Le Comte Robert de Paris/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 69-88).


CHAPITRE IV.

ÉPISODE.


Nous entendîmes le Tecbir : c’est ainsi que les Arabes nomment leur cri de guerre, lorsqu’à haute voix ils en appellent au ciel comme pour demander la victoire. Les combattants en vinrent aux mains ; et alors, du milieu des hordes barbares, on n’entendit plus que les cris de Combat ! combat ! et Paradis !
Le Siège de Damas.


La voix du soldat, quoique modérée par un sentiment de respect pour l’empereur et d’attachement pour son capitaine, avait un ton de brusque franchise qui ne résonnait pas habituellement sous les voûtes sacrées du palais impérial ; et la princesse Anne, tout en soupçonnant qu’elle avait réclamé l’opinion d’un juge sévère, sentait en même temps que le respect de cet homme avait quelque chose de plus réel que celui de beaucoup d’autres, et que son approbation, si elle l’obtenait, serait plus véritablement flatteuse que les compliments fades et dorés de toute la cour de son père. Elle regarda avec surprise et attention Hereward, dont nous avons déjà parlé comme d’un très beau jeune homme ; et elle sentit ce désir naturel de plaire, qu’excite si facilement la beauté dans un sexe différent. L’attitude du jeune Varangien était pleine d’aisance et de fierté, sans être ni grossière ni incivile. Son titre de Barbare l’affranchissait des formes ordinaires de la vie civilisée et des règles d’une politesse artificielle et guindée ; et sa réputation de valeur, son air de noble confiance en lui-même excitaient en sa faveur un intérêt plus profond qu’il n’en aurait obtenu par un langage plus étudié, plus cérémonieux, ou par des démonstrations exagérées de crainte et de respect.

En un mot, la princesse Anne Comnène, quelque élevé que fût son rang, et bien qu’elle fût née dans la pourpre impériale (ce qu’elle considérait comme le premier de tous les avantages), sentit en se préparant à reprendre le récit de son histoire, qu’elle était plus jalouse d’obtenir l’approbation de ce rude soldat que celle de tous les courtisans qui l’environnaient. Il est vrai qu’elle les connaissait trop bien pour mettre un grand prix à des éloges que la fille de l’empereur était assurée d’avance de recevoir à pleines mains des favoris de la cour grecque, auxquels elle daignait communiquer les productions de son génie impérial. Mais elle avait maintenant devant elle un juge d’un nouveau caractère, dont les éloges devaient être dictés par un sentiment réel de satisfaction, satisfaction qu’elle ne pouvait produire qu’en touchant son esprit ou son cœur.

Ce fut peut-être l’influence de ces réflexions qui fut cause que la princesse fut plus long-temps que de coutume à trouver dans le rouleau de son histoire le passage où elle en était restée. On remarqua aussi qu’elle commença sa lecture avec embarras et timidité, ce qui surprit les nobles auditeurs qui l’avaient vue si souvent conserver toute sa présence d’esprit devant un auditoire bien autrement distingué dans leur opinion, et ayant plus de droits à être sévère.

Les circonstances dans lesquelles se trouvait le Varangien n’étaient pas de nature à le laisser indifférent à cette scène. Anne Comnène, il est vrai, avait atteint son cinquième lustre, époque après laquelle la beauté des femmes grecques commence à décliner. Depuis combien de temps avait-elle passé cette époque critique ? C’était un secret pour tout le monde, excepté pour les femmes de confiance initiées dans les mystères de la chambre de pourpre. La voix publique lui assignait un an ou deux de plus, ce que semblait confirmer ce penchant à la philosophie et à la littérature, penchant qui s’accorde rarement avec la beauté à son printemps. Bref, elle pouvait avoir vingt-sept ans.

Cependant Anne Comnène était encore belle ; et très peu de temps auparavant elle avait été une beauté du premier ordre. On peut donc supposer qu’elle possédait encore assez de charmes pour captiver l’imagination d’un barbare du Nord, si heureusement pour lui il n’avait eu soin de bien se rappeler l’immense distance qui le séparait d’elle. Ce souvenir seul aurait peut-être été insuffisant pour sauver Hereward de l’influence de l’enchanteresse, hardi et intrépide comme il l’était, car, dans ces temps de révolutions étranges, on vit plus d’un général heureux partager la couche d’une princesse impériale, et la rendre veuve par suite de prétentions ambitieuses. Mais, outre l’influence d’autres souvenirs dont on aura connaissance plus tard, Hereward, quoique flatté du degré extraordinaire d’attention que la princesse lui accordait, ne voyait en elle que la fille de son empereur, du seigneur suzerain qu’il avait adopté, et l’épouse d’un noble prince, à laquelle la raison et le devoir lui défendaient de penser sous aucun autre rapport.

Après quelques efforts préliminaires, la princesse Anne commença enfin sa lecture, et ce fut d’une voix émue et presque tremblante, mais qui reprit de l’assurance et de l’énergie à mesure qu’elle avança dans la relation suivante, tirée d’une partie de l’histoire bien connue d’Alexis Comnène, mais qui malheureusement n’a pas été comprise dans l’édition des historiens byzantins. Ce morceau ne peut donc qu’être agréable aux antiquaires ; et l’auteur espère recevoir du monde savant des remercîments pour avoir recouvré un fragment curieux, qui, sans ses recherches, serait probablement tombé dans le gouffre de l’oubli.

LA RETRAITE DE LAODICÉE.

Traduite pour la première fois du grec, et faisant partie de l’histoire d’Alexis Comnène, écrite par la princesse sa fille.

« Le soleil venait de se coucher dans l’Océan, et l’on aurait dit qu’il se voilait honteux de voir l’armée immortelle de notre empereur très sacré entourée de hordes sauvages de barbares infidèles qui, comme nous l’avons dit dans notre chapitre précédent, occupaient les divers défilés en avant et en arrière des Romains[1] ; les rusés barbares s’en étaient emparés la nuit précédente. Ainsi, quoiqu’une marche triomphante nous eût conduits jusqu’à ce point, ce fut alors une question grave et douteuse de savoir si nos aigles victorieuses pourraient pénétrer plus avant dans le pays de l’ennemi ou se retirer avec sûreté dans le leur.

