Le Comte Robert de Paris/31

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 357-366).


CHAPITRE XXXI.

LE PARDON.


Demain… oh ! c’est bientôt ! Épargne-le, épargne-le ; il n’est pas préparé à mourir.
Shakspeare.


Au moment où Tatius, sentant combien sa sûreté était compromise, cherchait à saisir le fil dangereux de la politique, un conseil privé de la famille impériale se tenait dans la salle appelée le Temple des Muses, que nous avons souvent désignée comme l’appartement où la princesse Anne Comnène avait coutume de faire ses lectures du soir. Le conseil se composait de l’impératrice Irène, de la princesse elle-même et de l’empereur ; le patriarche de l’église grecque y assistait en outre, comme une sorte de médiateur entre un excès de sévérité et un degré dangereux de douceur.

« Ne me débitez pas, Irène, disait l’empereur, toutes les belles choses qu’on peut dire en faveur de la pitié. Je viens de renoncer à ma vengeance si juste contre mon rival Ursel, et quel avantage en ai-je retiré ? Cet obstiné vieillard, au lieu de devenir traitable et d’être sensible à la générosité qui lui a laissé la vie et les yeux, ne consent qu’à peine à faire quelques efforts en faveur du prince à qui il en est redevable. J’avais coutume de croire que la vue et le souffle de la vie étaient des choses que l’on conservait au prix de tous les sacrifices ; maintenant, au contraire, je pense qu’on ne les estime que comme de simples joutes ; ne me parlez donc pas de la reconnaissance que je ferais naître en épargnant ce jeune ingrat ; et croyez, ma fille, » ajouta-t-il en se tournant vers Anne, « que non seulement tous mes sujets se riraient de moi si je pardonnais à un homme si ardent à me perdre, mais qu’encore vous seriez la première à me reprocher cette ridicule indulgence que vous faites maintenant tant d’efforts pour m’arracher. — Votre bon plaisir impérial, dit le patriarche, est donc irrévocablement que votre malheureux gendre reçoive la mort pour sa complicité, bien qu’il ait été entraîné par cet infâme païen Agelastès et par le traître Achille Tatius ? — Telle est mon intention, répondit l’empereur ; et pour preuve que je ne veux pas, comme je l’ai fait pour Ursel, exécuter la sentence en apparence, le traître, l’ingrat va être conduit du haut de l’échelle de l’Achéron, dans la salle appelée Chambre du Jugement, où sont déjà faits les préparatifs de l’exécution ; et je jure… — Ne jurez rien ! s’écria le patriarche ; au nom du ciel dont la voix parle par ma bouche, je vous défends, tout indigne que je sois, d’éteindre le chanvre qui fume encore, de détruire la faible espérance que votre gendre peut avoir d’obtenir son pardon dans le court délai qui lui reste encore. Rappelez-vous, je vous en conjure, les remords de Constantin. — Que veut dire Votre Révérence ? demanda Irène. — Une bagatelle, répliqua l’empereur, indigne de sortir d’une bouche comme celle du patriarche, puisque c’est, suivant toutes les probabilités, un reste de paganisme. — Qu’est-ce donc ? » s’écrièrent les princesses avec chaleur, dans l’espoir d’entendre quelque chose qui pût augmenter la force de leurs arguments, et mues peut-être par la curiosité qui ne sommeille guère dans un cœur de femme, lors même qu’elles sont agitées par des passions plus violentes. — Le patriarche vous le dira, répondit Alexis, puisque vous voulez absolument le savoir, mais je vous promets que vos arguments ne puiseront aucune force nouvelle dans cette sotte légende. — Écoutez-la cependant, dit le patriarche ; car, quoique ce soit une histoire un peu ancienne, et que parfois on suppose qu’elle remonte au temps où le paganisme prédominait sur la terre, il n’en est pas moins vrai qu’il s’agit d’un vœu fait et enregistré dans la chancellerie du vrai Dieu, par un empereur de Grèce.

