Le Comte de Cavour/03

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LE
COMTE DE CAVOUR
ETUDE DE POLITIQUE NATIONALE ET PARLEMENTAIRE

I. Il conte di Cavour, ricordi biografici, par Giuseppe Massari, 1 vol. in-8o. — II. Discorsi parlamentari del conte Camillo di Cavour, raccolti e publicati per ordine della camera dei deputati, 12 vol. — III. Le comte de Cavour, récits et souvenirs, par M. W. da La Rive, 1 vol. in-8o, etc. — IV. Documens inédits, etc.

III.
LE REGNE PARLEMENTAIRE DE CAVOUR. — LA PREPARATION DE LA GUERRE.[1]


Une des forces de Cavour a été d’avoir devant lui un but, voilé quelquefois par l’ombre des événemens, mais invariable et toujours présent à son esprit. Une de ses facultés, supérieure encore peut-être à la hardiesse, était le sens de l’opportunité, l’art de mesurer son action aux circonstances. Manzoni disait de lui, qu’il avait tout de l’homme d’état, « la prudence et même l’imprudence. » Imprudent ou prudent, il savait l’être tour à tour et toujours à propos ; au lendemain du congrès de Paris, il se trouvait dans la situation à la fois la plus brillante et la plus difficile. Il avait semé, il semait chaque jour d’une main habile, il se promettait assurément de récolter ; mais si, au milieu des excitations de Paris, il avait eu un éclair d’illusion sur la possibilité d’une guerre immédiate d’affranchissement, il n’avait pas tardé à reconnaître que pour une campagne c’était assez d’avoir pu introduire l’Italie en plein congrès ; qu’à vouloir aller plus loin, pour le moment, on risquait d’indisposer la France et l’Angleterre, l’Europe tout entière, à peine remise d’un grand conflit. Il avait compris bien vite que cette situation nouvelle, qui venait de naître par la paix du 30 mars 1856, avait besoin de mûrir, qu’il fallait laisser à toutes les politiques, aux alliances, aux intérêts, le temps de se dessiner, en accoutumant de plus en plus l’opinion universelle à cette question italienne brusquement évoquée. Il avait vu, en un mot, que rien de décisif ne serait possible avant quelques années, deux ou trois ans peut-être, et que jusque-là c’était tout un travail à recommencer ou à poursuivre, d’abord pour ne pas perdre le terrain conquis, puis pour préparer la nouvelle marche en avant.

Une chose restait certaine ; le congrès de Paris laissait la question italienne ouverte, le Piémont et l’Autriche en présence au-delà des Alpes. Cavour le disait en rentrant à Turin : « les plénipotentiaires de la Sardaigne et ceux de l’Autriche, après avoir siégé deux mois côte à côte, se sont séparés sans animosités personnelles,… mais pénétrés de la conviction intime que les deux pays sont plus loin que jamais de se mettre d’accord dans leur marche politique, et que les principes soutenus par l’un et l’autre état sont inconciliables. » Cet antagonisme avéré, constaté devant l’Europe, accepté par le Piémont, l’Autriche le subissait avec l’impatiente humeur d’une puissance qui se sent défiée ; elle s’en irritait, et en s’irritant d’un antagonisme qu’elle avait le droit de trouver inégal, tant qu’elle n’avait affaire qu’au petit Piémont, elle ne faisait que l’accuser et l’aggraver. Encore quelques mois, elle allait lui donner la retentissante et périlleuse authenticité d’une rupture diplomatique. Une première fois avant la guerre d’Orient, dès 1853, elle avait rappelé le comte Appony ; après la guerre, au commencement de 1857, elle rappelait le comte Paar, envoyé depuis peu à Turin. Ce n’était pas encore une déclaration d’hostilité, c’était un aveu d’incompatibilité entre la suprématie impériale établie à Milan et le seul état libre de la péninsule. Cavour, à vrai dire, ne pouvait ni s’étonner ni s’émouvoir de cette rupture, qui entrait dans ses prévisions, qui le mettait à l’aise, mais dont il s’étudiait à laisser la responsabilité toute entière à l’Autriche. Il ne méconnaissait pas « les difficultés et les dangers » de cette tension croissante de rapports, il les avouait tout haut ; il n’y voyait qu’une conséquence inévitable de la situation acceptée par le Piémont, une condition de la campagne nouvelle qu’il avait engagée par ses hardies initiatives au congrès de Paris.

Ruiner moralement l’Autriche dans sa prépotence sans lui donner le prétexte d’une agression téméraire, maintenir plus que jamais l’ascendant libéral du Piémont, même au prix de coûteux efforts, rallier les sentimens ; patriotiques italiens autour du drapeau de Victor-Emmanuel sans trop se compromettre avec les gouvernemens, se servir de tout pour gagner des alliances en amenant par degrés l’Europe à voir dans l’affranchissement de l’Italie un intérêt conservateur, préparer la guerre à l’abri de la paix et poursuivre tout cela au milieu des conflits de partis, à travers des incidens toujours nouveaux, souvent imprévus ; c’était l’œuvre de Cavour pendant ces deux ou trois années à partir de 1856. Elle ne pouvait être poursuivie, accomplie jusqu’au bout, cette œuvre de hardiesse et de combinaison, que par un homme qui avait réussi à s’assurer une véritable prépondérance, une sorte de royauté ou de dictature parlementaire, instrument puissant et assoupli de ses desseins.

Cette puissance d’un homme par l’action parlementaire a été, à vrai dire, un des phénomènes les plus saisissans et les plus originaux de l’histoire politique contemporaine.


I

« Nous avons un gouvernement, disait-on alors à Turin, nous avons des chambres, une constitution ; tout cela s’appelle Cavour. » C’était un mot spirituel qui déguisait à peine la réalité des choses. Le fait est qu’à un certain moment Cavour a eu la fortune d’éclipser ou, pour mieux dire, de personnifier ce régime constitutionnel piémontais qui lui devait son éclat et son efficacité. Il n’était point seul assurément dans un pays qui comptait au sénat d’Azeglio, le comte Sclopis, le comte Gallina, le marquis Alfieri, — dans la chambre des députés, Balbo, Revel, Menabrea, Boncompagni, Rattazzi, Lanza, Mamiani, Farini. Plus que tout autre, il avait rapidement acquis la position exceptionnelle d’un homme régnant dans les chambres et par les chambres, dominant les partis, dirigeant l’opinion et l’entraînant à sa suite. A mesure surtout que les événemens se compliquaient et que les combinaisons de politique intérieure se liaient à l’action diplomatique, il prenait une influence extraordinaire. Les chambres hésitaient à lui refuser ce qu’il demandait, et si des excentriques du radicalisme ou de l’absolutisme, si Brofferio ou le comte Solaro della Margherita le harcelaient de leurs attaques contraires, ils ne faisaient que lui offrir une occasion de plus d’affermir son ascendant. Souvent des députés prêts à toutes les interpellations s’arrêtaient devant un geste ou un mouvement de sa vive physionomie. Ils ressemblaient à cet honnête marchand de à rue du Pô qui, un jour occupé à servir la comtesse de Stackelberg, s’échappait brusquement sous les portiques et revenait bientôt en disant : « Excusez-moi, j’ai aperçu le comte de Cavour et j’ai voulu savoir où en sont nos affaires. Il avait le visage riant, donc nos affaires vont bien, et je suis content. » On faisait un peu ainsi au parlement, on prenait l’habitude de lire dans le regard du président du conseil.

C’était une dictature, si l’on veut ; mais c’était une dictature étrange, conquise jour par jour consentie à chaque instant, incessamment exercée sous le contrôle des chambres, sous les yeux d’un pays libre. Cavour, avec une confiance qu’il Bavait communiquer autour de lui, acceptait toutes les conditions de cette vie parlementaire qu’il aimait, dont il sentait la dignité et la force. Il ne reculait ni devant la lutte ni devant les responsabilités, et comme dans une circonstance on lui faisait remarquer qu’une mesure à laquelle il attachait du prix serait déjà réalisée, s’il avait été le ministre d’un régime absolu, il répondait vivement : « Vous oubliez que sous un gouvernement absolu je n’aurais pas voulu être ministre et je n’aurais pu le devenir. Je suis ce que je suis, parce que j’ai la chance d’être ministre constitutionnel… Le gouvernement parlementaire a ses inconvéniens comme les autres gouvernemens, et avec ses inconvéniens il vaut mieux que tous les autres. Je peux m’impatienter de certaines oppositions, les repousser avec vivacité, et puis en y réfléchissant je me félicite de ces oppositions, parce qu’elles m’obligent à mieux expliquer mes idées, à redoubler d’efforts pour convaincre l’opinion. générale… Un ministre absolu ordonne., un ministre constitutionnel a besoin, pour être obéi, de persuader, et je veux persuader que j’ai raison. » Croyez-moi, la plus mauvaise des chambres est encore préférable à la plus brillante des antichambres… » Et celui qui semblait exercer une dictature, qui en réalité l’exerçait moralement, se trouvait ainsi n’être que le premier des parlementaires pratiquant sans subterfuge, avec autant de fidélité que de libérale confiance, le régime qu’il paraissait éclipser.

L’autorité qu’il avait conquise, Cavour la devait sans doute à ses succès, à l’éclat d’une initiative heureuse, au relief flatteur qu’il avait su donner à son petit pays dans les démêlés de l’Europe ; il la devait aussi au génie des affaires, à l’universalité de son esprit, à une merveilleuse fertilité de ressources, à la sève communicative d’une nature aimable, familière et puissante. Ce n’était point assurément un chef de parti ordinaire celui qui pouvait être indifféremment, parfois en anémie temps, ministre du commerce, ministre des finances, ministre des affaires étrangères, ministre de l’intérieur et, même à un certain moment, ministre de la guerre, — portant tous ces fardeaux sans fléchir, avec une aptitude toujours prête, avec une activité infatigable. Cavour, au pouvoir comme au parlement, avait les avantages de l’éducation pratique de sa jeunesse. A la supériorité du politique poursuivant la réalisation d’une idée, il joignait la supériorité de l’homme au courant de tous les détails d’administration, d’économie politique. Profondément identifié avec son pays, il connaissait le Piémont province par province, ville par ville, aussi bien que son domaine de Leri.

Agriculture, commerce, industrie, intérêts maritimes, finances de l’état et même finances des communes, rien ne le prenait au dépourvu. Souvent il étonnait et déconcertait ses adversaires, et il se donnait à leur égard le plaisir d’une malicieuse vengeance en leur prouvant qu’il savait mieux qu’eux les affaires de la localité qu’ils représentaient. Il avait l’art d’interpréter un budget, de grouper les faits et les chiffres en leur donnant la vie. Qu’on rouvrit sans cesse la guerre au sujet des nouvelles taxes, il traçait le tableau le plus animé de ce que les populations avaient à payer pour ces terribles impôts, de ce qu’elles avaient gagné, d’un autre côté, par les dégrèvemens de tarifs, par la facilité des transports, par les chemins de fer, et il dépeignait en traits saisissans les progrès de la richesse nationale sous l’influence heureuse de ce système de libéralisme économique tant attaqué. A un député qui se plaignait pour sa province, pour les « cantons opulens du Monferrat, » féconds en grains et en vins, il répondait aussitôt : « L’honorable député qui a parlé au nom des agriculteurs du Mon ferrât, doit être lui-même un agriculteur habile, et il recueille sans doute 31 hectolitres de vin par hectare. Les voies de communication actuelles entre Nice de Monferrat et Alexandrie lui font gagner au moins 1 fr. 50 cent, par hectolitre, c’est 45 francs par hectare. Je le prie de me dire s’il paie 45 francs d’impôt par hectare. » Et l’on riait de la démonstration à bout portant. Cavour avait l’avantage d’une connaissance approfondie, minutieuse et précise de tout ce qui intéressait son pays. C’était une des raisons de son ascendant ; mais ce n’était pas la seule, ni même la plus réelle, ou, si l’on me permet le mot, la plus humaine.

