Le Comte de Sallenauve/Chapitre 05

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L. de Potter (Tome Ip. 155-181).


V

Changement de décoration.


Quelques heures plus tard, madame de l’Estorade et madame de Camps étaient réunies dans le même salon, où la cause de Sallenauve avait été si éloquemment plaidée quelques jours avant.

— Mais qu’avez-vous ? bon Dieu ! dit madame Octave de Camps, en trouvant son amie en larmes et achevant d’écrire une lettre.

Madame de l’Estorade lui raconta tout ce qui venait de se passer, et lui lut la lettre de Marie-Gaston.

À un autre moment, le malheur que révélait cette lettre eût vivement frappé l’esprit de madame de Camps, mais l’autre malheur dont elle pouvait être cause, absorbant toute son attention :

— Êtes-vous bien sûre, au moins, demanda-t-elle, que votre mari ait pris connaissance de ce malencontreux écrit ?

— Le moyen d’en douter ? repartit madame de l’Estorade, ce papier ne peut pas s’être retourné seul dans son enveloppe ; d’ailleurs, en me rappelant bien tout, j’ai comme une idée, au moment où je courais auprès de René, d’avoir senti tomber quelque chose ; la fatalité a voulu que je ne m’y sois pas arrêtée.

— Bien souvent, en torturant ainsi sa mémoire, on arrive à en obtenir des indications trompeuses.

— Mais, chère madame, ce bouleversement de physionomie qui s’est tout à coup montré chez M. de l’Estorade, ne peut être que le résultat d’une émotion instantanée ; on eût cru voir un homme frappé de la foudre.

— Alors, dans ce qui s’explique si bien par une désagréable surprise, pourquoi vouloir découvrir le symptôme d’une hépatite ?

— Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui, répondit madame de l’Estorade, que je crois à l’existence de cette affection ! seulement, quand les malades ne se plaignent pas, on s’étourdit sur eux. Tenez ma chère, ajouta-t-elle, en montrant un volume encore ouvert auprès d’elle, un peu avant votre arrivée, je voyais, dans ce dictionnaire de médecine, que chez les gens qui souffrent du foie, le caractère devient morose, inquiet, irritable. Eh bien ! précisément depuis quelque temps je remarque chez mon mari un grand changement d’humeur ; vous-même, l’autre jour, me le signaliez ; rien que cette scène, d’ailleurs, dont M. de Camps a été témoin et qui dans notre ménage est sans précédent, me paraît la plus effrayante des indications.

— Ma chère bonne, vous êtes comme les gens qui ont résolu de se tourmenter ; d’abord vous regardez dans les livres de médecine, ce qui est le comble de l’imprudence. Je vous défie de lire la description d’une maladie, sans croire la reconnaître chez vous ou chez ceux qui vous intéressent ; ensuite vous confondez tout : les effets de la peur avec les effets d’une maladie chronique, quand rien au monde n’est plus différent.

— Mais non, je ne confonds rien, et je sais bien ce que je dis ; êtes-vous donc à apprendre que, dans notre pauvre machine humaine, s’il existe quelque partie antérieurement affectée, c’est sur ce point que vont retentir toutes les émotions fortes par lesquelles nous pouvons être frappées ?

— Enfin, dit madame de Camps, sans prolonger plus longtemps la discussion médicale, si la lettre de ce malheureux fou peut avoir une action sur la santé de votre mari, elle menace bien plus prochainement la paix de votre ménage, et c’est à cela qu’il faut aviser.

— Il n’y a pas deux partis à prendre, dit madame de l’Estorade, M. de Sallenauve ne doit plus remettre le pied dans cette maison.

— À ce sujet, il y a beaucoup à dire et je voulais justement en causer avec vous. Savez-vous qu’hier, je n’ai pas trouvé en vous cette mesure, qui est l’un des traits les plus saillants de votre caractère.

— Quand cela donc ? demanda madame de l’Estorade.

— Mais au moment où vous avez eu avec M. de Sallenauve cet élan de reconnaissance. Lorsque je vous conseillais de ne pas le fuir, de peur de lui donner envie de courir sur vos talons, je ne vous conseillais pas non plus de lui jeter votre bienveillance à la tête, de manière à la lui faire tourner ; femme d’un dynastique aussi zélé que M. de l’Estorade, vous devriez mieux savoir ce que c’est que le juste milieu.

— Ah ! chère, je vous en supplie, pas d’esprit sur mon pauvre mari.