« Dans l’histoire que je vais vous raconter, continua-t-il, il est véritablement question, non seulement d’un empereur chrétien, mais encore de celui-là qui rendit chrétien tout l’empire ; de ce Constantin qui, le premier aussi, déclara Constantinople la métropole de la chrétienté. Ce héros, également remarquable et par son zèle pour la religion et par ses exploits guerriers, obtint du ciel d’innombrables victoires, et toute espèce de bénédictions, sauf cette union de famille que les hommes sages sont si ambitieux de posséder. Non seulement la concorde entre frères fut refusée à la famille de cet empereur triomphant, mais un fils plein de mérite et d’un âge mûr, qu’on accusait d’aspirer à partager le trône de son père, fut soudainement et à minuit appelé à se défendre contre une accusation capitale de trahison. Vous m’excuserez aisément de ne pas vous rapporter les artifices au moyen desquels le fils fut présenté comme coupable aux yeux de son père. Qu’il me suffise de dire que l’infortuné jeune homme périt victime du crime de sa belle-mère, Fausta, et qu’il dédaigna de se défendre d’une accusation si fausse et si monstrueuse. On dit que la colère de Constantin contre son fils fut entretenue par des flatteurs, qui lui firent observer que le coupable dédaignait même d’implorer sa merci, ou de prouver qu’il était innocent d’un crime si atroce.

« Mais le coup mortel n’eut pas plus tôt frappé l’innocent jeune homme, que son père acquit la preuve de la précipitation avec laquelle il avait agi. Il s’occupait alors à faire construire les parties souterraines du palais Blaquernal, et sa conscience voulut qu’il plaçât dans ce lieu un monument de sa douleur paternelle et de ses remords. Au haut de l’escalier qu’on nomme le Puits de l’Achéron, il fit bâtir une vaste chambre, encore appelée la Salle du Jugement, où se font les exécutions. À l’extrémité de cette salle se trouve, dans le mur, une porte cintrée, qui communique avec ce lieu de misère où sont disposés la hache et les autres instruments pour l’exécution des grands prisonniers d’État. Sous cette porte fut placée une espèce d’autel en marbre, surmonté d’une statue de l’infortuné Crispus. Elle était d’or, et portait cette mémorable inscription : « À mon fils, que j’ai condamné témérairement, et que j’ai fait exécuter avec trop de précipitation. » Lorsqu’il éleva ce monument, Constantin fit vœu, pour lui et sa postérité, que l’empereur régnant se tiendrait à côté de la statue de Crispus toutes les fois qu’un individu de sa famille serait conduit à l’exécution, et qu’avant de le laisser passer de la salle du Jugement dans la chambre de la Mort, il devrait se convaincre personnellement ce la validité des motifs de l’accusation.

« Le temps a passé…. La mémoire de Constantin est vénérée presque comme celle d’un saint, et le respect qu’il inspire aujourd’hui laisse dans l’ombre l’anecdote de la mort de son fils. Les besoins de l’État ont rendu difficile de conserver une si grande valeur en statue, surtout parce que cette statue rappelait la triste faute d’un homme si illustre. Les prédécesseurs de Votre Majesté impériale ont employé le métal qui la formait à subvenir aux frais des guerres contre les Turcs ; et le repentir de Constantin a été oublié, uniquement conservé par une tradition obscure dans l’Église et dans le palais. Toutefois, à moins que Votre Majesté impériale n’ait de fortes raisons d’agir autrement, j’ose dire que mon opinion serait que vous manqueriez à la mémoire du plus grand de vos prédécesseurs, si vous ne donniez pas au malheureux criminel, votre parent de si près, l’occasion de plaider sa cause avant de passer devant l’autel de refuge, quoiqu’il soit aujourd’hui dépouillé des lettres d’or qui composaient l’inscription, et de la statue d’or qui représentait la royale victime. »

On entendit alors une musique lugubre, qui montait l’escalier dont il a été si souvent fait mention.