La vraie raison de la supériorité de l’autorité de Cavour, dans le parlement comme au pouvoir, c’était la trempe de l’homme, c’était la séduisante originalité de cette nature merveilleusement équilibrée. Cavour n’avait rien de ces hommes d’état médiocres, ambitieux et embarrassés du pouvoir, gonflés de leur importance, toujours occupés à épuiser les subtilités ou les complications et à faire laborieusement de petites choses. Chez lui, il n’y avait ni morgue, ni tension, ni embarras. C’était le plus simple et le plus naturel des politiques, menant tout de front avec aisance, se livrant au travail le plus dévorant sans effort et sans fatigue, faisant bon marché des étiquettes et des règlemens, cordial et facile dans ses rapports avec les hommes. D’instinct, il répugnait à tout ce qui était ostentation ou affectation, et lorsqu’après avoir passé les heures de la matinée, depuis l’aube du jour, à expédier des dépêches ou à recevoir des visites, il s’en allait par les portiques de la rue du Pô à l’un de ses ministères, aux affaires étrangères ou aux finances, il ressemblait à un bon bourgeois de Turin, saluant les uns, causant avec les autres, gracieux pour tous. Au milieu des plus grandes affaires, il avait le don de l’enjouement et de l’entrain, la gaîté saine d’un tempérament élastique et d’un esprit bien fait, cette gaîté qu’il témoignait quelquefois par un franc rire ou en se frottant les mains d’une certaine façon devenue légendaire.

Libre d’humeur, toujours dispos d’intelligence et heureux de vivre, il n’a jamais connu l’ennui, pas plus du reste qu’il n’a connu la rancune ou le dépit. De même qu’il disait que la rancune était absurde, il prétendait qu’il n’y avait rien d’ennuyeux. Aussi passait-il sans difficulté, avec une égalité parfaite, de l’étude d’un projet profondément conçu à la lecture d’un roman ou d’un article de journal, d’une conférence avec un ambassadeur à une conversation avec le plus simple paysan ou un modeste solliciteur, des affaires les plus compliquées de l’état aux affaires de sa commune. C’était l’homme qui dans une des crises les plus graves de sa carrière, entre le ministère de la veille et le ministère du lendemain, trouvait le moyen d’écrire de Leri à un de ses amis : « Ne m’en veuillez pas si je ne vous écris point, c’est que je ne veux pas vous entretenir des discussions du conseil communal de Trino, dont je suis un membre assidu… Ne perdez pas cette lettre, elle contient l’adresse du pharmacien qui vend l’huile de marrons contre la goutte… — A Leri, on a du temps pour tout, même pour lire la prose de Mme de S… — Me voilà donc relégué ici indéfiniment. Pour ce qui me concerne, j’en prends gaîment mon parti, car la vie que je mène me convient très bien. Je m’amuse parfaitement tout seul ou avec les bons cultivateurs au milieu desquels je vis… » Il avait en effet du temps pour tout, parce qu’il s’intéressait à tout, et il savait aussi profiter de tout. Il n’avait de dédain pour rien, ni pour les hommes ni pour les choses, et il assurait spirituellement que beaucoup de joueurs ne perdaient que parce qu’ils n’avaient pas le « respect des petites cartes. » Lui, il savait tenir compte des « petites cartes, » des petites gens, même des avis, des observations, qu’il provoquait souvent, qu’il écoutait et qu’il s’appropriait. Après cela, sous cette apparence de facilité et de bonne humeur, Cavour ne gardait pas moins les deux souveraines qualités de l’homme d’état, la netteté, la précision des idées, et une puissance de volonté qui en certains momens faisait tout plier, qui ne s’arrêtait ni devant le péril ni devant les difficultés intimes. Seulement cette volonté d’acier s’enveloppait de grâce, la précision des idées se parait d’agrément ; le sentiment pratique, si développé, si sûr en lui, s’alliait à la grandeur, à l’étendue des conceptions, et cette nature heureuse, enjouée, libérale, impétueuse, fascinatrice, devenait irrésistible : elle entraînait amis, dissidens, adversaires.

Les discours sans nombre par lesquels Cavour soutenait sa politique et qui restent comme le monument d’un règne parlementaire, ces discours répétaient son caractère et son esprit. Cavour n’était point né précisément avec le don de la parole, et même au commencement il avait eu quelque peine à se faire écouter, Il avait une voix assez aigre, un ton un peu âpre que la lutte n’avait point adouci, et il a toujours gardé une toux légère qui voilait par instans la recherche de l’expression, dont il savait s’aider à propos. Il avait eu d’ailleurs à s’accoutumer au langage italien, et, avec sa prétention à l’ignorance littéraire, il se faisait quelquefois un jeu de consulter ses amis sur la correction d’une phrase, mais il était bientôt devenu le premier debater du parlement piémontais, enchaînant l’attention par la sûreté de ses vues et la précision substantielle de ses exposés, séduisant par l’habileté ingénieuse de son raisonnement, redoutable par la vivacité sarcastique de ses reparties. D’habitude il laissait la discussion se développer et les orateurs se succéder, tour à tour agité, impatient ou paraissant écouter avec une bonhomie souriante et mobile, car chez lui tout était vie et mouvement. Quand la discussion semblait épuisée, quand tout le monde avait parlé, il intervenait par un de ces discours décisifs qu’il n’écrivait jamais, qu’il se bornait à préparer par une méditation de quelques heures, se fiant pour le reste à l’improvisation, en homme maître de sa pensée. Cavour s’emparait d’une question qu’il relevait et simplifiait à la fois, répondant aux uns et aux autres sans interrompre l’ordre de ses idées, mêlant la supériorité, la nouveauté des vues à la précision et à l’abondance des faits : tout cela dans le langage le plus naturel, sans déclamation, sans artifice littéraire, avec une clarté de logique et de démonstration qui laissait ses adversaires vaincus, ses amis plus que jamais captivés et confians, l’opinion satisfaite et rassurée. Était-ce un homme d’éloquence ou d’esprit ? C’était essentiellement un politique à la nature fertile, se servant de l’esprit et de la parole, orateur pour agir, embrassant tout, habile à dégager ce qu’il y avait de réalisable et à saisir le point juste, s’agrandissant lui-même en agrandissant la sphère de son action et se trouvant toujours à la hauteur des situations que son génie inventif créait, des difficultés que son audace ne craignait pas de provoquer.

Le régime parlementaire n’était nullement en effet pour Cavour un vain retentissement de parole ou une mesquine stratégie de parti ; c’était un levier d’action et de gouvernement, un moyen d’intéresser, d’associer l’opinion à la réalisation progressive, d’une pensée toujours en travail. Cavour disait quelquefois : « Je veux bien précéder le pays et même le stimuler ; mais le pays doit me seconder ; entre lui et moi, il ne doit point y avoir de solution de continuité. Le jour où cette solution existerait, non-seulement je ne pourrais plus me flatter de faire prévaloir mes plans politiques, mais je devrais cesser d’être ministre. » Précéder, diriger l’opinion, sans cesser d’être en contact, avec elle, en sachant l’attendre au besoin, c’était tout son secret, le secret d’un grand libéral, qui n’arrivait à s’assurer la confiance volontaire de son pays que parce qu’il se conduisait en promoteur prévoyant et habile d’une œuvre nationale, non en homme de parti ou de faction. C’était sa manière d’entendre ce régime parlementaire dont il s’était servi si heureusement pour faire un premier pas, dont il avait plus que jamais à se servir, au lendemain du congrès de Paris, dans une politique qui embrassait à la fois l’action intérieure et l’action extérieure, le Piémont, l’Italie et l’Europe. Sur ces trois points, il avait à concentrer ses efforts dans une période nouvelle au terme encore inconnu.


II

La position que le cabinet de Turin avait conquise par sa coopération à la guerre de Crimée et aux négociations générales de la paix avait certes de quoi flatter, l’orgueil d’un petit pays. Il s’agissait de la maintenir, de la fortifier et de l’étendre pour aller plus loin. Cavour sentait parfaitement qu’il n’y avait plus à s’arrêter, qu’après avoir élevé le Piémont, à un certain niveau, il ne pouvait pas le laisser déchoie, et qu’après avoir suscité toutes les ardeurs, les espérances, même les impatiences nationales, il ne pouvait plus laisser s’éteindre ce feu dont il avait besoin. Aussi, à peine revenu à Turin après le congrès de Paris, commençait-il à se préoccuper d’imprimer un élan nouveau, de mettre le Piémont en mesure de soutenir son rôle de petite puissance aspirant à devenir grande. Alere flammam était sa devise ! Il fallait marcher, faire quelque chose, montrer partout présente et agissante cette hégémonie piémontaise qui avait à se manifester sous toutes les formes. En moins de deux ans, Cavour multipliait les entreprises ou les projets, les fortifications d’Alexandrie, la création d’un grand arsenal maritime à la Spezzia, le percement du Mont-Cenis, au risque de paraître dépasser la mesure et les forces d’un petit peuple par une politique d’action morale ou de préparation militaire qui engageait gravement les finances, qui exigeait nécessairement de nouveaux, emprunts.

La fortification d’Alexandrie et surtout la souscription, des cent canons ouverte par le patriotisme italien, destinée à subvenir à l’armement de la citadelle piémontaise, tout cela pouvait sans doute, à plus juste titre que l’alliance avec les puissances occidentales, passer pour un « coup de pistolet, — et même un coup de canon, — tiré aux oreilles de l’Autriche. » Cavour ne niait rien et il n’accentuait rien ; il ne désavouait pas le caractère moral de la démonstration, en évitant toutefois ce qui eût ressemblé à une provocation trop directe. Il se tirait d’affaire en représentant la fortification d’Alexandrie comme l’exécution d’une vieille pensée et en mettant gaîment en scène son terrible collègue de la guerre, La Marmora. « Lorsque j’étais ministre des finances, il n’a cessé de me tourmenter, disait-il, et je me rappelle qu’avant son départ pour la Crimée une de ses dernières paroles fut celle-ci : rappelez-vous bien que, si vous ne pensez pas aux fortifications d’Alexandrie, un beau jour je proteste publiquement et solennellement contre vous… » Et de même, au sujet de la Spezzia, il reprenait : « À la paix, mon collègue La Marmora, qui est pour le moins aussi tenace que moi, m’a dit en rentrant au ministère de la guerre : — Alexandrie et la Spezzia ! Je lui ai répondu : — La Spezzia et Alexandrie ! » La fortification d’Alexandrie, complétant les fortifications de Casale, de Valenza sur le Pô, c’était dès ce moment la défense du Piémont assurée contre un premier choc, et par le fait c’est cet ensemble de travaux inspirés par la prévoyance qui, aux jours décisifs de 1859, devait sauver Turin en arrêtant l’invasion autrichienne, en laissant à une armée française le temps d’arriver. La création d’un grand arsenal à la Spezzia, à la dernière limite du royaume, cette création à laquelle Cavour ne craignait pas de s’essayer après Napoléon, se liait visiblement à de plus vastes combinaisons qui embrassaient tout au moins l’Italie du nord et du centre. Sous des formes diverses, ces deux projets de la Spezzia et d’Alexandrie, vivement disputés, enlevés presque d’autorité, restaient toujours des œuvres militaires, une sorte de préparation des luttes de l’avenir, peut-être d’une guerre prochaine. Le percement du Mont-Cenis représentait une autre face de cette politique infatigable, la pensée d’agrandissement par l’action morale, par toutes les initiatives fécondes, par l’extension et la facilité croissante des rapports entre nations.