— Il ne s’agit pas de votre mari ; il s’agit de vous, ma toute belle ; hier vous m’avez étonnée à ce point que j’arrivais toute décidée à faire amende honorable de mon inspiration première. J’aime qu’on suive mes avis, mais je n’aime pas qu’on les suive trop,

— À un autre moment, je vous aurais priée de m’expliquer quelle est donc cette grande débauche que j’ai faite de vos conseils ; mais quand la fatalité a tout réglé, quand il faut à tout prix que M. de Sallenauve disparaisse de notre chemin, à quoi bon discuter le degré de bienveillance jusqu’auquel on devrait aller avec lui ?

— Du reste, reprit madame Octave de Camps, s’il faut tout vous dire, j’arrivais à trouver cet homme dangereux pour vous, encore, par un autre côté.

— Qui est… ? demanda madame de l’Estorade.

— Celui de Naïs : cette petite, avec sa passion pour son sauveur, commençait à m’inquiéter beaucoup.

— Oh ! dit la comtesse en souriant mélancoliquement, n’est-ce pas prêter bien de l’importance à des enfantillages ?

— Naïs, sans doute, est une enfant, mais qui sera plutôt femme que pas une. Ne me l’écriviez-vous pas vous-même, que vous étiez épouvantée de l’intuition qu’elle semblait avoir en de certaines matières tout à fait au-dessus de son âge ?

— Cela est vrai. Mais dans ce que vous appelez sa passion pour M. de Sallenauve, outre qu’il n’y a rien que de naturel, cette chère petite met un abandon et une publicité qui laisse à ce sentiment tout son caractère enfantin.

— Eh bien ! croyez-moi, ne vous y fiez pas, même après l’éloignement de notre fâcheux ! Admettez, en effet, que le moment de marier votre fille arrivé, ce goût ait grandi avec elle, imaginez un peu le bel embarras !

— Oh ! d’ici là, Dieu merci !… fit madame de l’Estorade, d’un air d’incrédulité.

— D’ici là, répéta madame Octave de Camps, M. de Sallenauve peut avoir obtenu des succès qui mettent son nom dans toutes les bouches, et avec sa vive imagination, plus que toute autre, Naïs est susceptible de se prendre à cet éclat.

— Mais, chère belle, rien que la disproportion d’âge.

M. de Sallenauve a trente ans, Naïs en a bientôt treize, c’est juste la différence qui existait entre votre âge et celui de M. de l’Estorade quand vous l’avez épousé.

— Au fait vous pouvez voir juste, dit madame de l’Estorade, et ce que j’ai fait par raison Naïs pourrait le vouloir follement ; mais soyez tranquille, je ruinerai si bien cette idole dans son esprit !…

— Cela encore, comme la comédie de haine que vous allez jouer au profit de M. de l’Estorade, demande à être ménagé ; faute d’y mettre une certaine transition, vous pourriez manquer votre but : il ne faut pas laisser soupçonner l’inspiration des circonstances là où l’on ne doit croire qu’à un mouvement tout à fait spontané.

— Mais, dit madame de l’Estorade avec exaltation, croyez-vous qu’il doive y avoir dans mon fait beaucoup d’aversion jouée ? Mais je le hais, cet homme, qui est notre mauvais génie !

— Voyons, chère belle, plus de calme ! Je ne vous reconnais plus : vous autrefois l’impassible raison !

À ce moment entra Lucas, venant demander à sa maîtresse si elle voulait recevoir un monsieur Jacques Bricheteau.

Madame de l’Estorade eut l’air de consulter son amie en lui disant :

— C’est cet organiste qui a tant servi M. de Sallenauve dans son élection ; je ne sais ce qu’il peut me vouloir.

— N’importe, répondit madame de Camps, recevez-le. Avant de commencer les hostilités, il n’est pas mauvais de savoir ce qui se passe dans le camp ennemi.

— Faites entrer, dit la comtesse.

Jacques Bricheteau fut introduit.

Il comptait si bien, au contraire, se présenter en pays ami, qu’aucun soin particulier de toilette ne lui avait paru nécessaire. Une ample redingote couleur marron, dont on aurait vainement essayé de rattacher la coupe à la mode d’aucune époque ; un gilet de tartan à carreaux gris et verts boutonné jusqu’au cou et au-dessous d’une cravate noire sans col et roulée en corde, laissant entrevoir un aperçu de chemise d’une fraîcheur très controversable ; un pantalon jaunâtre, des bas gris et des souliers lacés, tel était le costume plus que négligé dans lequel l’organiste abordait l’élégante comtesse.

Engagé tout juste à s’asseoir :

— Madame, dit-il, je suis peut-être indiscret en me présentant ici sans avoir l’honneur d’être connu de vous ; mais M. Marie-Gaston m’a parlé du désir que vous auriez de me voir donner quelques leçons à mademoiselle votre fille. J’avais d’abord répondu que la chose serait difficile, toutes mes heures étant prises ; mais M. le préfet de police vient de me faire des loisirs en me destituant d’une place que je remplissais dans son administration, je suis donc assez heureux pour pouvoir me mettre tout entier à votre disposition.