« La science vaste et profonde de l’empereur dans l’art militaire science dans laquelle il surpasse la plupart des princes vivants l’avait déterminé à faire reconnaître, avec une exactitude et une prévoyance merveilleuse, la position précise de l’ennemi. Il avait employé dans cette circonstance importante certains barbares légèrement armés, qui avaient puisé leurs habitudes et leur discipline dans les déserts de la Syrie ; et s’il m’est imposé d’écrire ce que me dicte la vérité, qui doit toujours guider la plume d’un historien, je dois dire qu’ils étaient infidèles comme leurs ennemis, mais fidèlement attachés au service des Romains, et, comme je le crois, esclaves dévoués de l’empereur, auquel ils communiquèrent les renseignements qu’il avait demandés relativement à la position de son adversaire redoutable, Jezdegerd. Ces soldats n’apportèrent ces renseignements que long-temps après l’heure à laquelle l’empereur avait coutume de se livrer au repos.

« Malgré ce dérangement à ses habitudes très sacrées, l’empereur notre père, qui avait retardé la cérémonie de son déshabiller, tant était grande l’importance du moment ! continua bien avant dans la nuit à tenir conseil avec ses chefs les plus sages. C’étaient tous des hommes dont le jugement profond aurait été capable de soutenir un monde près de s’écrouler, et qui délibérèrent alors sur ce qu’il convenait de faire dans une conjoncture si difficile. L’urgence était telle qu’elle fit oublier tout le cérémonial ordinaire de la maison impériale, car j’ai appris de personnes qui furent témoins du fait, que le lit impérial fut placé dans le lieu même où le conseil était assemblé, et que la lampe sacrée, appelée la lumière du conseil, et qui est toujours allumée quand l’empereur préside en personne les délibérations de ses serviteurs, fut alimentée cette nuit, chose inouïe dans nos annales, avec de l’huile non parfumée ! »

Ici la belle lectrice donna à sa physionomie l’expression d’une sainte horreur, et ses auditeurs témoignèrent leur sympathie par divers signes d’intérêt. Le soupir que poussa Achille Tatius fut des plus pathétiques, et le gémissement d’Agelastès l’Éléphant fut profond et terrible comme celui du roi des forêts. Hereward, fort peu ému, ne paraissait s’étonner que de la surprise des autres. La princesse, ayant laissé à ses auditeurs le temps d’exprimer leur douloureuse surprise, reprit sa lecture.

« Dans cette situation alarmante, et lors même que les règlements les mieux établis et les plus sacrés de la maison impériale cédaient à la nécessité d’adopter des mesures salutaires, les opinions des membres du conseil furent différentes selon leurs caractères et leurs habitudes, chose qui arrive, on peut le dire en passant, aux plus habiles et aux plus sages dans de semblables occasions d’incertitude et de danger.

« Je n’inscrirai pas ici les noms et les opinions de ceux dont les avis furent successivement proposés et rejetés : je dois respecter le secret et la liberté qui règnent de plein droit dans le conseil impérial. Il me suffira de dire que quelques uns furent d’avis d’attaquer promptement l’ennemi en continuant d’avancer. D’autres pensèrent qu’il était plus sûr et peut-être plus facile de nous frayer un passage à l’arrière-garde, et de nous retirer par le même chemin qui nous avait amenés. Je ne dissimulerai même pas qu’il se trouva des personnes d’une fidélité incontestable qui proposèrent un troisième moyen plus certain que les autres, il est vrai, mais tout-à-fait opposé à l’esprit magnanime de l’empereur notre père. On osa parler d’envoyer un esclave de confiance accompagné d’un ministre de l’intérieur de notre palais impérial à la tente de Jezdegerd, pour demander à quelles conditions le barbare permettrait à notre victorieux père de se retirer en sûreté à la tête de son armée triomphante. À cette proposition l’empereur notre père s’écria : Sancta Sophia ! exclamation la plus voisine d’une imprécation que le monarque se soit jamais permise. Il paraissait sur le point de dire quelque chose de violent contre une proposition si honteuse et la lâcheté de ceux qui osaient la faire, quand, se rappelant tout-à-coup l’instabilité des choses humaines et l’infortune de plusieurs des prédécesseurs de Sa gracieuse Majesté, dont quelques uns avaient été forcés, dans ce même pays, de rendre leurs personnes sacrées aux infidèles, l’empereur notre père retint l’expression véhémente de ses sentiments généreux, et ne les fit connaître à ses conseillers que par un discours, dans lequel il déclara qu’un parti si déshonorant et si désespéré serait le dernier qu’il adopterait, même à la dernière extrémité. Ainsi le jugement supérieur de ce puissant monarque rejeta sur-le-champ un conseil honteux pour ses armes ; et par là il encouragea le zèle de ses troupes tout en gardant secrètement cette porte de réserve, qui, dans la nécessité absolue, pouvait encore lui servir pour effectuer sûrement sa retraite, ce qu’il ne pouvait faire d’une manière honorable que dans le cas d’un extrême danger.

« Au moment où la discussion était arrivée à ce point décisif, l’illustre Achille Tatius arriva avec l’heureuse nouvelle que lui et quelques soldats de son corps avaient découvert une ouverture sur le flanc gauche de notre camp, ouverture par laquelle, en faisant, il est vrai, un circuit considérable, nous pourrions atteindre, en marchant vigoureusement, la ville de Laodicée, et là, en nous repliant sur nos réserves, nous mettre à peu près en sûreté contre l’ennemi.

« Ce rayon d’espérance n’eut pas plus tôt brillé sur l’esprit troublé de notre gracieux souverain, qu’il prit toutes les mesures nécessaires pour pouvoir profiter de la chance favorable qui se présentait. Sa Majesté impériale ne voulut pas permettre aux braves Varangiens, qu’il regardait comme la fleur de son armée, de se placer en cette circonstance au premier rang. Il réprima l’ardeur belliqueuse qui de tout temps a distingué ces généreux étrangers, et il ordonna que les troupes syriennes, dont il a déjà été question, s’assemblassent en silence dans le voisinage du défilé que l’ennemi avait abandonné, et qu’elles fissent tous leurs efforts pour s’en emparer. Le génie protecteur de l’empire lui suggéra que, comme les Syriens ressemblaient à l’ennemi par le langage, les armes et l’extérieur, on laisserait sans opposition ces troupes légèrement armées prendre position dans ce défilé, et y assurer ainsi le passage du reste de l’armée, dont il proposa que les Varangiens, spécialement attachés à sa personne sacrée, formassent l’avant-garde. Les bataillons célèbres surnommés les immortels marchaient ensuite, comprenant le gros de l’armée, et formant le centre de l’arrière-garde. Achille Tatius, le fidèle Acolouthos de son maître impérial, mortifié de ce qu’il ne lui était pas permis de commander l’arrière-garde, où il avait demandé d’être placé avec ses valeureuses troupes, comme étant alors le poste le plus dangereux de l’armée, se soumit néanmoins avec respect à la décision de l’empereur, comme étant la plus propre à assurer le salut impérial et le salut de l’armée.

