Le Comte Robert de Paris/8

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 123-132).


CHAPITRE VIII.

LE SOPHISTE.


À travers le vain tissu de difficultés qui embarrasse la science du sophiste, le simple bon sens et les pensées droites se frayent un passage : ainsi disparaissent sur le sommet des montagnes les nuages inconstants, lorsque la lumière pure de l’aurore vient annoncer l’éclat du jour.
Docteur Watts.


Le vieillard se leva vivement de terre, à l’approche d’Hereward. « Mon intrépide Varangien, dit-il, toi qui estimes les hommes et les choses, non d’après la fausse appréciation qu’on en fait dans ce monde, mais par leur importance réelle et leur valeur positive, sois le bienvenu dans un lieu où l’on considère comme le plus bel attribut de la philosophie, de dépouiller l’homme de ses ornements empruntés et de le réduire à la juste valeur de ses qualités propres, physiques et morales, considérées isolément. — Vous êtes courtisan, seigneur, dit le Saxon ; admis à vous présenter chez Son Altesse impériale, vous devez reconnaître qu’il y a vingt fois plus de cérémonies pour régler les devoirs des divers rangs de la société, qu’un homme comme moi n’en peut retenir ; et, en vérité, on pourrait bien m’exempter de me présenter devant une compagnie trop supérieure à moi, et dans un lieu où je ne saurai pas comment me comporter. — Cela est vrai, dit le philosophe ; seulement, un homme comme vous, noble Hereward, mérite plus de considération aux yeux d’un vrai philosophe, qu’un millier de ces véritables insectes, que le sourire d’une cour appelle à la vie, et qu’une disgrâce anéantit. — Vous êtes vous-même, seigneur philosophe, un habitué de la cour, dit Hereward. — Et un habitué très fort sur le cérémonial, dit Agelastès. Il n’y a point, je suis sûr, un sujet dans l’empire qui connaisse mieux les dix mille vétilles qu’on exige des individus de différents rangs, et pratiquées à l’égard des différentes autorités. Il est encore à naître l’homme qui m’aura vu choisir une posture plus commode que celle de me tenir debout en présence de la famille royale. Mais, quoique je me serve de ces fausses balances dans la société, et me conforme à ces erreurs, mon jugement réel est d’un caractère plus grave et plus digne de l’homme, qu’on dit être formé à l’image de son créateur. — Il n’est guère besoin, dit le Varangien, d’exercer votre jugement sur moi sous aucun rapport ; et je ne désire pas que personne puisse penser de moi autre chose que ce que je suis, c’est-à-dire, un pauvre exilé, qui essaye de mettre sa confiance dans le ciel, et de s’acquitter de ses devoirs envers le monde dans lequel il vit, et le prince au service duquel il est engagé. Et maintenant, respectable seigneur, permettez-moi de vous demander si cette entrevue a lieu d’après votre désir, et dans quel but. Un esclave africain, que j’ai trouvé sur la promenade publique et qui se nomme Diogène, me dit que vous désirez me parler : il a un peu l’humeur goguenarde de Satan, et il pourrait bien avoir menti. S’il en est ainsi, je l’exempterai, pour l’amour de vous, de la volée de coups que je lui dois pour son insolence, et je vous ferai mes excuses d’être venu vous interrompre dans votre retraite, que je ne suis nullement disposée partager. — Diogène ne vous en a point imposé, répondit Agelastès ; il a ses moments de gaîté comme vous le remarquez avec justesse, et il y joint aussi quelques qualités qui le font marcher de pair avec ceux qui ont un plus beau teint et des traits plus réguliers. — Et dans quel but l’avez-vous chargé d’une pareille commission ? est-il possible que votre sagesse entretienne le désir de converser avec moi ? — Je suis observateur de la nature et de