Assurément c’était, pour un petit pays, une lourde affaire de s’attaquer au Mont-Cenis, de s’engager dans cette gigantesque aventure, ourles questions de politique, de finances, se mêlaient à une première question toute scientifique, celle de la possibilité et des procédés d’exécution. Cavour ne reculait pas devant cette œuvre audacieuse. Il en saisissait sans doute d’un regard pénétrant les bienfaits pratiques, les conséquences heureuses pour les intérêts subalpins, pour les industries nationales, pour le rôle de son petit pays dans le transit du monde. Il évaluait avec la précision de l’économiste, du financier le plus positif, tous les avantages matériels de la percée souterraine du Mont-Cenis ; mais en même temps il était peut-être surtout sensible à l’honneur que se ferait le Piémont par cette marque de sérieuse et forte virilité. Il y mettait tout son feu, et un jour, sur la place d’armes de Turin, montrant à un de ses amis l’amphithéâtre des Alpes qui fermait l’horizon, il lui disait : « Si Louis XIV a dit qu’il n’y avait plus de Pyrénées, j’espère qu’un jour avec plus de raison nous dirons qu’il n’y a plus d’Alpes. On prétend qu’il y a de grandes difficultés, et je le crois ; on me dit aussi que nous sommes encore trop petits pour tenter une entreprise de ce genre. Je réponds, moi, que les difficultés, nous les surmonterons, et que, pour devenir grands, nous devons faire ceci. Absolument les Alpes doivent s’abaisser. » Et en parlant ainsi il laissait éclater dans son regard et dans ses gestes l’ardeur, la puissance de la volonté qui l’animait.

Cavour s’était épris de bonne heure de ce grand travail. Il ne cessait de s’intéresser aux expériences de l’habile ingénieur savoyard, M. Sommeiller, qui après s’être distingué aux travaux de l’Apennin sur le chemin de fer de Gênes, mettait son génie à résoudre le problème vital de l’emploi de l’air comprimé pour le percement du Mont-Cenis. Il ne secondait pas seulement M. Sommeiller de son pouvoir de ministre, il le soutenait de sa foi, et de même que dans les questions militaires il avait toujours en La Marmora un compagnon aussi actif que fidèle, dans l’affaire du Mont-Cenis, il avait pour complices son collègue des travaux publics, Paleocapa, Menabrea qui oubliait la politique pour servir un grand dessein. Cavour s’occupait de tout ce qui pouvait aider au succès, défendant avec une égale énergie les ingénieurs, les moyens d’exécution, les emprunts nécessaires, les traités signés avec la compagnie du chemin de fer de la Savoie, aplanissant les difficultés et entraînant à sa suite toutes les volontés hésitantes. « J’espère, disait-il avec feu au parlement, j’espère que vous ne voudrez pas démentir votre carrière à la fin de cette laborieuse législature. Je crois que vous suivrez une politique franche, résolue. Si vous adoptiez une autre proposition… vous inaugureriez un système absolument différent, et j’en serais désolé, non-seulement parce qu’une grande œuvre serait compromise, mais parce que ce serait d’un fatal augure pour le, futur système politique du parlement. Nous avions le choix de la voie à suivre ; nous avons préféré celle de la résolution et de la hardiesse, nous ne pouvons rester à mi-chemin. C’est pour nous une condition de vie, une alternative inéluctable : avancer ou périr ! Je nourris la ferme confiance que vous couronnerez votre œuvre par la plus grande des entreprises modernes, en votant le percement du Mont-Cenis… » C’est ainsi qu’on réussit, et lorsque des adversaires à courte vue pressaient Cavour en lui demandant où il voulait décidément aller, — en signalant le danger de placer à l’extrémité du royaume le plus grand établissement militaire, de multiplier les fortifications et les arméniens, d’engager le Piémont dans des entreprises qui excédaient ses forces ; lorsqu’on l’accusait de créer une situation artificielle et violente qui ne pouvait durer, il ne répondait pas toujours, quoiqu’il ne reculât guère devant l’aveu de sa pensée. Il savait bien tout ce qu’on pouvait dire. Pour le moment, le premier but de sa politique était atteint, puisqu’au prix d’efforts et de sacrifices dont il ne se dissimulait pas la gravité, qu’il laissait à l’avenir le soin de justifier, il pouvait montrer dans le Piémont le représentant actif, grandissant, accrédité, de l’idée libérale et nationale.

Le problème, pour Cavour, n’était pas seulement à Turin, il était désormais un peu partout au-delà des Alpes. Il consistait à pénétrer l’Italie de l’esprit nouveau qui animait la politique piémontaise, à rallier, à organiser, à discipliner le patriotisme italien sous ce drapeau aux trois couleurs tenu d’une main libre par un roi populaire. Cavour savait ce qu’avaient coûté à l’Italie les rêves, les conceptions chimériques, les sectes, les conjurations, les mouvemens violens. Il n’avait qu’une pensée : rompre avec cette fatalité, dégager la cause italienne de tout ce qui l’avait compromise, l’enlever aux partis révolutionnaires en lui maintenant le caractère d’une honnête et juste revendication, poursuivre ce qu’il avait commencé au congrès de Paris. Il comptait sur la propagande de sa politique libérale et nationale, non sur les moyens révolutionnaires, dont il connaissait la meurtrière stérilité et qu’il répudiait. Il disait familièrement des mazziniens : « J’admire leur dévoûment à une idée, leur fanatisme me fait horreur. » Un attentat commis contre le roi de Naples par le soldat Agésilas Milano n’excitait que son aversion, et il n’aurait pas songé à se faire un mérite de ses protestations indignées. A ceux qui lui reprochaient de ne pas favoriser toutes les tentatives d’insurrection dans les autres états italiens ou qui exaltaient devant lui des actes de meurtre et d’incendie, il répondait en plein parlement : « Nos paroles et notre politique ne tendent pas à exciter ou à seconder en Italie des mouvemens inconsidérés, de vaines et folles tentatives révolutionnaires. Nous entendons autrement la régénération italienne. Nous avons toujours suivi une politique franche et loyale, et tant que nous serons en paix avec les autres souverains de l’Italie, jamais nous n’emploierons des moyens révolutionnaires, jamais nous n’exciterons des troubles… Quant à Naples, on a rappelé des faits récens, des faits douloureux : l’explosion d’une poudrière et de navires de guerre, un horrible attentat ; on a parlé de façon à laisser croire que ces faits sont l’œuvre du parti italien. Je les répudie, je les répudie hautement, et cela dans l’intérêt même de l’Italie. Non, ce ne sont pas des faits qu’on puisse attribuer au parti national italien ; ce sont les actes isolés de quelque malheureux égaré,… qui doivent être stigmatisés par tous les hommes sages, surtout par ceux qui ont à cœur l’honneur et l’intérêt italiens… »

Prononcées par celui qui venait de faire entrer l’Italie dans le congrès des puissances européennes, ces paroles avaient un retentissement profond et salutaire au-delà des Alpes. Elles transformaient l’opinion ; elles avaient l’avantage d’enlever aux sectes le droit de dire qu’elles conspiraient pour la cause nationale et aux gouvernemens le prétexte de rejeter sur la cause nationale des complots nés le plus souvent de l’excès des répressions. L’esprit de secte ne cédait pas sans doute le terrain du premier coup. Il sentait que ce ministre d’une monarchie constitutionnelle devenait pour lui l’ennemi le plus dangereux, et au moment même où Cavour désavouait ainsi les moyens révolutionnaires, Mazzini tentait en pleine terre libre du Piémont, à Gênes, un dernier effort pour ressaisir son influence. L’échauffourée de Mazzini à Gênes échouait misérablement devant le bon sens public, plus surpris qu’alarmé. Elle montrait tout simplement une chose avec évidence : ce que l’esprit de secte perdait, le libéralisme national le gagnait chaque jour. La politique piémontaise, à mesure qu’elle se dessinait par ses actes ou par ses paroles, avait cet heureux effet de raviver partout le sentiment d’une libération possible par les moyens réguliers, avouables, et dans cette œuvre Cavour trouvait rapidement des alliés ou des complices qui lui arrivaient de toutes les parties de l’Italie, quelquefois sans qu’il les cherchât ou qu’il les connût. La « Société nationale, » née à ce moment, organisée par un émigré sicilien, Giuseppe La Farina, a été une des expressions de cette phase nouvelle des affaires italiennes. Cavour trouvait en elle une auxiliaire indépendante, parfois peut-être assez compromettante, mais qui avait l’avantage de ramener dans le grand courant patriotique bien des esprits sincères égarés jusque-là dans les affiliations mazziniennes. Il avait surtout conquis le plus généreux, le plus précieux des alliés, Daniel Manin, qui vivait retiré à Paris depuis la chute de Venise.

Placés dans des conditions si différentes, l’un dans l’éclat d’un poste officiel, l’autre dans l’exil, ces deux hommes étaient faits pour se comprendre ; ils avaient plus d’un trait commun, la passion du patriotisme, la clairvoyance d’une raison lumineuse, le sens délié et pratique des événemens. Manin avait eu une entrevue avec Cavour au moment du congrès ; il n’avait pas tardé à saisir toute la portée de la politique du ministre piémontais, et malgré des préférences républicaines qui étaient pour lui une tradition vénitienne, avec la résolution d’un homme « cherchant ce qui est pratiquement possible… aimant l’Italie plus que la république, » il n’hésitait pas à se prononcer pour cette politique dont il avait salué les succès dans les négociations de Paris. Brisé par les douleurs intimes, par la perte d’une fille qui était pour lui comme une image émouvante et désolée de Venise, atteint déjà du mal qui devait l’emporter, il épuisait ce qui lui restait de forces à développer ses idées, son programme. Il avait été à Paris le promoteur de la souscription des cent canons d’Alexandrie, à laquelle la tolérance du gouvernement français ne laissait pas de donner une certaine signification. Il multipliait lettres et manifestes, préconisant l’alliance avec la France, détournant ses compatriotes des vieilles divisions municipales et des luttes stériles de partis, répudiant surtout, comme Cavour, le meurtre, les attentats et le poignard des sectaires, pressant Mazzini de renoncer à ses complots, de se retirer d’une lutte où il n’était qu’un obstacle. « J’accepte la monarchie de Savoie, disait-il, pourvu qu’elle concoure loyalement et efficacement à faire l’Italie… La monarchie piémontaise, pour être fidèle à sa mission, doit toujours avoir devant les yeux le but final : l’indépendance et l’unification de l’Italie ! Elle doit profiter de toute occasion qui peut lui permettre de faire un pas en avant dans la voie conduisant à ce but… Elle doit rester le noyau, le centre d’attraction de la nationalité italienne. » Manin ne se doutait pas qu’avant que quatre années se fussent écoulées, ce qui semblait un rêve serait une réalité, qu’il ne devait pas voir ! De son regard, de son désir de mourant, il embrassait et pressentait l’avenir jusqu’au bout.