« Les ordres de Sa Majesté furent donnés sur-le-champ et exécutés aussitôt avec une ponctualité d’autant plus rigoureuse qu’ils tendaient à la réussite d’un plan de retraite, dont les soldats même les plus expérimentés avaient presque désespéré. Dans ces heures de la nuit pendant lesquelles, comme dit le divin Homère, les dieux et les hommes paraissent également endormis, il se trouva que la vigilance et la prudence d’un seul individu pourvurent à la sûreté de toute l’armée romaine. Les premiers rayons de l’aurore éclairaient à peine le sommet des montagnes qui bordent le défilé, qu’on les vit se réfléchir dans les casques d’acier et les piques des Syriens commandés par un capitaine nommé Monastras, qui, ainsi que sa tribu, s’était attaché à l’empire. L’empereur, à la tête de ses fidèles Varangiens, traversa le défilé afin de prendre sur la route de Laodicée assez d’avance pour éviter toute rencontre avec les barbares.

« C’était un beau spectacle que celui de cette masse sévère de guerriers du Nord qui formaient l’avant-garde de l’armée, marchant d’un pas grave et ferme à travers les défilés des montagnes, serpentant autour des rochers isolés et des précipices, et gravissant les hauteurs moins escarpées, semblables dans leur marche à un grand et majestueux fleuve qui suit un cours sinueux. Pendant ce temps, des troupes détachées de soldats armés d’arcs et de javelines à la manière de l’Orient, se dispersaient sur le penchant des défilés, et pouvaient se comparer à l’écume légère qui se forme sur le bord d’un torrent. Au milieu des escadrons de la garde impériale, on voyait le fier cheval de guerre de l’empereur, trépignant et foulant du pied la terre, comme s’il eût été impatient et indigné qu’on différât le moment désiré où il se sentirait chargé de son auguste fardeau. L’empereur Alexis voyageait dans une litière portée par huit Africains vigoureux, afin qu’il pût sortir de là frais et reposé si l’armée venait à être surprise par l’ennemi. Le vaillant Achille Tatius était à cheval à côté de la litière de son maître, afin qu’aucune de ces idées lumineuses, auxquelles si souvent nous avons dû le succès des batailles, ne fût perdue faute d’avoir été communiquée à ceux dont le devoir est de les exécuter.

« Je ne dois pas oublier de dire que près de la litière de l’empereur il y en avait trois ou quatre autres : l’une préparée pour la Lune au disque d’argent qui éclaire l’univers, ainsi qu’on peut appeler la gracieuse impératrice Irène. Parmi les autres, il y en avait une qui contenait l’auteur de cette histoire, tout indigne de distinction qu’elle puisse être, si ce n’est comme fille des personnes éminentes et sacrées que concerne principalement cette narration. L’armée impériale traversa ainsi les dangereux défilés où elle se trouvait exposée aux insultes des barbares. On les passa heureusement sans opposition. Lorsque nous arrivâmes à l’entrée du passage qui descend à la ville de Laodicée, la sagacité de l’empereur lui suggéra d’ordonner à l’avant-garde qui, composée de soldats pesamment armés, avait cependant jusqu’alors avancé avec une extrême rapidité, de faire halte, autant pour qu’elle pût prendre elle-même quelque repos et se rafraîchir, que pour donner aux troupes qui suivaient le temps de rejoindre et de fermer différents vides que la célérité de ceux qui marchaient en tête avait occasionnés dans la colonne.

« Le lieu choisi à cet effet offrait un coup d’œil d’une rare beauté par le sillonnement peu élevé, et en quelque sorte presque imperceptible, des monticules dont la pente irrégulière allait se perdre dans la plaine qui s’étend entre le passage que nous occupions et Laodicée. La ville était éloignée d’environ cent stades, et quelques uns de nos guerriers les plus confiants prétendaient pouvoir déjà distinguer les tours et le sommet des édifices, brillant aux rayons naissants du soleil qui n’était pas encore très élevé au dessus de l’horizon. Un torrent, prenant sa source sur les montagnes au pied d’un énorme rocher qui s’entr’ouvrait pour lui donner naissance, comme s’il eût été frappé par la baguette du prophète Moïse, versait ses trésors liquides dans les campagnes inférieures, fertilisant, dans son cours incliné, de gras pâturages et même de grands arbres, jusqu’à une distance de quatre ou cinq milles : là, pendant les temps de sécheresse, les eaux se perdaient parmi des monceaux de sable et de pierres, qui attestaient la force et la fureur des flots dans la saison des pluies.

« C’était un plaisir de voir l’attention qu’apportait l’empereur au bien-être de ses compagnons et des défenseurs de sa marche. Les trompettes sonnaient de temps en temps pour annoncer à diverses bandes de Varangiens la permission de déposer leurs armes, de prendre la nourriture qui leur était distribuée, et d’étancher leur soif au cours limpide du ruisseau qui roulait ses ondes bienfaisantes au pied de la colline, où on les voyait étendre leurs formes athlétiques sur le gazon. On servit aussi un déjeuner à l’empereur, à sa sérénissime épouse, aux princesses et aux dames, près de la fontaine même où le ruisseau prenait naissance. Le respect des soldats s’était abstenu de souiller cette eau par des mains profanes, la réservant pour l’usage de la famille, que l’on dit énergiquement être née dans la pourpre. Notre époux bien-aimé était aussi présent dans cette occasion, et fut des premiers à s’apercevoir de l’un des désastres de cette journée ; car, quoique par la dextérité des officiers de la bouche, tout le reste du repas eût été ordonné de manière à présenter, même dans une circonstance si terrible, très peu de différence avec le service ordinaire du palais, néanmoins, lorsque Sa Hautesse impériale demanda du vin, non seulement la liqueur sacrée destinée à l’usage particulier de ses lèvres impériales se trouva entièrement épuisée ou restée en arrière, mais encore, pour employer le langage d’Horace, on ne put même se procurer le plus vil produit des vignobles de la Sabinée ; de sorte que Sa Hautesse impériale se trouva heureuse d’accepter l’offre d’un rustique Varangien, qui lui présenta sa modique portion de décoction d’orge que ces barbares préfèrent au jus de la treille. L’empereur toutefois accepta ce grossier tribut. »