l’humanité ; n’est-il pas naturel que je sois fatigué de ces êtres qui sont pétris d’artifice, et qu’il me tarde de voir quelque chose sorti plus fraîchement des mains de la nature ? — Vous ne voyez point cela en moi ; la rigueur de la discipline militaire, le camp et l’armure façonnent à leur guise les sentiments et les membres d’un homme, comme le cancre de mer se trouve façonné par son écaille. Voyez l’un de nous, et vous nous voyez tous. — Permettez-moi d’en douter, et de supposer que dans Hereward, fils de Waltheoff, je vois un homme extraordinaire, quoiqu’il puisse ignorer lui-même, en raison de sa modestie, la rareté de ses bonnes qualités. — Le fils de Waltheoff, » répéta le Varangien frappé d’étonnement… « Est-ce que vous savez le nom de mon père ? — Ne soyez point surpris, reprit le philosophe, de ce que je possède un renseignement aussi simple. Il ne m’en a coûté que peu de peine pour l’acquérir. Cependant, je verrais avec plaisir que l’embarras que je me suis donné à ce sujet pût vous convaincre de mon désir sincère de pouvoir vous donner le nom d’ami. — Il est en effet aussi flatteur qu’extraordinaire pour moi qu’un homme de votre savoir et de votre rang se soit donné la peine de prendre des informations auprès des cohortes varangiennes, pour connaître la famille de l’un de leurs constables. J’ai peine à croire que mon commandant Acolouthos lui-même pût penser qu’un tel renseignement vaille la peine d’être pris ou conservé. — De plus grands hommes que lui ne s’en inquiéteraient pas davantage… Vous connaissez un homme dans un poste élevé, qui regarde les noms de ses plus fidèles soldats comme moins importans que ceux de ses chiens de chasse et de ses faucons, et s’épargnerait volontiers la peine de les appeler autrement qu’en sifflant. — Je ne puis entendre cela, dit le Varangien. — Je ne voudrais pas vous offenser, continua le philosophe, je ne voudrais même pas ébranler la bonne opinion que vous avez de la personne à laquelle je fais allusion ; cependant je vois avec peine que cette opinion puisse être entretenue par un homme qui possède d’aussi éminentes qualités que vous. — Trêve à ces discours, noble seigneur, qui sont en vérité trop frivoles pour une personne de votre caractère et de votre apparence ; je suis comme les rochers de mon pays : les vents furieux ne peuvent m’ébranler, une pluie douce ne peut me ramollir ; la flatterie et les paroles menaçantes sont peine perdue avec moi. — Et c’est justement pour cette inflexibilité d’âme, pour ce mépris indomptable de tout ce qui t’entoure, sans entrer dans le cercle de tes devoirs, que je te demande comme un mendiant d’être ton ami, ce que tu me refuses brusquement. — Pardonnez-moi si j’en doute. Quelques anecdotes que vous puissiez avoir recueillies sur mon compte, anecdotes où il règne probablement un peu d’exagération, puisque les Grecs ne se sont pas si exclusivement approprié le privilège de se vanter eux-mêmes que les Varangiens n’en aient un peu l’usage… quelles que soient, dis-je, ces histoires, on ne peut vous avoir rien appris qui vous autorise à tenir de pareils discours, à moins que vous ne vouliez plaisanter. — Vous êtes dans l’erreur, mon fils ; croyez que je ne suis pas homme à me mêler aux vains propos que peuvent tenir sur vous vos camarades en vidant un pot de bière. Tel que je suis, je puis frapper cette statue mutilée d’Anubis (ici il toucha un fragment gigantesque de statue qui était à ses côtés)… et ordonner à l’esprit qui a long-temps inspiré l’oracle de descendre, et de remplir de nouveau cette masse vacillante. Nous autres initiés, nous jouissons de grands privilèges… Nous frappons du pied sur ces voûtes en ruines, et l’écho répond à notre demande. Ne