Cavour pour le moment, ne pouvait aller ni si loin ni si vite, ou du moins il ne pouvait l’avouer. Il sentait le danger de remuer tout en même temps ; il avait l’habitude de dire dans sa familiarité : « On ne peut faire qu’une chose à la fois… Commençons par mettre les Autrichiens hors de l’Italie ! » Ministre d’un état régulier, il se croyait obligé de tenir compte de certaines nécessités de gouvernement, d’éviter les fausses démarches, les complications inutiles ou prématurées Lorsqu’on 1856 la France et l’Angleterre s’engageaient dans une intervention diplomatique pour redresser le système à outrance du roi de Naples, il s’abstenait, non qu’il ne fût tenté de saisir l’occasion mais parce qu’il ne voyait pas où les deux puissances voulaient aller, parce qu’il craignait une démonstration impuissante dont le crédit du Piémont souffrirait sans compensation. Lorsque dans l’été de 1857 le pape Pie IX faisait un voyage à Bologne, Cavour ne se dispensait pas de remplir envers le pontife les devoirs de convenance ; il l’envoyait complimenter par M. Boncompagni, qui représentait alors le roi Victor-Emmanuel à Florence. Il croyait devoir cela au chef de l’église et aux catholiques piémontais qu’il ne voulait pas blesser inutilement. Cavour était un ministre qui se mettait en règle avec les gouvernemens et les traditions ; cela ne l’empêchait pas de suivre son chemin. Par ses paroles comme par ses actes, il ravivait sans cesse l’ascendant de sa politique au-delà des Alpes, et de cette direction de Cavour, de l’impulsion de Manin, de l’action multiple de la « Société nationale, » naissait ce « parti italien » nouveau, rapidement accru, prompt à se discipliner et à marcher sous la main de celui dont l’aimable et brillant Florentin Salvagnoli disait : « Après une conversation avec cet homme, je respire m mieux, mon esprit se dilate. »

Avoir le Piémont par l’autorité du chef parlementaire et l’Italie par la fascination d’une politique nationale, ce n’était pas tout pour arriver au but. Cavour avait à conquérir des alliances en profitant de la situation où restait l’Europe au lendemain du congrès de Paris. Cette situation était assez confuse. La paix du 30 mars 1856 avait laissé un certain nombre de points indécis : la fixation de la nouvelle frontière russe en Bessarabie, la possession de l’île des Serpens aux bouches du Danube, le règlement de la navigation du fleuve, l’organisation des principautés de Moldo-Valachie ; — et la solution de ces questions complémentaires devenait presque aussi épineuse, aussi délicate que la paix elle-même ; elle prenait surtout de la gravité par les intérêts et les ressentimens qu’elle mettait en jeu, par les déplacemens d’alliances qui pouvaient en résulter. Une chose était sensible, on ne s’entendait pas. Deux camps se dessinaient dans le mouvement diplomatique de l’Europe : d’un côté, l’Autriche, assez raide vis-à-vis des Russes, maintenant les conditions de la paix dans toute leur rigueur, avait l’appui de l’Angleterre et de la Turquie ; d’un autre côté, la France penchait pour les interprétations les plus conciliantes, les plus favorables à la Russie, qu’elle flattait visiblement après l’avoir combattue. La paix était à peine signée depuis quelques mois, que déjà les alliés de Crimée semblaient ne plus être d’accord, et sur chaque point l’antagonisme éclatait dans une certaine confusion.

Cavour ne se mêlait d’abord que très discrètement à ces luttes intimes où il craignait de trouver divisées sinon hostiles des influences, — celles de la France et de l’Angleterre, — qu’il tenait à ménager également S’il y entrait bientôt plus vivement, c’est qu’il y était appelé par ce qu’il croyait être une nécessité de sa politique et par la confiance des cabinets qui s’accoutumaient de plus en plus à compter avec lui, avec cet esprit juste et inventif. Il jouait le rôle d’une sorte de médiateur, de conciliateur, dans les conférences réunies à Paris ou à Constantinople. Ainsi, au sujet de cette affaire de limitation connue alors sous le nom de « question de Bolgrad, » c’est lui qui avait suggéré une combinaison désirée par la France, destinée à désintéresser l’orgueil russe, accueillie en définitive par l’Angleterre. Lorsqu’on en venait à l’organisation des principautés, il ne pouvait hésiter, il était avec la Russie, avec la France, pour l’union de la Moldavie et de la Valachie ; il y voyait une satisfaction de nationalité, et il se montrait d’autant plus résolu, que l’Autriche était plus hostile. Le comte Buol avait dit : « Nous avons bien assez d’une Sardaigne au pied des Alpes, sans en avoir une autre au pied des Carpathes. » Cavour trouvait naturellement que ce ne serait pas trop d’attacher une autre Sardaigne au flanc de l’Autriche. En réalité, il se servait de toutes ces questions dans la mesure de ce qui pouvait fortifier le Piémont, intéresser l’Italie et l’aider à poursuivre son but, la conquête des alliances ou des sympathies contre l’ennemi qu’il avait à combattre. C’était la pensée incessante de sa diplomatie au milieu de tous les incidens européens dont il cherchait à profiter pour créer, comme il le disait, une atmosphère favorable à l’Italie.

Le fait est que par sa souplesse et son habile modération, il avait d’abord gagné la Russie, qui témoignait au Piémont une cordialité empressée, ne fût-ce qu’en haine de l’Autriche. Dès que les relations des deux pays avaient été renouées, le prince Gortchakof avait dit au représentant de la cour de Turin : « Je ne veux pas entrer dans des récriminations. Nous avons été mal inspirés depuis 1849 en vous refusant une légation russe à Turin et en refusant votre légation à Saint-Pétersbourg. Nous avons trop prêté l’oreille à l’Autriche. Je n’ai jamais approuvé cela. Aujourd’hui le terrain est libre ; nous pouvons nous mettre d’accord… Je conviens que la Russie et le Piémont sont des alliés naturels… Nous sommes on ne peut plus contens de vos procédés à notre égard. » L’empereur Alexandre II, pendant les fêtes de son couronnement à Moscou, avait adressé les paroles les plus flatteuses au général Broglia, envoyé du roi Victor-Emmanuel, et il avait affecté de parler assez haut pour être entendu de l’ambassadeur d’Autriche. Peu après, la tsarine, mère d’Alexandre, était allée passer l’hiver de 1857 à Nice, où elle avait été entourée de déférences. La grande-duchesse Hélène visitait le Piémont. Le grand-duc Constantin et le grand-duc Michel, qui allaient voir leur mère, se rendaient à Turin, et ils étaient reçus avec tous les honneurs princiers. Ils assistaient avec Victor-Emmanuel à une représentation de gala, et ces démonstrations étaient d’autant plus significatives qu’elles coïncidaient avec la rupture diplomatique qui venait d’éclater entre l’Autriche et le Piémont. Pendant ce temps, les diplomates russes répétaient aux représentans sardes : « Le Piémont doit avoir une plus grande puissance territoriale, même dans l’intérêt de la Russie ; mais il faut que cela se fasse en dehors de la révolution, il faut que l’initiative vienne d’en haut. En attendant que le gouvernement sarde continue à prouver à l’Europe qu’il est capable de maintenir l’ordre, qu’il s’abstienne de troubler les autres états italiens. Si le Piémont sait attendre avec calme le grand jour, ce jour viendra pour lui, et la Russie alors l’aidera à chasser l’Autriche de l’Italie… » Que ces promesses et ces démonstrations fussent plus flatteuses qu’efficaces, cela se pouvait. Dans tous les cas, elles marquent le point culminant de ces relations de la Russie et du Piémont vers 1857 ; elles avaient assez de prix pour que Cavour, au risque d’indisposer lord Palmerston, ne craignît pas de céder à la marine du tsar une sorte de droit permanent de refuge en pleine Méditerranée, dans la rade de Villefranche, et la haine de la Russie contre l’Autriche était tout au moins le gage d’une neutralité sympathique au jour d’un conflit.

Restaient l’Angleterre et la France, les deux grandes alliées que Cavour avait toujours en vue, de qui il attendait un secours plus direct, plus actif, sans savoir encore jusqu’où irait ce secours. Évidemment l’idéal de Cavour eût été de maintenir dans toute sa force l’alliance de l’Angleterre et de la France, en gardant l’espoir de mettre un jour ou l’autre cette alliance en mouvement pour la cause de l’Italie. C’était un rêve, il venait de le voir dans ces négociations poursuivies depuis le congrès de Paris. Aux premières difficultés, l’Angleterre s’était tournée vers l’Autriche, — et l’Angleterre ne s’était point liée avec l’Autriche dans les affaires d’Orient pour l’abandonner dans les affaires d’Italie.

La politique anglaise, politique des whigs comme des tories, pouvait prodiguer les encouragemens, les témoignages de la plus chaleureuse sympathie au régime constitutionnel florissant à Turin ; elle voulait bien demander des réformes intérieures dans les autres états italiens, morigéner le pape, le roi de Naples ; au besoin, elle ne refuserait pas son secours au Piémont, s’il était attaqué. Elle ne voulait point aller au-delà. Ce que lord Clarendon avait dit, ce qui avait fait un instant l’illusion de Cavour, ne dépassait pas cette limite. L’Angleterre, attachée par tradition aux traités de 1815, ne voulait ni guerre pour l’Italie, ni remaniemens de territoires. Elle voyait surtout avec ombrage des complications qui pouvaient offrir à la France une occasion d’intervenir en armes au-delà des Alpes. Aussi Cavour trouvait-il auprès d’elle de l’amitié, une considération des plus sérieuses, et peu d’encouragemens, plutôt des conseils inquiets et moroses. Il avait beau faire, il ne gagnait rien, peut-être même s’était-il rendu suspect en cédant à la Russie le droit de stationnement dans la rade méditerranéenne de Villefranche. Lord Palmerston avait dit d’un ton railleur : « En vérité, je n’aurais pas cru que le comte de Cavour fût devenu Russe. » A quoi le comte de Cavour, informé du mot, avait répondu : « Dites à lord Palmerston que je suis assez libéral pour ne pas être Russe et que je le suis trop pour être Autrichien… »

Au moment le plus vif de la rupture diplomatique entre l’Autriche et le Piémont, au commencement de 1857, le ministre sarde à Londres, le marquis Emmanuel d’Azeglio, avait avec lord Palmerston une explication décisive. « Votre tort, disait lord Palmerston, est de croire que pour faire le bien de l’Italie, le meilleur moyen est d’être mal avec l’Autriche. Avec les moyens d’action dont cette puissance dispose, elle tournera contre vous les autres états italiens, et elle sera un adversaire irréconciliable de vos propositions de réformes. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux désarmer son opposition en lui enlevant toute raison plausible de combattre la politique du Piémont ? — Mais, milord, répliquait le marquis d’Azeglio, nous n’aurons jamais le concours de l’Autriche pour améliorer la situation de l’Italie. Elle a pour elle les gouvernemens, nous avons pour nous les populations. Elle dit aux premiers : Voulez-vous ma protection ? Je vous l’accorde ; n’oubliez pas que je représente l’absolutisme, le régime du sabre et l’intolérance catholique. Nous disons, nous, aux populations : Suivez-nous, nous avons le sang italien dans nos veines, nous tenons haut le drapeau de l’indépendance, de la tolérance religieuse, des institutions libres, du progrès moral et matériel. Il reste à savoir quelle est celle de ces deux politiques que l’Angleterre veut appuyer. » Lord Palmerston ne répondait pas, ou du moins il répondait en éludant la question, en laissant au Piémont la responsabilité de sa politique et « des conséquences bonnes ou mauvaises » qui pourraient en résulter.