« Ajoutez, » dit Alexis, qui jusqu’alors avait été plongé dans des réflexions profondes, ou dans un commencement d’assoupissement, « ajoutez ces propres mots : Et par suite de la chaleur de la matinée et de l’anxiété d’une marche si rapide, avec un ennemi nombreux sur ses derrières, l’empereur était si altéré, qu’il lui sembla n’avoir jamais bu dans sa vie un breuvage plus délicieux. »

Pour se conformer aux ordres de son illustre père, la princesse remit le manuscrit à la belle esclave qui l’avait écrit, et lui répéta l’addition qui venait d’être ordonnée, en prescrivant de mentionner que cette addition avait été faite par ordre exprès de la bouche sacrée de l’empereur ; puis la princesse reprit la parole en ces termes : « J’avais ajouté ici quelques phrases sur la liqueur favorite des fidèles Varangiens de Votre Altesse impériale ; mais Votre Altesse l’ayant rendue recommandable par un mot d’approbation, cette ail comme ils l’appellent, sans doute parce qu’elle guérit toutes les maladies qu’ils nomment aliments, devient un sujet trop élevé pour être traité par aucune personne d’un rang inférieur. Qu’il suffise de dire que nous étions tous agréablement occupés : les dames et les esclaves cherchant à amuser les oreilles de l’empereur ; les soldats formant une scène variée sur une longue ligne jusqu’au fond du ravin, les uns se dirigeant isolés vers le ruisseau, les autres montant la garde près des armes de leurs camarades, service dans lequel ils se relevaient les uns les autres, tandis que les divers corps des troupes restées en arrière sous les ordres du protospathaire, et particulièrement ceux qui sont connus sous le nom d’immortels, rejoignaient le principal corps d’armée, à mesure qu’ils arrivaient. Ces soldats, qui étaient déjà épuisés de fatigue, avaient la permission de prendre un court intervalle de repos, après quoi on les envoyait en avant avec ordre de marcher en bon ordre sur la route de Laodicée ; cependant on donna ordre à leur chef de demander à Laodicée, aussitôt qu’il pourrait communiquer avec cette ville, des renforts et des rafraîchissements, sans oublier une provision convenable du vin sacré destiné à la bouche impériale. En conséquence, la légion des immortels et les autres troupes s’étaient remises en marche, et avaient fait quelque chemin, le bon plaisir de l’empereur étant que les Varangiens, auparavant à l’avant-garde, formassent maintenant l’arrière-garde de toute l’armée, pour retirer en sûreté les troupes légères des Syriens, qui occupaient encore le passage bordé de montagnes : tout-à-coup nous entendîmes de l’autre côté du défilé, que nous avions traversé si heureusement, le bruit terrible des lélies, comme les Arabes nomment leur cri d’attaque, quoiqu’il soit difficile de dire à quelle langue il appartient. Peut-être quelqu’un dans cette assemblée pourrat-il éclairer mon ignorance. — Puis je parler et vivre ? » dit l’Acolouthos Achille, fier de sa science littéraire ; « les paroles sont : Alla illa alla Mohamet resoul alla. Cette phrase ou quelques mots semblables contiennent la profession de foi des Arabes, qu’ils proclament toujours lorsqu’ils commencent la bataille ; je les ai souvent entendus. — Et moi aussi, ajouta l’empereur ; et comme toi, sans doute, j’ai quelquefois désiré me voir toute autre part qu’à portée de les entendre. »

Tout le cercle devint attentif pour écouter la réponse d’Achille Tatius ; il était trop bon courtisan néanmoins pour faire aucune réplique imprudente. « Il est de mon devoir, répondit-il, de désirer être près de Votre Grandeur impériale, quelque part que vous souhaitiez vous trouver. »

Agelastès et Zozime échangèrent un coup d’œil, et la princesse Anne Comnène continua son récit.

« La cause de ce bruit sinistre, qui retentissait dans une horrible confusion le long des rochers qui bordaient le passage, nous fut bientôt expliquée par une douzaine de cavaliers chargés de nous en donner connaissance.

« Ils nous informèrent que les barbares, dont l’armée s’était dispersée autour de la position où nous avions campé le jour précédent, n’avaient pu parvenir à réunir leurs forces jusqu’au moment où nos troupes légères évacuaient le point qu’elles avaient occupé pour assurer la retraite de notre armée. Nos troupes commençaient donc à se retirer du sommet des collines dans le passage même, lorsque, malgré le terrain entrecoupé de rochers, elles furent chargées avec fureur par Jezdegerd, à la tête d’un corps considérable de ses troupes, qu’il avait dégagé avec beaucoup de peine et porté ensuite contre les Syriens. Quoique le défilé fut défavorable à la cavalerie, les efforts personnels du chef infidèle amenèrent les barbares qu’il commandait à s’avancer avec un degré de résolution inconnu aux Syriens de l’armée romaine, qui, se trouvant éloignés de leurs camarades, conçurent l’injuste idée qu’on les avait laissés là pour les sacrifier, et pensèrent plutôt à fuir dans diverses directions qu’à faire une résistance honorable. Ainsi l’état des affaires, de l’autre côte du défilé, était moins favorable que nous n’eussions pu le désirer, et ceux qui eurent la curiosité de chercher à voir ce que l’on pouvait appeler la déroute de l’arrière-garde, aperçurent les Syriens poursuivis du sommet des collines, accablés par le nombre, tués ou faits prisonniers par les bandes barbares des musulmans.