pense pas, quoique je te demande en grâce ton amitié, que j’aie besoin de toi pour obtenir des renseignements, soit sur ta personne, soit sur les autres. — Tes discours m’étonnent, mais j’ai appris que plusieurs âmes ont été détournées du sentier du ciel par des paroles semblables. Mon grand-père Kenelm avait coutume de dire que les belles paroles de la philosophie des païens nuisaient plus à la foi chrétienne que les menaces des tyrans païens. — Je le connaissais : qu’importe que ce fût en corps ou en esprit ? Il fut converti de la foi de Woden au christianisme par un noble moine, et mourut prêtre à l’autel de Saint-Augustin. — C’est vrai : tout cela est très certain… je n’en suis que plus tenu à me rappeler ses paroles, maintenant qu’il est dans un autre monde. Lorsque je comprenais encore à peine ce qu’il voulait dire, il me recommanda de me méfier de la doctrine qui nous jette dans l’erreur, et qu’enseignent de faux prophètes en l’accréditant par de faux miracles. — Ceci n’est que de la superstition. Ton grand père était un bon et excellent homme, mais il avait l’esprit étroit comme les autres prêtres, et, trompé par leur exemple, il ne voulait ouvrir qu’un petit guichet dans la grande porte de la vérité, et n’y admettre le monde que par cette ouverture étroite. Vois-tu, Hereward, ton grand-père et d’autres ecclésiastiques auraient voulu rapetisser notre intelligence à la considération seule des parties du monde immatériel, essentielles pour notre direction morale ici-bas, et notre salut à venir ; mais il n’en est pas moins vrai que l’homme a la liberté, pourvu qu’il ait de la sagesse et du courage, d’entrer en relation avec des êtres plus puissants que lui, qui peuvent défier les bornes de l’espace dans lesquelles il est circonscrit, et surmonter par leur puissance métaphysique des difficultés que les timides et les ignorants peuvent regarder comme extravagant et impossible de chercher à vaincre. — Vous parlez d’une folie que l’enfance écoute bouche béante, et l’âge mûr en souriant de pitié. — Au contraire, dit le sage, je parle du désir ardent que chaque homme ressent au fond de son cœur d’entrer en communication avec des êtres plus puissants que lui, et qui ne sont pas naturellement accessibles à nos organes. Crois-moi, Hereward, nous ne porterions pas en nous-mêmes un besoin si vif et si universel, s’il n’eût existé un moyen de le satisfaire, et si ce moyen n’eût pu se découvrir à force de sagesse et d’études. J’en appellerai à ton propre cœur, et je te prouverai par un seul mot, que ce que je te dis est la vérité. Tes pensées sont, en ce moment même, fixées sur un être mort ou absent depuis long-temps ; au seul nom de Bertha, tu sens remuer dans ton cœur mille émotions que, dans ton ignorance, tu avais crues renfermées à jamais, comme les dépouilles des morts dans un tombeau. Tu tressailles et changes de couleur… Je me réjouis de voir que la fermeté et le courage indomptable que les hommes t’attribuent ont laissé les avenues du cœur aussi ouvertes que jamais aux affections douces et généreuses, en les prémunissant contre la crainte, l’incertitude et toute la vile tribu des basses sensations. J’ai dit que je t’estimais, et je n’hésite pas à te le prouver. Je vais rapprendre, si tu désires le connaître, le destin de cette Bertha, dont tu as conservé le souvenir au fond du cœur, en dépit de toi-même, au milieu des fatigues du jour et du repos de la nuit, dans les combats et pendant la trêve, lorsque tu te livrais avec tes compagnons à de nobles exercices, ou que tu cherchais à connaître les beautés de la littérature grecque ; et si tu veux faire de nouveaux progrès dans cette connaissance, je puis t’en faciliter les moyens. »