« S’il faut que j’entende le césar Nicéphore Brienne avant qu’il passe l’autel de refuge, il n’y a point de temps à perdre, dit l’empereur ; car ces sons funèbres annoncent qu’il approche déjà de la Salle du Jugement. »

Les princesses reprirent aussitôt, et avec les plus vives instances le supplièrent de ne pas souffrir qu’on exécutât la sentence portée contre le césar, et le conjurèrent, s’il voulait maintenir la paix dans l’intérieur de sa maison et mériter la reconnaissance éternelle de son épouse et de sa fille, d’écouter leurs prières en faveur d’un infortuné séduit, entraîné dans le crime, mais innocent au fond du cœur.

« Du moins je le verrai, répondit l’empereur ; et le saint vœu de Constantin sera, en cette occasion, strictement accompli. Mais rappelez-vous, femmes insensées, que la situation de Crispus et celle du césar actuel diffèrent autant que le crime et l’innocence, et que, par conséquent, leur destin peut être décidé avec justice d’après des principes et avec des résultats contraires. Mais je verrai le criminel en face ; et vous, patriarche, vous pouvez me suivre pour prêter votre assistance à un homme mourant. Quant à vous, femme et mère du coupable, vous ferez mieux, ce me semble, de vous retirer à l’église, et de prier Dieu pour l’âme du défunt, plutôt que de troubler ses derniers moments par d’inutiles lamentations. — Alexis, dit l’impératrice Irène, je vous supplie de nous croire : soyez convaincu que nous ne vous quitterons pas dans cette volonté opiniâtre de répandre du sang, de crainte que vous ne laissiez, pour l’histoire de votre règne, des matériaux plus dignes des temps du sauvage Néron que de ceux du grand Constantin. »

L’empereur, sans répondre, se dirigea vers la Salle du Jugement, où une lumière plus brillante que de coutume éclairait déjà l’escalier de l’Achéron ; on entendait sortir des cachots à intervalles inégaux, les paroles des psaumes de la pénitence, que l’église grecque ordonne de chanter aux exécutions. Vingt esclaves muets, avec des turbans dont la pâle couleur rendait plus hideuses les rides de leurs visages et la blancheur étincelante de leurs yeux, montaient deux à deux, sortant comme des entrailles de la terre, portant chacun un sabre nu d’une main et de l’autre une torche allumée. Après eux venait l’infortuné Nicéphore : il avait l’air d’un homme à demi mort de la frayeur causée par un trépas instantané, et le peu d’attention qu’il conservait encore était donnée à deux moines vêtus de robes noires, qui, alternativement et avec onction, lui répétaient en grec des passages de l’Écriture, suivant la forme de dévotion adoptée par la cour de Constantinople. Le costume du césar répondait à sa triste fortune : ses jambes et ses bras étaient nus, et une simple tunique blanche dont le col était déjà ouvert, montrait qu’il avait pris les vêtements qui devaient lui servir à son heure dernière. Un esclave nubien, grand et vigoureux, qui se regardait évidemment comme le principal personnage du cortège, portait sur son épaule une grande et lourde hache d’exécuteur, et, comme un démon suivant un sorcier, marchait pas à pas après sa victime. Cette espèce de procession était fermée par quatre prêtres qui chantaient, en répons et à pleine voix, les psaumes funèbres usités en pareille occasion, et par une troupe d’esclaves armés de carquois et d’arcs, ainsi que de lances, pour résister à toute tentative qu’on pourrait faire pour soustraire le coupable au châtiment.

Il aurait fallu un cœur plus dur que celui de la malheureuse princesse pour résister à la vue du sombre appareil qui entourait un objet chéri, l’amant de sa jeunesse, l’époux de son choix, au moment où il allait terminer sa carrière mortelle.