« Son altesse impériale considéra le combat pendant quelques minutes, et, très émue de ce qu’elle voyait, fut un peu prompte à donner ordre aux Varangiens de reprendre leurs armes, et de précipiter leur marche vers Laodicée ; sur quoi l’un de ces soldats du Nord dit hardiment, en opposition aux ordres de l’empereur : « Si nous entreprenons de descendre à la hâte cette colline, la confusion se mettra dans notre arrière-garde, non seulement à cause de notre précipitation, mais encore à cause de ces chiens de Syriens, qui, dans leur fuite à toutes jambes, ne manqueront pas de se mêler dans nos rangs. Que deux cents Varangiens, prêts à mourir pour l’honneur de l’Angleterre, demeurent avec moi dans la gorge même de ce défilé, tandis que le reste escortera l’empereur jusqu’à cette ville que vous appelez Laodicée, ou je ne sais comment. Nous pouvons succomber, mais nous mourrons en faisant notre devoir ; et je ne doute pas que nous n’offrions à ces limiers glapissants un déjeuner qui détournera leur appétit de rechercher aucun autre festin pour le reste de la journée. »

« Mon illustre père découvrit au premier coup d’œil l’importance de cet avis, quoiqu’il pleurât d’attendrissement en voyant avec quelle intrépide fidélité ces pauvres barbares se pressaient pour compléter le nombre de ceux qui devaient entreprendre cette affaire désespérée. Avec quelle bonté d’âme ils prirent congé de leurs camarades, et avec quels cris de joie ils suivaient leur souverain des yeux, tandis qu’il poursuivait sa marche vers le bas de la colline, les laissant derrière lui pour résister et périr ! Les yeux de l’empereur étaient remplis de larmes ; et je ne rougis point d’avouer que, dans la terreur du moment, l’impératrice et moi-même nous oubliâmes notre rang, en accordant un semblable tribut de regrets à ces hommes courageux et dévoués.

« Nous laissâmes leur chef disposant avec soin cette poignée de ses camarades pour la défense du défilé ; leur centre occupait le milieu du passage, tandis que leurs ailes étaient rangées de chaque côté, de manière à agir sur les flancs de l’ennemi s’il avait l’audace de se précipiter sur ceux qui se présentaient pour lui barrer le passage. Nous n’étions pas à moitié chemin de la plaine, que nous entendîmes des acclamations terribles, où les hurlements des Arabes se mêlaient aux cris soutenus et plus réguliers que ces étrangers répètent trois fois, soit quand ils saluent leur chef et leurs princes, soit quand ils sont sur le point d’engager le combat. Plus d’un regard fut jeté en arrière par leurs camarades, et plus d’une physionomie dans les rangs eût été digne du ciseau d’un sculpteur, tandis que le soldat hésitait pour savoir s’il suivrait son devoir, qui lui prescrivait d’avancer avec l’empereur, ou l’impulsion de son courage, qui le portait à revenir sur ses pas et à se joindre à ses compagnons. La discipline l’emporta cependant, et le corps principal continua sa route.

« Il s’était écoulé une heure, pendant laquelle nous avions entendu de temps à autre le bruit du combat, lorsqu’un Varangien à cheval se présenta an côté de la litière de l’empereur. Le coursier était couvert d’écume, et avait évidemment, d’après la forme de ses harnais, la finesse de ses jambes et la délicatesse de ses articulations, appartenu à quelque chef du désert ; le sort des combats l’avait fait tomber entre les mains du guerrier du Nord. La large hache que portait le Varangien était aussi teinte de sang, et la pâleur de la mort était répandue sur son visage. Ces indications d’un combat récent furent jugées suffisantes pour excuser l’irrégularité de sa manière de se présenter, lorsqu’il s’écria : « Noble prince, les Arabes sont défaits, et vous pouvez continuer votre marche plus à loisir. — Où est Jezdegerd ? » dit l’empereur, qui avait plusieurs raisons de redouter ce célèbre chef.

« Jezdegerd ! répondit le Varanoien, est dans le lieu où vont les braves qui tombent en faisant leur devoir. — Et ce lieu est… » demanda l’empereur, impatient de connaître positivement le sort d’un si formidable adversaire.

« Celui où je vais de ce pas, » répliqua le fidèle soldat, qui glissa de son cheval en prononçant ces mots, et expira aux pieds des porteurs de la litière.

« L’empereur ordonna aux gens de sa suite de veiller à ce que le corps de ce fidèle serviteur, à qui il destinait un honorable tombeau, ne fût point abandonné aux chakals et aux vautours ; et quelques uns de ses compatriotes, les Anglo-Saxons, chez lesquels il jouissait d’une grande réputation, prirent le corps sur leurs épaules, et continuèrent leur marche avec ce surcroît d’embarras, préparés à combattre pour leur précieux fardeau, comme le vaillant Ménélas pour défendre le corps de Patrocle. »

La princesse Anne Comnène s’arrêta naturellement à cet endroit ; car, ayant atteint ce qu’elle considérait comme la chute qui arrondissait une période, elle désirait avoir une idée des sentiments de son auditoire. À dire le vrai, si elle n’eût eu les yeux fixés sur son manuscrit, l’émotion du soldat étranger eût attiré plus tôt son attention. Au commencement de son récit, il avait conservé la même attitude qu’il avait d’abord prise, roide et sévère comme celle d’une sentinelle sous les armes, et ne paraissant se rappeler aucune circonstance, si ce n’est qu’il remplissait cette fonction en présence de la cour impériale. À mesure cependant que la relation avançait, il parut prendre plus d’intérêt à ce qu’on lisait. Il écouta avec le sourire d’un dédain qu’il tâchait de dissimuler, les craintes et les inquiétudes des divers chefs dans le conseil tenu pendant la nuit, et il éclata presque de rire en entendant les louanges prodiguées au chef de son propre corps, Achille Tatius. Le nom même de l’empereur, quoique écouté avec respect, n’attira pas non plus de sa part l’admiration que sa fille se donnait tant de mal à exciter, en se servant d’un langage si exagéré.

Jusque-là, la figure du Varangien n’indiquait aucune émotion intérieure ; mais son âme y parut beaucoup plus accessible lorsque la princesse arriva à la description de la halte, lorsque le corps principal eut passé le défilé, à l’approche inattendue des Arabes, à la retraite de la colonne qui escortait l’empereur, et au récit de l’engagement qui avait eu lieu dans l’éloignement. Il quitta, en en entendant la relation de ces événements, le regard sévère et contraint d’un soldat qui écoute l’histoire de son empereur, du même sang-froid avec lequel il eût monté la garde dans son palais. Son visage commença à rougir ou pâlir alternativement, ses yeux à se mouiller ou à briller, ses membres à s’agiter involontairement, et son attitude devint celle d’un auditeur fortement intéressé par le récit qu’il entend, et négligeant ou oubliant le reste de ce qui se passe autour de lui, de même que le rang de ceux qui sont présents.