Pendant qu’Agelastès parlait ainsi, le Varangien recouvra à peu près son sang-froid, et répondit, quoique sa voix fût légèrement tremblante :

« Qui tu es, je ne sais… ce que tu me veux, je ne puis le dire… par quels moyens tu es parvenu à savoir des choses qui m’intéressent tant, moi, et qui intéressent si peu les autres, je ne le conçois pas ; mais ce que je sais, c’est qu’avec intention ou par hasard, tu as prononcé un nom qui remue toutes les fibres de mon cœur : cependant je suis chrétien et Varangien, et jamais je ne manquerai volontairement de fidélité, ni à mon Dieu ni à mon prince adoptif. Ce qui doit être fait par des idoles ou de fausses déités doit être une trahison contre la divinité véritable. Il n’est pas moins certain que tu as décoché quelques flèches contre l’empereur lui-même, quoique la fidélité te le défende rigoureusement. Désormais donc, je refuse toute communication avec toi, tant pour le bien que pour le mal. Je suis soldat aux gages de l’empereur ; et, quoique je n’affecte pas ce bel étalage de respect et d’obéissance qui sont exigés avec tant de subtiles distinctions, et sous tant de formes différentes, cependant je suis son défenseur, et ma hache d’armes est son garde du corps. — Personne n’en doute, répliqua le philosophe ; mais n’es-tu pas tenu à une soumission plus grande envers l’Acolouthos Achille Tatius ? — Non : il est mon général d’après les lois militaires ; il s’est toujours montré bon et bienveillant à mon égard, et, sauf les privilèges que lui donne son rang, il s’est toujours conduit plutôt en ami qu’en commandant : néanmoins il est serviteur de l’empereur, tout aussi bien que moi, et je ne regarde pas comme très importante une différence qu’un mot d’un homme peut établir et détruire à son gré. — C’est parler noblement ; et vous avez à coup sûr le droit de passer devant un individu que vous surpassez en courage et en talent militaire. — Excusez-moi si je refuse le compliment que vous m’adressez comme ne me convenant sous aucun rapport. L’empereur choisit ses officiers suivant qu’il leur reconnaît les moyens de le servir comme il désire être servi. Il est probable que je n’y réussirais pas moi. Je vous ai déjà dit que je dois à mon empereur mon obéissance, mon respect, mes services, et il ne me semble pas nécessaire d’entrer dans d’autres explications. — Homme singulier ! n’y a-t-il donc rien qui puisse t’émouvoir que les choses qui te sont étrangères ? Le nom de ton empereur et de ton commandant n’ont aucun pouvoir sur toi, et celui même de la femme que tu as aimée… »

Le Varangien l’interrompit.

« Je sens, dit-il, d’après les mots que tu viens de prononcer, que tu as trouvé moyen de faire vibrer les cordes de mon cœur, mais non d’ébranler mes principes. Je ne veux pas m’entretenir avec toi sur un sujet qui ne peut t’intéresser. Les nécromanciens, dit-on, exécutent leurs sortilèges au moyen des épithètes que nous donnons au Très-Haut : il ne faut donc pas s’étonner qu’ils emploient les noms des plus pures créatures de la Divinité pour atteindre leur but coupable. Je ne veux pas de pareilles associations aussi honteuses pour les morts peut-être que pour les vivants. Quelle qu’ait été ton intention, vieillard… car ne pense pas que tes étranges paroles aient passé sans être remarquées… sois assuré que j’ai dans le cœur de quoi défier également la séduction des hommes et des démons. »

À ces mots, le soldat, se détournant, quitta les ruines du temple après avoir fait une légère inclination de tête au philosophe.

Agelastès, après le départ du soldat, resta seul, apparemment absorbé dans les méditations, jusqu’à ce qu’il fût soudainement troublé par l’arrivée d’Achille Tatius. Le chef des Varangiens ne prit la parole qu’après avoir cherché à lire sur les traits du philosophe quel avait été le résultat de l’entrevue. Il dit alors : « Tu approuves toujours, sage Agelastès, le projet dont nous avons naguère causé ensemble ? — Oui, » répondit Agelastès d’un ton grave et ferme.