Comme le lugubre cortège approchait de l’autel de refuge, à demi entouré par les deux grands bras étendus qui sortaient du mur, l’empereur, qui se tenait directement sur son passage, jeta sur la flamme de l’autel quelques morceaux de bois aromatique trempés dans de l’esprit de vin, qui, produisant aussitôt une flamme brillante, éclaira toute la funèbre procession, la figure du coupable, et les traits des esclaves qui avaient pour la plupart éteint leurs flambeaux après s’en être servis pour éclairer le noir escalier.

La lueur soudaine qui brilla sur l’autel rendit l’empereur et les princesses visibles pour le groupe lugubre qui traversait la salle. Tous s’arrêtèrent… tous se turent. C’était une rencontre, comme la princesse elle-même s’est exprimée dans son ouvrage historique, semblable à celle qui eut lieu entre Ulysse et les habitants de l’autre monde, qui, après avoir goûté de ses sacrifices, le reconnurent à la vérité, mais avec de vaines lamentations, avec des gestes faibles et obscurs. Les chants funèbres avaient cessé, comme nous l’avons dit ; et de tout le groupe, la figure la plus distincte était le gigantesque exécuteur, dont le front haut et ridé, aussi bien que la large lame de sa hache, recevait et réfléchissait la brillante flamme de l’autel. Alexis se vit dans la nécessité de rompre ce silence, de crainte que les amis du prisonnier n’en profitassent pour recommencer leurs supplications.

« Nicéphore Brienne, » dit-il d’une voix qui, quoique généralement interrompue par une légère hésitation, d’où ses ennemis lui avaient donné le surnom de Bègue, était pourtant, dans les occasions importantes comme celle-ci, conduite avec tant d’habileté et si bien cadencée, qu’on ne s’apercevait point de ce défaut… « Nicéphore Brienne, ci-devant césar, un juste jugement a été prononcé contre toi, portant que, pour avoir conspiré contre la vie de ton légitime souverain et de ton père affectionné, Alexis Comnène, tu subiras la sentence qui te condamne à avoir la tête séparée du corps. Je viens donc te trouver ici, à ce dernier autel de refuge, suivant le vœu de l’immortel Constantin, pour te demander si tu as quelque chose à alléguer contre l’exécution de ce jugement. Même à cette onzième heure, ta langue est déliée, et tu peux tout dire librement pour sauver ta vie. Tout est préparé dans ce monde et dans l’autre. Regarde au delà de cette porte cintrée… le billot est prêt. Jette un regard derrière toi, la hache est aiguisée… ta place parmi les bons et les méchants est déjà marquée dans l’autre monde… le temps fuit… l’éternité approche. Si tu as quelque chose à dire, dis-le hardiment… sinon confesse la justice de ta condamnation, et va recevoir la mort. »

L’empereur commença cette harangue avec ce regard que sa fille compare à l’éclair ; et si ses périodes ne coulaient pas précisément comme la lave brûlante, c’étaient les accents d’un homme maître de donner des ordres absolus ; aussi produisirent-ils un effet terrible, non seulement sur le criminel, mais encore sur l’empereur lui-même, dont les yeux baignés de larmes et la voix tremblante montraient combien il sentait et comprenait la fatale importance du moment actuel.

Revenant par un effort sur lui-même à la conclusion de ce qu’il avait commencé, l’empereur demanda encore une fois au prisonnier s’il avait quelque chose à dire pour sa défense.