A défaut de l’Angleterre, Cavour pouvait se promettre plus de succès auprès de la France. Chaque jour, il sentait plus vivement que de là devait venir le grand et décisif secours pour l’Italie. Ce n’était pas une pensée nouvelle chez Napoléon III. L’indépendance italienne avait été une des fascinations de jeunesse de l’insurgé de la Romagne en 1831, de celui que Pie IX appelait encore longtemps après, lorsqu’il était au faîte de la puissance, « le sectaire de Forli. » Le congrès de Paris n’avait fait que dévoiler des intentions ou des velléités que Cavour se hâtait de saisir, qu’il essayait de fixer, quoique ce fût difficile. Il est clair qu’à un certain moment entre Napoléon III et Cavour il y a eu une sorte d’intelligence mystérieuse, inavouée, qui n’est arrivée que par degrés à se préciser. On le sait aujourd’hui, c’est à l’instigation du souverain français, à la suite d’une conversation secrète de l’empereur avec M. de Villamarina à Compiègne, que le cabinet de Turin avait pris l’initiative de la combinaison qui tranchait la question de Bolgrad d’une façon favorable à la Russie, acceptable pour l’Angleterre. L’empereur s’était servi utilement de Cavour pour sauver, comme il le disait, l’alliance anglo-française sans refroidir la Russie, et, ce que le Piémont avait fait, Napoléon III le considérait comme un service personnel. Peu de jours après, le comte Walewski disait à M. de Villamarina : « L’empereur m’a chargé de témoigner sa reconnaissance et sa satisfaction au comte de Cavour ainsi qu’à vous, et de vous dire de sa part, entendez bien ses paroles, que tout ceci ne sera pas perdu, qu’il ne l’oubliera jamais. » M. de Villamarina, qui représentait le roi Victor-Emmanuel à Paris, était chargé de cultiver ces dispositions, et vers cette époque il écrivait à Turin : « Napoléon a besoin de temps pour conduire à bonne fin ses projets favorables à l’Italie. Permettez-moi donc, monsieur le ministre, de faire les vœux les plus ardens pour que les Italiens ne compromettent pas par des mouvemens intempestifs l’avenir que la Sardaigne a su leur préparer par ses sacrifices sur les champs de bataille et par ses succès au congrès de Paris. Pour aujourd’hui, il faut avoir de la prudence, de la patience, et attendre que les événemens aient leur cours. Il faut montrer une grande confiance dans la politique personnelle de l’empereur, ne pas lui créer d’embarras… Napoléon et le temps sont pour nous et pour l’Italie : je le soutiens, dussé-je à l’heure présente être tenu pour un visionnaire… » Ces Italiens voyaient clair !

Ce qui rendait tout difficile, c’est que cette France de 1857, dont Cavour recherchait et espérait l’alliance active, se trouvait pour le moment dans des conditions, étrangement compliquées. Il y avait tout à la fois un souverain favorable à l’Italie, ayant une politique personnelle qu’il poursuivait dans le mystère, — des ministres qui semblaient pratiquer quelquefois une autre politique et que le souverain laissait faire ; puis à côté, en dehors des régions officielles, dans la société parisienne, dans l’ancien monde parlementaire, il y avait une certaine opinion émue des manifestations du congrès au sujet de Rome, hostile à l’empire, assez peu sympathique pour l’Italie. Cavour savait tout cela, et si naturellement sa première préoccupation devait être pour le taciturne couronné de qui tout dépendait, il ne laissait pas d’avoir chaque jour à se débattre avec ces élémens discordans, ces conflits d’influences, ces difficultés intimes qui étaient un des phénomènes du régime intérieur de la France, qui pouvaient à un instant donné détourner ou ralentir la volonté du souverain. De plus il n’ignorait pas que cette alliance de l’empire, si elle devenait une prépotence, pouvait être un péril ou une menace pour les libertés constitutionnelles à Turin. Situation extraordinaire pour un homme, pour un ministre ! Que ce hardi joueur se tournât vers l’Angleterre, il trouvait un gouvernement, des hommes d’état, whigs ou tories, qui se montraient ouvertement, chaleureusement favorables à tous les progrès libéraux de l’Italie, mais qui refusaient tout encouragement, tout appui à une politique d’affranchissement national ; qu’il se tournât vers la France, il trouvait un souverain tout-puissant, énigmatique, secrètement disposé à favoriser la conquête de l’indépendance italienne, mais soupçonné de vouloir faire acheter son concours dans l’œuvre nationale par des sacrifices de liberté intérieure qu’on ne pouvait pas et qu’on ne voulait pas accorder ! Au milieu de ces confusions et de ces impossibilités apparentes, Cavour ne se laissait ni troubler ni arrêter. Il marchait, préparant l’alliance napoléonienne avec la résolution de ne lui livrer aucune liberté sérieuse, pénétrant de plus en plus dans la confiance de l’empereur, avec qui il avait déjà des communications intimes en dehors des voies diplomatiques, suivant les. affaires avec les ministres impériaux qui parfois ne savaient pas tout, s’efforçant de gagner ou de rassurer les libéraux français. Il avait certes besoin de toute sa dextérité dans ce travail souvent interrompu ou repris. A cette œuvre multiple, il mettait une finesse, une sûreté éprouvée, une fécondité d’expédiens, un art de manier les choses et les hommes qui en ce temps-là faisaient dire au vieux prince de Metternich, encore de ce monde : « La diplomatie s’en va ; il n’y a plus maintenant en Europe qu’un seul diplomate, et malheureusement il est contre nous : c’est M. de Cavour. »

Habile diplomate, Cavour l’était à coup sûr, assez pour marcher de pair avec les premiers, et en fin de compte, en dehors de cette partie secrète où la discrétion est un moyen de succès de plus, la plus grande habileté de sa diplomatie était de tout dire. Il avouait tout haut ses opinions, son but, avec une franchise qui étonnait quelquefois, qu’on prenait pour une rouerie, et, comme un jour le ministre de Prusse à Turin, le comte Brassier de Saint-Simon, surpris de la liberté de son langage, cherchait dans ses paroles quelque sens mystérieux, il lui répondait vivement : « Détrompez-vous, je dis bien ce que je pense. Quant à cette habitude qu’on attribue aux diplomates de déguiser leur pensée, je ne m’en sers jamais. » Il répétait quelquefois avec gaîté à ses amis : « Maintenant je connais l’art de tromper les diplomates, je dis la vérité et je suis certain qu’ils ne me croient pas. » Il avait ainsi, à côté de sa diplomatie de cour et de chancellerie, une autre diplomatie sans réticence, sans arrière-pensée, qui après tout n’était que le commentaire et le complément des négociations qu’il poursuivait en secret. Plus d’une de ses notes était faite moins pour les cabinets que pour le public européen, pour l’opinion universelle, car, s’il s’étudiait à convaincre ou à ménager les gouvernemens, il voulait aussi, comme, il le disait, préparer les choses de telle façon, que le jour où le Piémont descendrait dans l’arène, il eût pour lui le souffle favorable de l’opinion européenne.

Le danger de cette politique, simple sans doute dans son principe comme dans son but, mais aux apparences compliquées, était de n’être pas toujours comprise, de dépendre d’une multitude de circonstances. Elle n’était qu’une grande promesse avant de devenir une réalité, et en attendant elle commençait par peser sur ce petit pays de Piémont, engagé dans ce qui pouvait encore passer pour une aventure. Les résultats pouvaient être lointains, ils restaient indéterminés ; les sacrifices étaient positifs, immédiats, et les partis extrêmes, également hostiles à la politique nouvelle qui régnait à Turin, étaient nécessairement toujours prêts à exploiter les contretemps, les incidens, les griefs plus ou moins spécieux. Les révolutionnaires irréconciliables, comme Mazzini, ne cessaient de s’agiter, essayant de ramener au combat toutes les passions de démagogie, à la fois excitées et évincées par le libéralisme national de Cavour. Les partis réactionnaires à leur tour exploitaient les menaces de révolution, les impôts, les emprunts, les entreprises démesurées, les souffrances des populations, qu’il s’attribuaient à un système de surexcitation permanente. Si peu que la direction manquât, l’opinion pouvait se laisser ébranler ou surprendre.

C’est précisément ce qui semblait arriver vers la fin de 1857, à ce moment où après l’échauffourée de Mazzini à Gênes, l’élection d’un nouveau parlement avait l’air de prendre tout à coup le caractère d’un commencement de réaction. La majorité libérale restait encore suffisante ; elle sortait néanmoins de la lutte moralement diminuée. Le ministre de l’intérieur Rattazzi, le ministre de l’instruction publique Lanza, ne passaient qu’à un second scrutin. Un des chefs de la droite extrême, le comte Solaro della Margherita, était quatre fois élu. Un certain nombre de chanoines, d’hommes connus pour leurs opinions réactionnaires, entraient dans le parlement. La Savoie s’était signalée en envoyant une députation presque toute entière cléricale. Que signifiait ce scrutin ? Il était dû sans doute à quelques circonstances particulières. Pour la première fois, les influences aristocratiques et religieuses avaient joué un rôle actif, poussé jusqu’à l’abus, dans les élections. Les libéraux s’étaient divisés, se fiant un peu trop à leur ascendant. Le ministre de l’intérieur avait été tout au moins malheureux, s’il n’avait pas manqué de prévoyance, dans l’affaire de la sédition de Gênes, comme dans la direction du mouvement électoral. — L’explication atténuait, sans le détruire, un résultat dont Cavour, au premier instant, ressentait une vive émotion. « Nous voilà dans un mauvais moment, disait-il le soir à un ami. La politique de huit années de règne court le risque d’être abandonnée, et alors qu’en sera-t-il de notre pauvre Italie ? Que peut faire le roi, si directement engagé au triomphe de cette politique ? Il abdiquera, et après ? .. Des coups d’état, je ne conseillerai jamais des coups d’état, même dans l’intérêt de la politique libérale… Dissoudre la chambre, cela peut se faire, c’est constitutionnel. Et s’il nous revient la même chambre ou une pire ! .. Cette politique de huit années, mon cœur se serre à la pensée que nous devrons peut-être l’abandonner ; mais non, non, cela n’arrivera pas. Le bon sens assiste Gianduja (John Bull piémontais) dans les momens difficiles. Non, non, nous n’abandonnerons pas cette politique, nous n’aurons recours à aucun moyen extraordinaire pour la sauver, nous vaincrons par les moyens constitutionnels et légaux, qui sont notre force. N’en doutez pas, rappelez-vous la crise rouge de 1849, elle faisait pour et elle était sérieuse ; nous l’avons surmontée. Eh bien ! nous surmonterons aussi la crise noire de 1857. »