— Mais, répliqua Achille Tatius, tu n’as point gagné à notre parti ce soldat dont le sang-froid et le courage nous serviraient mieux, à l’heure du danger, que les bras de mille lâches esclaves ? — Je n’ai pas réussi. — Et tu ne rougis pas de l’avouer, toi le plus sage de ceux qui prétendent encore à la sagesse grecque ? toi le plus habile de ceux qui assurent encore que la puissance qu’ils doivent à des mots, à des signes, à des noms, à des amulettes et à des charmes, sort de la sphère où vivent les hommes, tu as échoué dans l’art de persuader, comme un enfant qui dans une dispute se laisse battre par son précepteur ? Honte, honte à toi, qui ne peux soutenir par des arguments la réputation dont tu voudrais te parer ! — Silence ! je n’ai encore rien obtenu, il est vrai, sur cet homme obstiné et inflexible ; mais, Achille Tatius, je n’ai rien perdu. Nous en sommes tous deux où nous en étions hier, avec cet avantage, que je suis parvenu à l’intéresser à un objet dont il ne pourra bannir la pensée de son esprit ; il sera forcé de recourir à moi pour en apprendre davantage à ce sujet… Mais laissons pour un instant ce singulier personnage de côté ; sois seulement convaincu que, si la flatterie, l’argent et l’ambition ne peuvent pas réussir à le gagner, il nous reste encore à employer un appât qui le forcera à se dévouer aussi complètement à nous qu’aucun de ceux qui sont liés par notre contrat mystique et inviolable. Dis-moi donc comment vont maintenant les affaires de l’empire. Est-ce que cette marée de soldats latins, qui a si étrangement surgi au milieu des flots, bat encore les rivages du Bosphore ? Est-ce qu’Alexis conserve encore l’espoir de diminuer leur nombre et de diviser leurs forces dont il se flatterait en vain de braver l’attaque ? — Nous avons obtenu quelques nouveaux renseignements il y a peu d’heures. Bohémond est venu en ville avec six ou huit chevau-légers, et sous une espèce de déguisement. Si l’on considère combien il s’est trouvé souvent l’ennemi de l’empereur, cette démarche était périlleuse. Mais quand est-ce que ces Francs ont reculé devant le péril ? L’empereur s’est aperçu tout d’abord que le comte venait s’informer de ce qu’il pourrait obtenir en se présentant comme le premier objet de la libéralité grecque, et en offrant ses services comme médiateur entre Godefroy de Bouillon et les autres princes de la croisade. — C’est une espèce de politique par laquelle il voudrait se concilier les bonnes grâces de l’empereur. »

Achille Tatius continua : « Le comte Bohémond fut découvert à la cour impériale comme par accident, et accueilli avec des preuves d’estime et des marques de faveur qu’on n’avait jamais données à aucun homme de race française. On ne parla ni des vieilles inimitiés ni des anciennes guerres ; on ne vit pas en Bohémond l’ancien usurpateur d’Antioche, le guerrier qui empiétait sur l’empire ; mais des actions de grâces furent de toutes part rendues au ciel, qui avait envoyé un fidèle allié au secours de l’empereur dans un danger si imminent — Et que dit Bohémond ? — Peu de chose, ou rien plutôt, avant qu’une somme d’or considérable lui eût été abandonnée, comme je l’ai appris par l’esclave du palais Naries. On convint ensuite de lui céder d’immenses provinces et de lui accorder d’autres avantages, à condition qu’il agirait en cette occasion comme l’ami dévoué de l’empire et du souverain. Telle fut la munificence à l’égard du barbare avide, qu’on le fit entrer comme par hasard dans une chambre du palais où l’on avait eu soin d’étaler en grande quantité des étoffes de soie, des joyaux d’or et d’argent, et d’autres objets de grande valeur. Le Franc rapace ne put retenir ses cris d’admiration, et on lui assura que tous les trésors contenus dans la chambre lui appartiendraient, pourvu qu’il consentît à voir dans ce présent une preuve de l’affection et de la sincérité de son allié impérial… En conséquence, toutes ces richesses furent envoyées à la tente du chef normand. Par de telles façons d’agir, l’empereur se rendra maître de Bohémond, corps et âme ; car les Francs eux-mêmes disent qu’il est étrange de voir cet homme d’un courage intrépide et d’une haute ambition tellement affecté néanmoins de cupidité, vice qu’ils appellent bas et contre nature.