Nicéphore n’était pas un de ces criminels endurcis qu’on peut appeler les prodiges de l’histoire, par le calme avec lequel ils contemplèrent la consommation de leurs crimes, soit dans leur châtiment, soit dans les infortunes des autres. « J’ai été tenté, » dit-il en tombant à genoux, « et j’ai succombé. Je n’ai rien à alléguer en excuse de ma faute et de mon ingratitude ; mais me voilà prêt à mourir pour expier mon crime. » Un profond soupir et un cri de frayeur furent alors entendus derrière l’empereur ; la cause en fut révélée par l’acclamation soudaine d’Irène : « Sire ! sire ! votre fille est morte ! » Et en effet, Anne Comnène était tombée dans les bras de sa mère sans connaissance et sans mouvement. Aussitôt le père n’eut rien de plus empressé que de soutenir son enfant évanouie, tandis que le malheureux époux luttait contre les gardes pour qu’on lui permît d’aller secourir sa femme. « Accordez-moi seulement cinq minutes de ce temps que la loi me mesure ; que mes efforts contribuent du moins à la rappeler à une vie qui devrait être aussi longue que le méritent ses vertus et ses talents ; puis, que je meure à ses pieds, car peu m’importe d’aller un pas plus loin. »

L’empereur qui, dans le fait, avait été plus étonné de la hardiesse et de la témérité de Nicéphore qu’alarmé par sa tentative de révolte, le considérait comme un homme plutôt égaré qu’égarant les autres, et par conséquent cette entrevue l’affectait beaucoup. D’ailleurs il n’était pas cruel quand les actes de cruauté devaient se passer sous ses yeux.

« Le divin et immortel Constantin, dit-il, n’a point, j’en suis persuadé, soumis ses descendants à cette épreuve sévère, pour qu’ils cherchassent à s’assurer davantage de la culpabilité des criminels, mais plutôt pour donner à ceux qui viendraient après lui une occasion de pardonner généreusement un crime qui ne pourrait, sans le pardon exprès du prince, échapper au châtiment. Je me réjouis d’être né du saule plutôt que du chêne, et je reconnais ma faiblesse ; je reconnais que la sûreté même de ma propre vie et le ressentiment des infâmes manœuvres de ce misérable ne font pas sur moi autant d’effet que les larmes de mon épouse et que l’évanouissement de ma fille. Lève-toi, Nicéphore Brienne, je te pardonne de bon cœur, et je te rends même le rang de césar. Nous veillerons à ce que ta grâce soit expédiée par le grand logothète et scellée de la bulle d’or. Tu seras prisonnier pendant vingt-quatre heures, jusqu’à ce qu’on ait pris des mesures pour le maintien de la paix publique. En attendant, tu resteras sous la garde du patriarche, qui répondra de toi… Ma fille, mon épouse, il faut maintenant vous retirer dans vos appartements : un temps viendra où vous pourrez avoir assez à pleurer et à vous embrasser, à sangloter et à vous réjouir. Priez le ciel que moi, qui en suis venu jusque-là que j’ai sacrifié la justice et la vraie politique à la complaisance conjugale et à la tendresse paternelle, je n’aie pas du moins raison de déplorer sérieusement tous les événements de ce singulier drame. »

Après avoir reçu son pardon, le césar voulut mettre en ordre ses idées, que bouleversait un changement si inattendu ; mais il trouva aussi difficile de se convaincre de la réalité de sa situation, qu’il l’avait été à Ursel d’en croire ses yeux, après avoir été si longtemps privé du spectacle de la nature, tant le vertige et la confusion des idées, occasionnés par des causes morales et physiques, se ressemblent par leurs effets sur l’intelligence !

Enfin il demanda en bégayant qu’il lui fût permis d’accompagner l’empereur à la lice, et de le préserver, en lui faisant un rempart de son corps, des coups que la trahison de quelque homme désespéré pourrait diriger contre Alexis, dans un jour qui trop vraisemblablement devait être un jour de danger et de sang.