C’était dans tous les cas un avertissement que Cavour n’était point homme à méconnaître, surtout dans un moment où il avait besoin plus que jamais de reconstituer une majorité fidèle. La première émotion passée, il regardait la situation en face ; il comprenait rapidement que cette sorte d’hésitation de l’opinion n’était point un désaveu du « règne de huit années, » que son ascendant personnel restait intact, que des fautes néanmoins avaient été commises, et pour sauver la politique, il laissait tomber Rattazzi, un peu meurtri de sa chute, mais non pas encore transformé en ennemi. Il prenait lui-même le ministère de l’intérieur, comme il avait pris déjà successivement le ministère des finances, le ministère des affaires étrangères. « Ce changement, écrivait-il à Paris, m’a été imposé par la nécessité de relever le moral de l’administration abattu par une suite de circonstances fâcheuses… Nous avons pensé qu’il ne convenait pas d’introduire dans le cabinet un élément nouveau qui aurait pu laisser croire que le ministère inclinait à gauche ou à droite, tandis qu’il persiste dans la voie qu’il a suivie jusqu’ici sans en dévier d’une ligne… » Bientôt en effet la situation se trouvait raffermie ; Cavour restait avec une autorité grandissante, s’élevant de plus en plus au-dessus, des partis, conviant à son œuvre les « hommes modérés » de toutes les opinions, de la droite comme de la gauche. Plus que jamais, il était maître du terrain, et contre les absolutistes cléricaux, qui persistaient à le combattre, il appelait à son aide le complice le plus inattendu, Joseph de Maistre lui-même, dont il faisait publier des lettres diplomatiques où étincelaient des mots comme ceux-ci : « Le diamètre du Piémont n’est pas proportionné à la grandeur et à la noblesse de la maison de Savoie… — Tant qu’il me restera de la respiration, je répéterai que l’Autriche est l’ennemie naturelle et éternelle de sa majesté… Si l’Autriche domine de Venise à Pavie, c’en est fait de la maison de Savoie : Vixit ! — Prenez garde à l’esprit italien, il est né de la révolution et jouera bientôt une grande tragédie. Notre système timide, neutre, suspensif, tâtonnant, est mortel dans cet état de choses. Que le roi se fasse chef des Italiens, que dans tout emploi civil et militaire il emploie indifféremment des révolutionnaires. Ceci est essentiel, vital, capital… Voici mon dernier mot : si nous demeurons ou devenons un obstacle, requiem eternam, etc. » Que disait et que faisait de plus le chef du cabinet piémontais en 1857, un demi-siècle après que Joseph de Maistre avait lancé ces paroles qui venaient maintenant retentir comme un tocsin importun aux oreilles des réactionnaires de la droite ?


III

Non sans doute, Cavour ne se trompait pas, cette « politique des huit années, » conduite avec tant d’art à travers toutes les complications, n’était pas près de sombrer pour un trouble de scrutin. Elle échappait à cette crise comme à bien d’autres crises, et par un de ces coups de fortune qui n’arrivent qu’aux habiles, ce qui devait la perdre, bien plus que l’ébranlement passager des élections, allait au contraire en accélérer le succès en faisant sortir la victoire de la plus sombre aventure. Quelque chose d’assez semblable à ce qui s’était passé au commencement de 1852, au lendemain du 2 décembre, mais cette fois bien plus grave, bien plus périlleux encore, allait offrir à Cavour une occasion de déployer la même dextérité, de retrouver le même bonheur et de franchir l’étape décisive par des chemins inconnus.


Ce quelque chose d’imprévu, de redoutable, c’était l’attentat qui éclatait, le soir du 14 janvier 1858 à Paris, contre l’empereur et l’impératrice entrant à l’Opéra. A la première nouvelle transmise par le télégraphe, Cavour laissait échapper une exclamation : « Pourvu que ce ne soient pas des Italiens ! » Malheureusement c’étaient des Italiens ; l’organisateur audacieux de la criminelle entreprise, Félix Orsini, était un émigré de la révolution romaine, connu pour une évasion romanesque des prisons de l’Autriche, affilié des sociétés secrètes, et dont le chef du cabinet piémontais se souvenait d’avoir reçu peu auparavant une lettre à laquelle il n’avait pas répondu. Qu’allait-il arriver maintenant ? Tout pouvait être changé ; la fureur de quelques sectaires ajournait peut-être pour longtemps les espérances italiennes. Une réaction vraisemblable, presque inévitable, pouvait emporter tout ce qu’on avait fait. Cavour ne tardait pas à savoir qu’autour de Napoléon III s’agitaient toutes les influences hostiles à l’Italie. Le nonce du pape n’avait pas craint de dire à l’empereur que c’était là « le fruit des passions révolutionnaires fomentées par le comte de Cavour. » L’envoyé de l’empereur François-Joseph avait demandé aussitôt si ce n’était pas le moment « d’établir entre la France et l’Autriche un intime accord pour contraindre enfin le Piémont à cesser de protéger les machinations des réfugiés et les excès de la presse. » D’un autre côté, le président du conseil recevait de Londres, de Genève aussi bien que de Paris, l’avis que les révolutionnaires ne se décourageaient pas, qu’ils préparaient de nouveaux complots contre l’empereur et même contre le roi Victor-Emmanuel. Cavour, sans se laisser intimider, ne se dissimulait pas qu’on était en plein orage. « Le temps qui court, écrivait-il, est plein de difficultés et de périls. Chaque jour, ceux-ci et celles-là augmentent. La fureur des sectes n’a plus de frein ; leur perversité accroît les forces de la réaction, qui devient de jour en jour plus menaçante… Si les libéraux se divisent, ils sont perdus, et la cause de la liberté et de l’indépendance de l’Italie tombe avec eux. Nous resterons sur la brèche imperturbables et résolus ; mais nous tomberons certainement si tous nos amis ne se serrent pas autour de nous pour nous aider contre les assauts qui nous seront donnés de toutes parts. »

La situation avait en effet une gravité singulière, et le premier de tous les dangers était l’emportement effaré qui semblait régner à Paris. Le gouvernement français n’avait pas besoin d’être excité. En présence d’un complot meurtrier exécuté par des mains italiennes, préparé en Angleterre, signalé comme l’œuvre préméditée d’un cosmopolitisme révolutionnaire obstiné aux conjurations et à l’assassinat, il se contractait pour ainsi dire sur l’heure dans un mouvement convulsif de réaction. Tandis qu’un général entrait au ministère de l’intérieur, le chef de la diplomatie française, le comte Walewski, s’adressait de toutes parts, à Londres, à Bruxelles, à Berne, à Turin, pour réclamer des répressions, des garanties, des sûretés contre le droit d’asile, contre les émigrations, contre la presse. On perdait même la tête jusqu’à mettre dans le Moniteur des adresses soldatesques, bravades inutiles et offensantes pour l’Angleterre. A Londres, les démonstrations françaises n’avaient guère d’autre résultat que de réveiller les susceptibilités britanniques et de précipiter la chute du cabinet de lord Palmerston, remplacé par un ministère tory : à Turin, le ministre de France, le prince de Latour d’Auvergne, était chargé par le comte Walewski de demander au gouvernement piémontais un certain nombre de mesures de circonstance : la suppression de l’Italia e popolo, l’organe de Mazzini, — l’éloignement des réfugiés dangereux, une nouvelle loi sur la presse, l’interdiction aux émigrés d’écrire dans les journaux, etc. A vrai dire, sous une forme amicale et courtoise, c’était une sorte de sommation.

Cavour, qui était préparé à tout, voulait bien satisfaire autant que possible le gouvernement français par des sévérités de surveillance, par une réforme modérée de la loi de la presse ; il se refusait sans hésiter à des procédés d’arbitraire, à des suppressions de journaux qui seraient des coups d’état. Il résistait surtout à ce qui prenait trop visiblement le caractère d’une tentative de pression étrangère. Par prudence, pour ne rien envenimer, il évitait d’engager une controverse diplomatique ; il se bornait à répondre verbalement, opposant des protestations et des promesses dont le comte Walewski ne voulait pas se contenter, qui ne faisaient que provoquer des représentations plus vives, plus pressantes. L’empereur lui-même, à ces premiers momens, avait une singulière et significative conversation avec le général della Rocca, que le roi Victor-Emmanuel lui avait envoyé pour le complimenter à l’occasion de l’attentat et peut-être aussi pour l’apaiser, a Ne croyez pas, disait Napoléon III au général della Rocca et à M. de Villamarina, ne croyez pas que je veuille exercer une pression sur votre gouvernement. Dans les vicissitudes de ma vie, j’ai eu l’occasion d’apprendre à estimer la dignité gardée par de petits pays vis-à-vis des exigences de plus grands états ; mais les choses que je demande sont faciles et peuvent être faites par un gouvernement allié, même par un gouvernement qui n’aurait que le souci de la justice. Supposons que l’Angleterre ne fasse pas droit à mes légitimes réclamations, les relations entre les cabinets de Paris et de Londres se refroidiront bientôt, et de là à des hostilités il n’y a qu’un pas. Si cela arrivait, voyons franchement dans quelles conditions se trouverait la Sardaigne. Il y a deux hypothèses : elle serait pour moi ou contre moi ; mais vous ne devez pas vous faire illusion. La réalisation de vos espérances, votre avenir, sont dans l’alliance française, qui seule peut vous être un appui efficace. Eh bien ! pour être avec moi alors, il est indispensable que vous fassiez aujourd’hui ce que je vous demande. Si vous refusez, vous vous mettez contre moi, vous serez avec l’Angleterre ; qu’en retirerez-vous ?… Que vous feront quelques vaisseaux de guerre anglais à la Spezzia ou à Gênes, si l’Angleterre veut maintenir intacts les traités de 1815 ? Dans ce cas, bien malgré moi, je me verrais forcé de m’appuyer sur l’Autriche, et une fois dans cette voie, je serais obligé de renoncer au rêve le plus cher de mon esprit, au désir le plus doux de mon cœur, je veux dire l’indépendance de l’Italie… » Ces paroles ne laissaient pas d’être menaçantes en même temps que caressantes. Elles mettaient le Piémont dans une alternative cruelle.

Bref, pendant quelques jours, c’était une crise obscure, violente, aiguë, fiévreuse entre Turin et Paris. Plus d’une fois, en présence de l’attitude officielle du ministère français, Cavour crut tout perdu, et un instant même le roi se décidait à recourir de nouveau au grand moyen. De son propre mouvement, de souverain à souverain, Victor-Emmanuel écrivait à Napoléon III une lettre tout intime, où il parlait à cœur ouvert, protestant de son attachement, de son désir de plaire à l’empereur, mais en même temps déclarant avec une fierté émue qu’il y avait des choses qu’il ne pouvait pas faire, que, si on l’y forçait il irait comme ses ancêtres de Savoie défendre sa couronne sur les Alpes. Et commentant ce langage, le président du conseil écrivait de son côté à son ministre à Paris : « Tenez ferme, avec dignité, avec modération et sans reculer d’un seul pas… Sa majesté a écrit à l’empereur dans les termes de la plus cordiale amitié, mais en roi jaloux de son droit… Pour sauver l’indépendance et l’honneur du pays, il est préparé à tout, et nous sommes prêts avec lui. Évidemment on a fait croire à l’empereur que depuis l’attentat d’Orsini nous nous sommes rapprochés de l’Angleterre. Rien de plus faux. Je n’ai rien écrit à notre envoyé, à Londres au sujet de nos difficultés avec la France, et je n’en ai pas même soufflé mot à sir James Hudson… » C’était le point culminant de la crise.