À mesure que la princesse poursuivait son histoire, Hereward se trouva moins en état de cacher son agitation ; et au moment où la princesse jeta les yeux autour d’elle, l’émotion du soldat devint si vive, qu’oubliant le lieu où il se trouvait, et laissant tomber sa lourde hache sur le plancher, il joignit les mains, et s’écria : « Mon malheureux frère ! »

Tous tressaillirent au bruit que fit l’arme en tombant, et plusieurs personnes à la fois entreprirent de prendre la parole, comme si elles eussent été appelées à expliquer une circonstance si extraordinaire. Achille Tatius prononça quelques mots d’un discours destiné à excuser la manière rude d’exprimer la douleur à laquelle s’était abandonné Hereward, en assurant aux éminents personnages présents que ce pauvre barbare, privé d’éducation, était réellement le frère cadet de celui qui avait commandé et qui avait péri dans le mémorable défilé. La princesse ne disait rien, mais elle était évidemment émue ; peut-être n’était-elle pas fâchée d’avoir fait naître un sentiment d’intérêt si flatteur pour elle, en sa qualité d’auteur. Les autres, chacun dans leur rôle, prononcèrent quelques mots sans suite, adressés comme paroles de consolation ; car l’affliction qui prend sa source dans une cause naturelle attire généralement la sympathie, même des caractères les plus artificiels. La voix d’Alexis mit fin à ces discours inachevés. « Ah ! mon brave Édouard, s’écria l’empereur, il fallait que je fusse aveugle pour ne pas te reconnaître plus tôt, car je me rappelle qu’il y a cinq cents pièces d’or inscrites sur nos registres comme dues à Édouard le Varangien : elles s’y trouvent marquées parmi les autres libéralités secrètes de ce genre auxquelles nos serviteurs ont des droits, et le paiement n’en sera pas plus long-temps différé. — Non pas à moi, si vous le trouvez bon, mon souverain, » dit l’Anglo-Danois, rendant promptement à ses traits la rude gravité qui les caractérisait d’habitude, « de peur qu’il ne profite à une personne qui n’a point de droits à votre munificence impériale. Mon nom est Hereward : celui d’Édouard est porté par trois de mes camarades, qui tous peuvent aussi bien que moi avoir mérité cette récompense de Votre Altesse pour s’être fidèlement acquittés de leur devoir. »

Tatius fit plusieurs signes à son subordonné pour le détourner de la folie de refuser la libéralité de l’empereur. Agelastès s’exprima plus clairement : « Jeune homme, dit-il, réjouis-toi d’un tel honneur, et ne réponds dorénavant qu’au seul nom d’Édouard, par lequel il a plu à la lumière du monde, en laissant tomber sur toi un de ses rayons, de te distinguer des autres barbares. Que t’importe que sur les fonts baptismaux un prêtre t’ait conféré tout autre prénom que celui par lequel il vient de plaire à l’empereur de te distinguer de la masse commune des mortels ? Ce nom, par une si glorieuse distinction, devient de droit celui que tu devras porter dorénavant !

« Hereward était le nom de mon père, » répliqua le soldat, qui avait tout-à-fait repris son sang-froid ; « je ne puis l’abandonner tant que j’honorerai sa mémoire. Édouard est le nom de mon camarade : je ne dois pas courir risque d’usurper ses droits. — Que l’on fasse silence ! interrompit l’empereur. Si nous avons commis une erreur, nous sommes assez riche pour la réparer ; Hereward n’en sera pas plus pauvre, quand même il se trouverait un Édouard qui méritât cette gratification. — Votre Altesse peut s’en remettre de ce soin sur sa compagne affectionnée, reprit l’impératrice Irène. — Son Altesse très sacrée, ajouta la princesse Anne Comnène, est si désireuse d’accaparer toutes les bonnes et gracieuses actions, qu’elle ne laisse point la faculté, même à ceux qui l’approchent de plus près, de montrer leur générosité ou leur munificence. Cependant je témoignerai, à ma manière, ma gratitude envers ce brave soldat ; car à l’endroit où ses exploits sont mentionnés dans cette histoire, je ferai insérer : « Ce haut fait a été accompli par Hereward, l’Anglo-Danois, qu’il a plu à Sa Majesté impériale d’appeler Édouard. Gardez ceci, bon jeune homme, » continua-t-elle, en présentant au barbare une bague de prix, « comme un gage que nous n’oublierons pas notre engagement. »

Hereward accepta la bague en saluant profondément, et avec un trouble que son rang inférieur ne rendait point inconvenant. Il fut évident pour la plupart des personnes présentes que la gratitude de la belle princesse était exprimée d’une manière plus agréable au jeune garde-du-corps que celle d’Alexis Comnène. Il reçut le présent avec de grandes démonstrations de reconnaissance. « Précieuse relique ! » dit-il en pressant ce gage d’estime contre ses lèvres, « nous ne demeurerons peut être pas long-temps ensemble ; mais sois assurée (il s’inclina respectueusement vers la princesse) que la mort seule nous séparera. «

« Continuez, princesse notre fille, dit l’impératrice Irène ; vous en avez assez fait pour montrer que la valeur est précieuse à celle qui peut conférer la renommée, soit qu’elle se trouve dans un Romain ou dans un barbare. »

La princesse reprit son histoire avec une légère apparence d’embarras.