— Est-ce que votre destitution, monsieur, demanda madame de Camps, a eu pour cause la part que vous avez prise à l’élection de M. de Sallenauve.

— Comme on ne m’a donné aucune raison, cela me paraît très probable, d’autant mieux que, depuis vingt ans, mon renvoi se trouve être la seule difficulté que j’aurai jamais eue avec mes chefs.

— On ne peut se le dissimuler, dit assez aigrement madame de l’Estorade, dans cette circonstance vous avez bien contrarié les vues du gouvernement !

— Aussi, madame, ai-je accepté cette destitution comme un malheur tout à fait prévu ; quel intérêt, après tout, que la conservation de ma chétive place, au prix de la nomination de M. de Sallenauve !

— Je suis vraiment désolée, reprit madame de l’Estorade, de ne pouvoir mieux répondre à l’empressement que vous voulez bien me témoigner ; mais je dois vous l’avouer, je n’ai pas encore de parti pris au sujet du professeur de ma fille, et je crains un peu, malgré l’immense talent que tout le monde vous reconnaît, la gravité de votre enseignement pour une petite fille de treize ans…

— C’est qu’au contraire, répondit Jacques Bricheteau, personne, madame, ne me reconnaît de talent : M. de Sallenauve et M. Marie-Gaston m’ont entendu une fois ou deux ; mais à part cela, je suis le professeur le plus obscur, et vous avez peut-être raison, le plus ennuyeux que l’on puisse imaginer ; ainsi, laissons de côté la question des leçons à donner à mademoiselle votre fille, et parlons de l’intérêt plus réel qui m’amène ici : il s’agit de M. de Sallenauve.

M. de Sallenauve, demanda madame de l’Estorade avec une froideur marquée, vous a-t-il chargé de quelque démarche auprès de mon mari ?

— Non, madame, répondit Jacques Bricheteau ; il ne m’a malheureusement chargé de rien. Je suis passé chez lui ce matin sans le rencontrer. Arrivé à Ville-d’Avray, où l’on m’avait dit que je le trouverais, j’ai appris qu’il était parti pour un voyage avec M. Marie-Gaston. Pensant alors que le but et la durée de ce voyage pourraient vous être connus…

— En aucune façon, interrompit sèchement madame de l’Estorade.

Ne comprenant pas encore que sa démarche était mal prise et qu’aucune explication n’était nécessaire :

— J’ai reçu ce matin, reprit Jacques Bricheteau, une lettre d’Arcis-sur-Aube : ma tante, la mère Marie-des-Anges, me fait aviser par le notaire de M. Sallenauve d’une ignoble intrigue qui s’organise et que l’absence de notre ami pourrait compliquer gravement. Je ne comprends pas l’idée qu’il a eue de disparaître sans prévenir aucun de ceux qui peuvent lui porter quelqu’intérêt.

— Qu’il ne vous ait pas averti, repartit madame de l’Estorade toujours sur le même ton, cela peut en effet vous surprendre, mais pour ce qui est de mon mari et de moi, il n’y a pas à s’en étonner beaucoup.

La portée de cette désobligeante distinction devenait trop claire pour que Jacques Bricheteau n’en fût pas frappé. Il regarda la comtesse qui baissa les yeux ; mais toute l’expression de sa physionomie, plein nord, confirmait d’ailleurs le sens qu’on ne pouvait plus guère se dispenser de prêter à ses paroles.

— Pardon, madame, dit-il en se levant, je ne savais pas, je ne pouvais pas me douter que l’avenir et la considération de M. de Sallenauve vous fussent à ce point indifférents. Il n’y a qu’un moment, dans l’antichambre, comme votre domestique hésitait à m’annoncer, mademoiselle votre fille, quand elle m’avait entendu dire que j’étais l’ami de M. de Sallenauve, avait très chaudement pris mon parti ; j’avais eu la bêtise de croire que cette bienveillance était le ton général de la maison.

Après cette distinction, qui valait bien celle de madame de l’Estorade, et qui lui rendait comptant la monnaie de sa pièce, Jacques Bricheleau salua cérémonieusement et se mit en devoir de sortir.

Entre madame Octave de Camps et son amie s’était échangé un regard, comme pour se demander s’il fallait ainsi laisser aller cet homme, qui en partant laissait dans la plaie un trait si cruel.

Mais la Providence, qui souvent a bien de l’esprit, ménageait à la situation un autre dénouement.