Bientôt cependant la situation commençait à se détendre sensiblement. La diplomatie intime faisait son effet à côté de la diplomatie officielle, et atténuait singulièrement le danger d’une rupture possible. L’empereur s’apaisait par degrés ; il trouvait, lui aussi, que s’il y avait des conspirateurs, la faute n’était pas seulement au Piémont, elle était encore plus à la situation violente de l’Italie. Aux Tuileries, on en venait à dire que « tant qu’il y aurait des Autrichiens en Italie il y aurait des attentats à Paris, que le comte de Cavour avait raison et qu’il fallait le seconder. » Napoléon III avait fini par écrire à Victor-Emmanuel que ce n’était qu’entre bons amis qu’on pouvait traiter vivement certaines questions, il disait de faire ce qu’on pourrait et de ne plus s’inquiéter ; mais voici le plus curieux de cette crise intime des rapports de Paris et de Turin. Tandis que l’empereur s’apaisait de plus en plus et cessait de poursuivre une affaire qu’il commençait à voir d’un autre œil, le ministère français continuait plus que jamais sa campagne de réclamations auprès du cabinet de Turin ; il multipliait les communications presque menaçantes ; si bien qu’un jour on arrivait, — à quoi ? Le prince de Latour d’Auvergne avait été chargé de lire une nouvelle dépêche plus péremptoire au comte de Cavour. Celui-ci écoutait fort patiemment, sans la moindre émotion, puis, la lecture achevée, il disait avec la plus grande tranquillité, d’un ton amicalement narquois : « Mais c’est fini, le roi a reçu hier de l’empereur une lettre qui termine tout. » Rien n’était plus vrai, et le prince de Latour d’Auvergne, homme bienveillant, éclairé, qui exécutait fidèlement ses instructions, mais qui commençait à être sceptique sur bien des choses, n’avait plus qu’à replier sa dépêche ; il s’en allait en méditant sur la difficulté de servir les souverains qui ont deux diplomaties.

Sauver l’alliance française sans sacrifier la dignité et la liberté du pays, c’était la politique invariable de Cavour. Une fois l’inviolabilité du « statut » et la dignité nationale mises en sûreté, il n’hésitait pas, il n’avait jamais hésité à chercher un moyen de donner à l’empereur une satisfaction ou une garantie. Il y était intéressé, ne fût-ce que pour protester par un acte éclatant contre de sinistres complots. Il avait sa justification dans l’acquittement assez scandaleux d’un journal de Turin, qui, en ce moment même, se faisait un jeu d’exalter l’auteur de l’attentat du 14 janvier. Le moyen de mettre le Piémont en règle, le président du conseil croyait l’avoir trouvé dans une loi frappant de peines nouvelles « la conspiration contre la vie des souverains étrangers, l’apologie de l’assassinat politique, » et réformant la composition du jury pour les délits de presse. Cette loi n’avait certes rien d’exceptionnel, elle ne touchait ni au « statut, » ni aux conditions essentielles de la liberté de la presse, ni au principe de l’institution du jury ; elle avait plutôt une valeur morale, elle sauvegardait la responsabilité du Piémont. La difficulté néanmoins était d’obtenir une mesure si simple d’un parlement qui ne savait pas tout et à qui on ne pouvait pas tout dire. Un coup de stratégie parlementaire avait produit une commission hostile. Cavour ne perdait pas un moment, et en même temps qu’il poursuivait son œuvre diplomatique, il mettait toute son activité, toute son autorité à ramener les esprits, à réveiller chez tous le sentiment de la gravité des circonstances. Il multipliait les entretiens, où il déployait une inépuisable verve de bon sens et de patriotisme. Il ne laissait pas de rencontrer des oppositions assez vives, qu’il était, à la vérité, accoutumé à vaincre. Les uns l’accusaient de faire de l’humiliation nécessaire du Piémont devant l’étranger la rançon, de ses témérités agitatrices ; les autres lui adressaient l’éternel et banal reproche de ne pas s’appuyer sur les peuples, sur la révolution, au lieu d’acheter le dangereux concours des gouvernemens de despotisme. Au fond, l’immense majorité des chambres était disposée d’avance à lui donner raison ; elle sentait plus que jamais la nécessité, la sûreté de sa direction. L’unique question pour Cavour était d’offrir à cette majorité une occasion de se rallier. C’est ce qu’il se chargeait de faire dans la discussion publique qui s’ouvrait bientôt et qui décidait de la victoire. Il déroulait une fois de plus en traits aussi nouveaux que saisissans cette « politique de huit années, » qui avait commencé modestement, pour s’étendre, s’agrandir et se compléter par ce « système d’alliances » que la loi nouvelle avait précisément pour objet de fortifier.

Tout s’enchaînait dans ce large tableau, dans cette vivante démonstration où un homme maître de lui-même, obligé de se contenir, traitait les questions les plus délicates comme les plus élevées avec un tact toujours sûr, avec un art profond et ingénieux. Cavour ne cachait nullement que cette loi qu’il avait proposée, qu’il défendait, avait deux raisons essentielles. La première de ces raisons était de conquérir définitivement l’alliance française, non par une abdication de dignité ou un acte de subordination, mais par une marque sérieuse, libre et réfléchie de bon vouloir, et à ceux qui faisaient fi des alliances ou qui proposaient d’attendre que la France eût un autre gouvernement, il répondait par un exposé aussi spirituel que lumineux, modèle de politique sensée et de diplomatie habile. La seconde raison était de dégager l’Italie de toutes les solidarités funestes, et à ceux qui s’obstinaient à lier la cause de l’émancipation italienne à tous les bouleversemens, à la révolution universelle, il répondait avec émotion : « Insensés, de croire que la révolution qui mettrait de nouveau en péril les grands principes de l’ordre social pourrait être favorable à la cause de la liberté… Insensés qui ne voient pas qu’elle aurait pour effet de détruire tout vestige de liberté sur le continent… Insensés qui nous laissent voir que leurs aspirations sont plus révolutionnaires que patriotiques, qu’ils aiment, la révolution plus que l’Italie ! » Et allant plus loin ou plus droit à la situation du moment, il montrait le mal que les sectes avaient fait à l’Italie, le mal qu’elles venaient de lui faire encore par l’application de leurs théories de meurtre. « C’est un fait grave, désolant, s’écriait-il, il est douloureux au-delà de toute expression de voir une faction italienne professer et pratiquer de si horribles maximes… Eh bien ! en présence de tels faits, nous avons pensé qu’il était absolument nécessaire pour le bien de l’Italie que dans le seul état italien librement gouverné, il s’élevât une voix haute, non-seulement celle du gouvernement, mais celle de la nation représentée par ses chambres, pour protester solennellement, énergiquement contre ces criminelles doctrines de l’assassinat politique… »


IV

Lorsque Cavour parlait ainsi, entraînant son parlement par la puissance de la raison et du patriotisme, il avait gagné sa cause ailleurs, là où il sentait le besoin de la gagner. L’empereur lui savait gré de ce qu’il faisait. La question avait cessé d’être un péril ; mais ce qu’on ne savait pas alors, ce qu’on pouvait à peine soupçonner à quelque signe inexpliqué, c’est que le crime du 14 janvier 1858 avait été déjà et allait être bien plus encore le point de départ obscur, mystérieux, d’une phase nouvelle des affaires italiennes. Souvent on s’est demandé quel rôle avait eu réellement l’attentat de la rue Le Peletier dans les préliminaires de la guerre de 1859. Il n’avait pas certainement fait naître d’une soudaine impression de terreur une pensée qui existait déjà ; il était du moins le prétexte ou l’occasion d’un incident aussi étrange que significatif. Tandis que diplomates et parlemens discutaient encore sur quelques médiocres satisfactions ou quelques modestes articles de loi, voici ce qui se passait.

L’homme qui n’avait pas craint de semer la mort autour de lui pour atteindre le seul souverain de qui son pays pût espérer un secours, Félix Orsini, était sans doute un grand criminel, un meurtrier par fanatisme ; il n’avait cependant rien de vulgaire, il dépassait ses obscurs complices, et, par un de ces reviremens qui s’accomplissent souvent dans une âme fanatique après une crise violente, une fois placé en face de la mort, il avait retrouvé une certaine lucidité stoïque. Il avait écrit de sa prison à l’empereur une lettre qu’on laissait produire dans la défense, qu’on mettait même au Moniteur, et où il adressait à Napoléon III la prière de délivrer l’Italie. « Que votre majesté se souvienne, disait-il, que les Italiens, parmi lesquels était mon père, ont versé avec joie leur sang pour Napoléon le Grand, qu’ils lui ont été fidèles jusqu’à sa chute ; qu’elle se rappelle que la tranquillité de l’Europe et celle de votre majesté seront une chimère tant que l’Italie ne sera pas indépendante ;… qu’elle délivre ma patrie, les bénédictions de 25 millions d’hommes la suivront dans la postérité… » Ce n’est pas tout ; au dernier moment, sans essayer de se dérober à l’expiation suprême due à tant de victimes, sans faiblir devant la mort, il avait écrit une nouvelle lettre, une sorte de testament où il disait : « Dans quelques heures, je ne serai plus ; mais avant de rendre le dernier soupir, je veux qu’on sache, et je le déclare avec une franchise et un courage qui ne se sont jamais démentis jusqu’ici, que l’assassinat, de quelque voile qu’il se couvre, n’entre pas dans mes principes, bien que, par une fatale aberration mentale, je me sois laissé entraîner à organiser l’attentat du 14 janvier… Que mes compatriotes, au lieu de recourir au système de l’assassinat, le rejettent loin d’eux ; qu’ils sachent que la rédemption ne peut être conquise que par l’abnégation, par une constante unité d’efforts et de sacrifices : qualités qui seules feront l’Italie libre et indépendante… Quant aux victimes du 14 janvier, j’offre mon sang en sacrifice et je prie les Italiens, une fois qu’ils seront indépendans, de donner une digne compensation à ceux qui en auront souffert un dommage… » Ces paroles, ce désaveu, avaient visiblement frappé L’empereur, qui chargeait un de ses affidés les plus intimes de porter les derniers papiers d’Orsini à M. de Villamarina avec mission de les envoyer à Turin.

Pourquoi l’empereur tenait-il à envoyer ces papiers à Turin ? Que se proposait-il ? Était-ce un de ces procédés bizarres d’un esprit compliqué allant à un but vaguement entrevu par toute sorte de chemins détournés ? Toujours est-il qu’un matin de la fin de mars, Cavour, recevant tout à coup cette communication imprévue, avait à se demander ce que cela signifiait. Il n’avait pas approuvé l’insertion de la première lettre d’Orsini dans le Moniteur de Paris. Après l’envoi qui lui était fait, il n’hésitait plus, quant à lui. Le lendemain paraissaient dans la Gazette officielle de Turin tous les papiers, y compris le testament encore inconnu, avec une note constatant le désaveu, le repentir du condamné, et les conseils à la « confiance dans une auguste volonté propice à l’Italie. » Cette publication inattendue, que les incrédules prenaient d’abord pour une mystification, — c’était le 1er avril, — produisait partout une rapide et profonde impression, et, comme elle ne précédait que de quelques jours la discussion de la loi sur la presse, sur les « conspirations contre les souverains étrangers, » elle aidait singulièrement au succès : elle était présente au débat. Le président du conseil s’abstenait naturellement d’entrer sur ce point dans des explications que du reste il n’aurait pas pu donner ; il ne savait rien au juste, il avait vu seulement dans la communication qu’il avait reçue une sorte d’encouragement indistinct ou de signe d’intelligence de l’empereur, ce qui était déjà beaucoup. Il se sentait dès lors évidemment rassuré ; il attendait, lorsque bientôt après, vers le mois de mai, il recevait d’un autre côté, d’un, ami habitant Paris, familier avec le Palais-Royal, une nouvelle lettre contenant tout un plan d’alliance entre la France et le Piémont, les conditions d’arrangement, les avantages réciproques, et même un, projet de mariage du prince Napoléon avec une fille du roi Victor-Emmanuel. C’était un ami de l’Italie et des ministres piémontais qui parlait en homme prévenant de la possibilité d’une négociation décisive.