« Nous continuâmes alors notre mouvement sur Laodicée, les troupes qui nous accompagnaient manifestant la plus tranquille assurance. Cependant nous ne pouvions nous empêcher de jeter les yeux vers notre arrière-garde, qui avait été long-temps le point sur lequel nous craignions d’être attaqués. À la fin, à notre grande surprise, un épais nuage de poussière s’offrit aux regards, à moitié chemin du lieu où nous avions fait halte et de celui où nous nous trouvions. Quelques unes des troupes qui composaient notre armée en retraite, particulièrement celles de l’arrière-garde, commencèrent à crier : « Les Arabes ! les Arabes ! » et leur marche prit un caractère de précipitation plus prononcé du moment où elles se crurent poursuivies par l’ennemi. Mais la garde varangienne affirma que cette poussière était soulevée par ceux de leurs camarades qui, laissés pour défendre le passage, avaient si vaillamment défendu la position qui leur avait été confiée. Ils appuyèrent leurs opinions de cette observation militaire que le nuage de poussière était plus concentré que s’il eût été soulevé par la cavalerie arabe, et ils crurent même pouvoir affirmer, en raison du coup d’œil exercé qu’ils devaient à leur expérience, que le nombre de leurs camarades avait été fort diminué dans l’action. Quelques cavaliers syriens envoyés pour reconnaître le corps qui approchait, nous rapportèrent des informations de tout point conformes à l’opinion des Varangiens. Le parti de gardes-du-corps avait battu et repoussé les Arabes, et le brave commandant avait tué Jezdegerd ; en nous rendant ce service, le brave Varangien avait reçu une blessure mortelle, ainsi que cette histoire en a déjà fait mention. Ce détachement, diminué de moitié, était en ce moment en marche pour rejoindre l’empereur, avançant aussi vite que l’embarras de transporter les blessés en lieu de sûreté pouvait le permettre.

« L’empereur Alexis, par une de ses brillantes et bienveillantes idées qui caractérisent sa bonté paternelle envers ses soldats, ordonna que toutes les litières, même celle qui était destinée à l’usage de sa personne sacrée, retournassent en arrière pour débarrasser les intrépides Varangiens de la tâche de porter les blessés. Les acclamations de reconnaissance des Varangiens se conçoivent mieux qu’il n’est aisé de les décrire, lorsqu’ils virent l’empereur lui-même descendre de sa litière comme un simple cavalier, et monter son cheval de bataille ; au même moment la personne très sacrée de l’impératrice, de même que l’auteur de cette histoire, et d’autres princesses nées dans la pourpre, montaient sur des mules, afin de suivre la marche, abandonnant sans hésiter leurs litières pour transporter les blessés. C’était, à vrai dire, une marque de sagacité militaire autant que d’humanité ; car le soulagement procuré par là aux porteurs des blessés mit bientôt les Varangiens en état de nous rejoindre.

« C’était une chose déplorable que de voir ces hommes, qui nous avaient quittés dans toute la splendeur que le costume militaire donne à la jeunesse et à la force, reparaître devant nous diminués en nombre, avec leurs armures endommagées, leurs boucliers pleins de flèches, leurs armes offensives teintes de sang, et portant sur leur personne même toutes les marques d’un combat récent et désespéré. Il n’était pas moins intéressant de considérer la rencontre des soldats qui avaient défendu le défilé avec leurs camarades. L’empereur, d’après l’idée que lui en suggéra le fidèle Acolouthos, leur permit de quitter quelques moments leurs rangs, et de se communiquer les détails de la bataille.

« Au moment où les deux bandes se rejoignirent, la joie et la douleur parurent se disputer leurs pensées. Le plus farouche de ces barbares, j’en fus témoin, je puis attester le fait, tendant sa main vigoureuse à quelque camarade qu’il avait cru mort, laissait tomber des larmes de ses grands yeux bleus, car il apprenait en même temps la perte de quelque autre qu’il espérait avoir survécu. Des vétérans examinaient les étendards qui s’étaient trouvés dans la mêlée, s’assuraient qu’ils avaient tous été sauvés avec honneur, et ajoutaient les nouvelles traces de flèches dont ces drapeaux avaient été percés aux marques du même genre qu’ils avaient rapportées d’anciens combats. Tous faisaient hautement les louanges du brave chef qu’ils avaient perdu dans la fleur de son âge, et les acclamations n’étaient pas moins générales en faveur de celui qui lui avait succédé dans le commandement, et qui ramenait le détachement de son frère mort (ici la princesse parut intercaler quelques mots appropriés à la circonstance), et c’est lui-même que j’assure en ce moment du grand cas et de l’estime que fait de lui l’auteur de cette histoire… je pourrais dire chacun des membres de la famille impériale… pour sa bravoure et les services qu’il a rendus dans une crise si importante. »

Ayant ainsi payé à son ami le Varangien son tribut d’admiration, auquel se mêlèrent des émotions que l’on ne manifeste pas volontiers devant tant de témoins, Anne Comnène continua avec calme la partie de son histoire qui était moins personnelle.

« Nous n’eûmes guère le temps de faire d’autres observations sur ce qui se passa entre ces braves soldats ; car après quelques minutes accordées à l’expansion de leur sentiments, les trompettes donnèrent le signal de se remettre en marche sur Laodicée, et nous aperçûmes bientôt la ville, qui se trouvait alors à environ quatre milles de nous, au milieu d’une plaine ombragée d’arbres. La garnison semblait déjà informée de notre approche ; car on voyait sortir des portes, et venir à notre rencontre, des charrettes et des fourgons chargés de rafraîchissements, que la chaleur de la journée, la longueur de la marche, la poussière et le manque d’eau nous avaient rendus de la dernière nécessité. Les soldats doublèrent joyeusement le pas pour rencontrer plus tôt les provisions dont ils avaient un si grand besoin. Mais il y a loin entre la coupe et les lèvres ! Quelle fut notre mortification de voir une nuée d’Arabes sortir au grand galop de la plaine boisée, entre l’armée romaine et la ville, se jeter sur les fourgons en massacrant ceux qui les conduisaient, et pillant ce qu’ils contenaient ! C’était un corps ennemi commandé par Varanes, jouissant, parmi ces infidèles, d’une réputation militaire égale à celle de feu son frère Jezdegerd. Lorsque Varanes se fut aperçu que les Varangiens, dans leur résistance désespérée, réussiraient à défendre le passage, il se mit à la tête d’un corps considérable de cavalerie ; et, comme ces infidèles sont montés sur des chevaux qui n’ont point d’égaux pour la vitesse et pour la longueur de leur haleine, il avait fait un long détour, traversé la chaîne pierreuse de ces montagnes à un défilé plus au nord, et s’était placé en embuscade dans l’espoir d’assaillir à l’improviste l’empereur et son armée, au moment même où ils regarderaient leur retraite comme à l’abri de toute attaque. Cette surprise eût eu lieu certainement, et il est difficile de dire quelles en eussent été les conséquences, si l’apparition inattendue du convoi de vivres n’eût éveillé la rapacité des Arabes, malgré la prudence de leur commandant et les tentatives qu’il fit pour les contenir. Ainsi fut déjouée cette embuscade.