« Bohémond est donc à l’empereur à la vie et à la mort… jusqu’à ce que le souvenir de la munificence impériale soit effacé par une plus grande générosité. Alexis, fier d’avoir su se concilier un chef de tant d’importance, ne doutera point que ses conseils ne décident la plupart des autres croisés, et même Godefroy de Bouillon, à prêter à l’empereur des Grecs un serment de fidélité et de soumission auquel le dernier noble d’entre eux, sans le but sacré de la guerre qu’ils ont entreprise, ne se soumettrait pas, fût-ce pour devenir possesseur d’une province. Restons-en donc là : quelque jour nous apprendrons ce que nous aurons à faire. Si nous étions plus tôt découverts, notre ruine serait certaine. — Ne nous reverrons-nous donc pas ce soir ? — Non, à moins que nous ne soyons invités à cette sotte comédie, à ces lectures que vous savez ; et alors nous nous verrons comme des joujoux dans la main d’une femme ridicule, enfant gâtée d’un père faible. »

Tatius prit alors congé du philosophe ; et, comme s’ils eussent craint d’être vus dans la compagnie l’un de l’autre, ils quittèrent le lieu solitaire de leur rendez-vous par des chemins différents. Le Varangien Hereward reçut bientôt avis de son supérieur lui-même, qu’il n’aurait pas à l’accompagner le soir, comme d’abord il en avait reçu l’ordre.

Achille se tut alors un moment, puis ajouta : « Tu as sur les lèvres quelque chose que tu voudrais me dire, et que néanmoins tu hésites à exprimer. — Voici seulement ce que c’est, répondit le soldat : J’ai eu une entrevue avec l’homme qu’on appelle Agelastès ; et il me semble si différent de ce qu’il me paraissait la dernière fois que nous causions de lui, que je ne puis m’empêcher de vous redire ce que j’ai vu. Ce n’est pas un plaisant insignifiant, dont le seul but est de faire rire à ses dépens ou à ceux des autres ; c’est un homme à profondes pensées et à grands projets, qui, pour telle ou telle autre raison, cherche à se concilier des amis et à se faire un parti. Votre propre sagesse vous apprendra à vous garder de lui. — Tu es un honnête garçon, mon pauvre Hereward, » dit Achille Tatius avec une affectation de bonté méprisante. « Les gens tels qu’Agelastès lancent souvent leurs plus piquantes plaisanteries sous les formes les plus graves et les plus sévères : ils prétendront à une puissance illimitée sur les éléments et sur les esprits élémentaires, ils auront soin de se procurer des noms et des anecdotes connues de celui qu’ils veulent plaisanter ; et la personne qui les écoute ne fait, suivant l’expression du divin Homère, que s’exposer à un torrent de rires inextinguibles. Je l’ai souvent vu choisir la plus sotte et la plus ignorante des personnes de la compagnie, et lui soutenir, pour amuser les autres, qu’il peut faire paraître les absents, rapprocher les gens éloignés, et donner aux morts eux-mêmes la faculté de briser les entraves de la tombe. Prends garde, Hereward, que ces artifices ne fassent tort à la réputation d’un de mes braves Varangiens. — Cela n’est pas à craindre. On ne me trouvera pas souvent dans la société de cet homme. S’il plaisante sur un sujet dont il m’a lâché quelques mots, il n’est que trop vraisemblable que je lui apprendrai d’une rude manière à parler sérieusement. Et s’il prétend réellement à la puissance mystique, nous, comme le croyait mon grand-père Kenelm, en l’écoutant, nous ferions insulte aux morts dont le nom sortirait de la bouche d’un devin ou d’un enchanteur impie. Je n’approcherai donc plus de cet Agelastès, qu’il soit sorcier ou imposteur. — Vous ne m’entendez pas ; le sens de mes paroles vous échappe : Agelastès est un homme qui peut vous apprendre bien des choses, s’il lui plaît de causer avec vous… mais tenez-vous toujours hors de la portée de ces prétendus arts secrets qu’il n’emploiera que pour vous tourner en ridicule. » Après ces dernières paroles que l’Acolouthos aurait peut-être difficilement expliquées lui-même, l’officier et le soldat se quittèrent.