Ceci devenait plus grave ; le président du conseil soumettait tout au roi. La première question était de savoir ce qu’il y avait de sérieux dans cette lettre, et Cavour se décidait à expédier à Paris un jeune homme, M. Constantin Nigra, qu’il associait depuis quelques années à ses travaux les plus intimes, qu’il savait déjà capable de remplir les missions les plus délicates. Bientôt on apprenait, à n’en pouvoir douter, par un confident attitré des Tuileries, — le même qui avait remis les papiers d’Orsini, — que la lettre reçue à Turin, sans avoir été précisément inspirée, répondait en effet à la pensée impériale. Napoléon III se montrait disposé à faire quelque chose ; mais rien n’était possible que par une entrevue qu’il y avait à préparer de manière à détourner l’attention et les soupçons. Le docteur Conneau, sous prétexte d’un voyage de plaisir en Italie, allait passer par Turin, — où il se trouvait effectivement au mois de juin ; il voyait le roi, le président du conseil, et c’est là qu’était convenue une excursion sans éclat du comte de Cavour à la station thermale de Plombières, où l’empereur devait prochainement se rendre.

Au moment où se préparait cette entrevue destinée à devenir le préliminaire obscur de si étranges et si prodigieux événemens, Cavour sortait d’une longue session qui ne lui créait plus de difficultés, mais qui lui laissait la fatigue de ce rude hiver de 1858. Luttes diplomatiques, luttes parlementaires, il avait eu à subir toutes les épreuves, il avait tout surmonté avec autant d’énergie que de souplesse. Il commençait à voir peut-être au bout ce qui pouvait lui rendre toute sa vigueur et le payer de toutes ses peines ; il se gardait bien d’en dire un mot, il ne parlait que de sa fatigue, du besoin de repos ; il aspirait à tout oublier pour quelques jours, on pouvait l’en croire, — et c’est le 7 juillet, à la veille de son voyage à Plombières, qu’il écrivait à son amie, Mme de Circourt, de ce ton charmant d’un politique dégoûté ou d’un diplomate en vacances qui a l’air de ne penser à rien : « Si j’étais libre de diriger mes pas selon mes sentimens et mes désirs, certes je profiterais de mes vacances pour aller vous demander à Bougival l’hospitalité ; mais, attelé au char de la politique, je ne peux dévier de certains sentiers… Si j’allais en France en ce moment, où les diplomates se débattent vainement pour trouver une solution à un problème qu’ils ont rendu insoluble, mon voyage donnerait lieu à toute sorte de commentaires… Une fois la session close, j’irai en Suisse respirer l’air frais des montagnes, loin des hommes qui ne pensent qu’à la politique. Je compte m’arrêter quelques jours à Pressinge ; on ne supposera pas que je conspire avec mes bons amis les De La Rive contre la paix du monde… Nous y parlerons souvent de vous, nous nous transporterons plus d’une fois en esprit dans le délicieux ermitage que vous avez su transformer pour vos amis en petit paradis terrestre… »

Le fait est qu’un secret absolu avait été gardé ; personne ne savait rien ni à Paris ni à Turin, pendant que Cavour, qui allait en Suisse « respirer l’air frais des montagnes » et qui en effet avait passé par Pressinge, s’acheminait sans bruit vers Plombières, où il était le 20 juillet. Comme il n’avait point de papiers, il aurait eu la chance à son débarquement, tout premier ministre qu’il fût, d’être retenu par un gendarme, si un officier de la maison impériale n’eût été là fort à propos pour le tirer d’embarras. Dès son arrivée, après le déjeuner, l’empereur, sous prétexte de lui faire visiter des travaux, l’emmenait dans une voiture légère qu’il conduisait lui-même, et c’est pendant cette excursion de deux ou trois heures, dans ce tête à tête en pleine campagne, que les conditions générales d’une alliance étaient arrêtées ; quelques conversations ne faisaient que les préciser. Ces conditions premières, les événemens les ont révélées en les modifiant : elles se résumaient dès lors dans la guerre à l’Autriche, la constitution d’un royaume italien de 11 millions d’âmes « environ, » la cession de la Savoie et de Nice à la France. Le mariage du prince Napoléon avec la princesse Clotilde était prévu, certainement désiré à Paris, accepté à Turin ; mais il restait un incident sans être une condition. Cavour ne passait pas plus de quarante-huit heures à Plombières. L’empereur lui témoignait les attentions les plus cordiales jusqu’à étonner ses courtisans ; il « faisait des frais, » prétendait-on. Il avait plus que du goût pour le ministre piémontais, il avait confiance en lui, autant qu’il pouvait avoir confiance. A un certain moment de ce séjour, Napoléon III, recevant une dépêche, se tournait vers son hôte en souriant et lui disait ce mot fait pour peindre une situation : « Voilà Walewski qui m’annonce que vous êtes ici ! »

La présence du comte de Cavour à Plombières ne pouvait évidemment tarder à s’ébruiter, et pour atténuer l’effet qu’elle allait produire, il se hâtait de partir, comme s’il eût continué un voyage ; il poussait jusqu’à Bade, où il rencontrait le prince-régent de Prusse, le futur empereur Guillaume, qui, après l’avoir vu, répétait : « mais il n’est pas aussi révolutionnaire qu’on veut bien le dire. » Puis revenant à travers la Suisse, il s’arrêtait dans une auberge, où il rédigeait le mémorandum des conversations de Plombières et des arrangemens adoptés. — Au milieu de tout cela cependant, sait-on de quoi Cavour trouvait encore le moyen de s’occuper ? A son passage à Pressinge, il avait pris un gros livre sur la Philosophie de l’histoire, de l’Anglais Buckle, et il le lisait, ma foi ! fort bien. Six semaines après, il s’excusait de ne l’avoir pas renvoyé ; « c’est que, disait-il, j’ai voulu le lire d’un bout à l’autre : entreprise qui n’est pas si facile lorsqu’on a deux portefeuilles sur les bras. Malgré son manque d’ordre, sa longueur, son défaut de clarté, ce livre mérite d’être lu, car il marque à mon avis dans l’esprit anglais une évolution qui aura nécessairement des conséquences très remarquables. Si je n’étais pas ministre, je tâcherais de faire un article sur ce livre… » Voilà au moins un homme qui avait du temps pour tout !

A la vérité, Cavour, étant ministre, se trouvait dispensé d’écrire un article sur Buckle. Pour le moment, il avait d’autres affaires ; il était tout entier aux combinaisons qu’il venait de nouer, aux espérances qu’il avait le droit de concevoir. Il était revenu de Plombières, remis de toutes ses fatigues, gardant le silence sur ce qu’il ne pouvait pas dire, mais respirant la vie, rayonnant et inspirant partout la confiance. Il passait cet automne de 1858 à compléter son œuvre ; il envoyait à Paris le mémorandum qu’il avait préparé, qui résumait les idées échangées à Plombières et où l’empereur ne trouvait du reste que quelques détails de peu d’importance à modifier. Durant ces mois, le jeune messager de Cavour, M. Nigra, était entre Turin et Paris la diplomatie vivante et voyageuse, transmettant les paroles de l’un à l’autre avec autant de fidélité que d’intelligence. De là sortait un traité secret d’alliance offensive et défensive entre la France et le Piémont ; jusque-là il n’y avait eu que des conventions verbales. En réalité, entre Cavour et l’empereur l’accord était complet, et il se manifestait même par un incident qui semble étrange aujourd’hui. Le prince-régent de Prusse venait de mettre à la tête des affaires à Berlin le prince de Hohenzollern ; Cavour avait l’idée, et en cela il s’entendait avec Napoléon III, d’envoyer en Allemagne le marquis Pepoli, que des liens de parenté unissaient au nouveau chef du cabinet prussien aussi bien du reste qu’aux Napoléon. Le marquis Pepoli, qui avait pris ses instructions à Paris comme à Turin, était chargé de flatter la Prusse, de réveiller ses ambitions, de la détacher de l’Autriche et de l’attirer dans l’alliance qu’on venait de nouer. Le prince de Hohenzollern déclinait ces ouvertures, il répondait par de vagues paroles de sympathie accompagnées de protestations de respect pour les traités. Une tentative de ce genre poursuivie en commun n’était pas moins une expression singulière de l’intelligence croissante entre les alliés de Plombières.

Un seul point était resté indécis dans ces arrangemens qu’on s’efforçait de compléter. L’empereur, voulant ou croyant rester maître des événemens, avait gardé le droit de choisir le moment, la manière d’engager la question, et quelquefois Cavour ne laissait pas de s’inquiéter d’une incertitude, qui après tout pouvait aboutir à un ajournement indéfini ; mais il est bien clair que, lorsque de semblables combinaisons de guerre se forment, elles tendent fatalement vers leur but. Le secret des alliances transpire, les esprits se troublent, les relations s’aigrissent ; c’est ce qui arrivait vers la fin de 185S. L’Italie, habilement agitée, frémissait, pressentant et désirant le conflit. La France, un peu étonnée, mal informée, était réduite à interroger les énigmes de la politique impériale ; l’Europe ressentait un malaise dont elle ne voyait pas les causes, lorsque tout à coup la situation s’éclairait par deux faits éclatant à court intervalle, ou, si l’on veut, par des paroles. Le 1er janvier 1859, Napoléon III, en recevant le corps diplomatique, témoignait brusquement à l’ambassadeur d’Autriche le regret que les relations fussent mauvaises entre Paris et Vienne. Quelques jours après, le 10 janvier, le roi Victor-Emmanuel, en ouvrant ses chambres, disait : « L’horizon autour de nous n’est pas entièrement serein… Notre pays, petit par le territoire, est devenu influent en Europe parce qu’il est grand par les idées qu’il représente, par les sympathies qu’il inspire… Cette situation n’est pas sans dangers, car, en respectant les traités, nous ne sommes pas insensibles au cri de douleur qui s’élève vers nous de tant de parties de l’Italie… » Évidemment le roi Victor-Emmanuel ne parlait pas ainsi sans s’être entendu avec son allié de Paris.

Le soir du jour où avait été prononcé ce discours, dont tout le monde avait remarqué les tons colorés et chauds, le ministre de Russie, le comte de Stackelberg, disait au président du conseil en le complimentant : « C’est une aurore enflammée ! » Et le comte de Cavour répondait que la couleur ne venait pas de l’artiste : « c’est le paysage qui est embrasé d’étincelles et de feux. » Sir James Hudson disait à son tour : « C’est l’éclair qui tombe sur les traités de 1815 ! » C’était tout cela peut-être, — et surtout c’était la première conséquence des engagemens de Plombières, ou, pour mieux dire, la suite de toute une politique qui, avant de toucher le but, avait encore, il est vrai, plus d’une épreuve à subir, plus d’un combat à livrer.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars et du 15 avril.