en s’adressant au ciel… « tu sais, toi, sainte Dame des Lances rompues, protectrice de Brenhilda et de son époux, que, quelles que puissent être mes fautes, je suis exempte du moindre soupçon de trahison ; je remets ma cause entre tes mains, et je me confie en ta sagesse et en ta bonté pour porter témoignage en ma faveur. » Tout en parlant ainsi elles retournèrent au pavillon sans être aperçues, et ce fut par des prières pieuses et résignées que la comtesse termina cette soirée tragique.