« Halte-là ! dit Alexis Comnène. Ce n’est pas à l’instant où nous venons de t’accorder la vie que nous concevrons de nouveaux soupçons sur ta fidélité ; cependant il est convenable de te rappeler que tu es encore le chef nominal et ostensible de ceux qui veulent agir dans l’insurrection d’aujourd’hui, et le plus sûr sera de laisser à d’autres le soin de tout pacifier. Allez, césar, entretenez-vous avec le patriarche, et méritez votre pardon en lui confessant tous les projets de cette conspiration infâme, que nous ne connaissons pas encore… Ma femme, ma fille, adieu ! il faut que je me rende maintenant à la lice, où j’ai à parler au traître Achille Tatius et à l’infidèle, au païen Agelastès, s’il vit encore ; car, suivant un bruit qui se confirme, la Providence aurait mis un terme à ses jours. — Oh ! n’y allez pas, mon très cher père ! dit la princesse, mais laissez-moi plutôt aller encourager moi-même vos sujets fidèles à prendre votre défense. L’extrême bonté dont vous avez fait preuve à l’égard de mon coupable époux me montre combien est grande votre affection envers votre fille indigne, et combien est grand le sacrifice que vous avez fait à son amour, presque puéril, pour un ingrat qui a mis votre vie en danger. — Est-ce à dire, ma fille, dit l’empereur, que la grâce de votre mari soit une faveur qui a perdu son prix après avoir été accordée ? Suivez mon conseil, Anne, et pensez autrement : le mari et la femme doivent par prudence oublier leurs fautes l’un envers l’autre aussitôt que la nature humaine le leur permet. La vie est trop courte et la tranquillité conjugale trop incertaine pour qu’on puisse insister long-temps sur des sujets si irritants. Rentrez dans vos appartements, princesses, et préparez les brodequins écarlates, ainsi que les broderies qui décorent le collet et les manches de la robe du césar, et qui indiquent son haut rang ; il ne faut pas qu’on le voie demain sans cette robe… Révérend père, je vous rappelle que le césar est sous votre garde personnelle jusqu’à demain à pareille heure. »

Ils se quittèrent, l’empereur alla se mettre à la tête de ses gardes varangiens ; le césar, sous la surveillance du patriarche, rentra dans l’intérieur du palais de Blaquernal, où Nicéphore Brienne se trouva dans la nécessité de dévoiler au patriarche la trame embrouillée de la rébellion, et de donner sur le complot tous les renseignements qui pouvaient être à sa connaissance.

« Agelastès, dit-il, Achille Tatius et Hereward le Varangien étaient les personnages spécialement chargés de la diriger ; mais ont-ils été tous fidèles à leurs engagements, c’est ce que je ne prétends pas savoir. »

Dans l’appartement des femmes, il y eut une violente discussion entre Anne Comnène et sa mère. Pendant cette journée la princesse avait si souvent changé d’idées et de sentiments, que, quoiqu’ils eussent tous fini par lui inspirer le plus vif intérêt en faveur de son mari, cependant à peine la crainte de le voir puni avait-elle disparu, que le ressentiment de son ingrate conduite commença à renaître. Elle sentit en même temps qu’une femme douée de talents tels que les siens, et qui avait été, par une longue suite de flatteries universelles, disposée à concevoir une haute idée de son importance, ferait une bien pauvre figure après avoir été le jouet passif d’une multitude d’intrigues par suite desquelles on devait disposer de sa personne d’une manière ou d’une autre, suivant les caprices d’une bande de conspirateurs subalternes. Aucun d’eux n’avait seulement songé à la regarder comme un être capable de former un désir en sa propre faveur, ni même de donner ou de refuser son consentement. L’autorité de son père sur elle, et le droit qu’il avait de disposer de sa fille étaient plus incontestables ; mais alors même il y avait quelque chose d’indigne d’une princesse née dans la pourpre, d’une femme auteur dont les écrits donnaient l’immortalité, à être jetée sans son propre consentement, à la tête, pour dire ainsi, tantôt d’un époux, tantôt d’un autre, si bas et si indigne que fût sa naissance, pourvu que ce mariage dût, pour le moment, profiter à l’empereur. La conséquence de ces tristes réflexions fut qu’Anne Comnène se donna toutes les peines imaginables pour trouver un moyen de rétablir sa dignité compromise, et elle imagina à cet effet divers expédients.