« Mais Varanes, voulant encore essayer de remporter quelque avantage par la rapidité de ses mouvements, assembla autant de cavaliers qu’il put en arracher au pillage, et poussa en avant du côté des Romains, qui s’étaient arrêtés court à cette apparition si inattendue. Il régnait dans nos premiers rangs une incertitude et une irrésolution qui rendaient leur hésitation évidente, même pour un aussi pauvre juge que moi en fait de contenance militaire. Au contraire, les Varangiens, d’une voix unanime, s’écrièrent : « Bills (c’est-à-dire les haches d’armes) en avant ! » Et la volonté très gracieuse de l’empereur accédant à leur valeureux désir, ils s’avancèrent rapidement de l’arrière-garde à la tête de la colonne. J’aurais peine à dire comment cette manœuvre fut exécutée, mais elle le fut, sans aucun doute, par les sages instructions de mon sérénissime père, distingué pour sa présence d’esprit dans les circonstances difficiles. Il est vrai que la bonne volonté des troupes elles-mêmes y aida beaucoup ; les cohortes romaines, appelées les Immortels, ne montraient pas moins de désir de reculer à l’arrière-garde que les Varangiens en manifestaient d’occuper la place que les Immortels laissaient vacante en tête de la colonne. Ce mouvement s’exécuta avec tant de bonheur, qu’avant l’arrivée de Varanes et de ses Arabes, l’avant-garde se trouva formée de la garde inébranlable des soldats du Nord. J’eusse pu avoir recours à mes yeux comme à de sûrs témoins de ce qui arrivait. Mais, pour confesser la vérité, mes yeux étaient peu habitués à considérer de pareils spectacles. Je n’aperçus de la charge de Varanes qu’un épais nuage de poussière poussé rapidement en avant, à travers lequel on voyait briller les pointes des lances et flotter les aigrettes de cavaliers coiffés de turbans à peine visibles. Les cris du tecbir retentirent avec une telle force, que je reconnus à peine le son des timbales et des cymbales d’airain qui l’accompagnaient. Mais cette violente et furieuse attaque fut soutenue si efficacement qu’elle se brisa comme si elle fût venue frapper contre un roc.

« Les Varangiens, sans être ébranlés par la charge impétueuse des Arabes, reçurent chevaux et cavaliers en faisant pleuvoir sur eux les coups de leurs lourdes haches d’armes, auxquels les plus braves et les plus vigoureux de nos ennemis ne pouvaient ni faire face ni résister. Les gardes renforcèrent aussi leurs rangs en se serrant les uns contre les autres, à la manière des anciens Macédoniens, de telle sorte que les chevaux légers et élégants des Iduméens ne purent s’ouvrir le plus petit jour à travers la phalange du Nord. Les hommes les plus braves, les chevaux les plus vifs tombèrent au premier rang. Les javelines pesantes et courtes lancées par les derniers rangs des braves Varangiens, avec un coup d’œil sûr et un bras vigoureux, achevèrent de mettre la confusion parmi les assaillants, qui tournèrent bride épouvantés, et s’enfuirent du champ de bataille dans un désordre complet.

« L’ennemi ayant été ainsi repoussé, nous poursuivîmes notre marche sans nous arrêter jusqu’aux fourgons à moitié pillés. Là quelques remarques furent faites par certains officiers de l’intérieur de la maison de l’empereur, qui, se trouvant de service près des provisions, et ayant abandonné leur poste au moment de l’attaque des infidèles, n’étaient revenus que lorsque les ennemis avaient été repoussés. Ces hommes, prompts en fait de malice, quoique très lents lorsqu’il s’agissait de s’acquitter d’un service périlleux, rapportèrent qu’en cette occasion les Varangiens oublièrent leurs devoirs jusqu’à consommer une partie du vin sacré réservé pour les lèvres impériales. Ce serait un crime de nier que ce fut une grande et coupable infraction ; néanmoins notre héros impérial passa là-dessus comme sur une offense pardonnable, observant en plaisantant que, puisqu’il avait bu l’ail de ses fidèles gardes, les Varangiens avaient acquis le droit d’étancher la soif et de se rétablir des fatigues qu’ils avaient eues à souffrir dans cette journée pour sa défense, quoiqu’ils eussent employé à cet effet les provenances de la cave impériale.

« Sur ces entrefaites, la cavalerie de l’armée fut dépêchée à la poursuite des Arabes fugitifs ; et ayant réussi à les rejeter de l’autre côté de la chaîne de montagnes qui les avait séparés peu de temps auparavant des Romains, on put justement considérer les armes impériales comme ayant remporté une victoire complète et glorieuse.

« Nous avons maintenant à faire mention des réjouissances des citoyens de Laodioée, qui avaient suivi du haut de leurs remparts, dans des alternatives de crainte et d’espérance, les fluctuations de la bataille ; ils descendirent alors pour complimenter le vainqueur impérial. »

Ici la belle historienne fut interrompue. La grande porte de l’appartement s’ouvrit sans bruit à deux battants, non comme pour donner entrée à un courtisan ordinaire, s’étudiant à causer aussi peu de trouble que possible, mais comme si elle s’ouvrait pour une personne d’un rang assez élevé pour craindre peu de détourner l’attention par ses mouvements. Ce ne pouvait être qu’un personnage né dans la pourpre, ou qui lui fût allié de près, à qui une pareille liberté fût permise ; et plusieurs des assistants, sachant ceux qu’il était probable, de voir paraître dans le temple des Muses, présumèrent que ce signal annonçait l’arrivée de Nicéphore Brienne, gendre d’Alexis Comnène, époux de la belle historienne, et jouissant du titre de césar, qui n’impliquait néanmoins pas à cette époque, comme dans les siècles précédents, la dignité de seconde personne de l’empire. La politique d’Alexis avait interposé plus d’un personnage entre le césar et les droits dont il jouissait autrefois, droits qui ne le cédaient qu’à ceux de l’empereur lui-même.



  1. Les Grecs serait le mot convenable, mais nous traduisons l’expression de la belle historienne. w. s.