Le Comte de Sallenauve/Chapitre 06

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L. de Potter (Tome Ip. 185-219).


VI

L’enfant terrible.


Un cruel démenti allait être donné à la comédie d’indifférence jouée par madame de l’Estorade ; Naïs en ce moment entra en courant.

— Maman, s’écria-t-elle d’un air triomphant, une lettre de M. de Sallenauve

La comtesse devint rouge pourpre.

— Qu’est-ce que c’est que cette manière d’arriver ici comme une folle ? dit-elle sévèrement à sa fille, et comment savez-vous que cette lettre est de la personne que vous venez de nommer ?

— Ah ! répondit Naïs, en retournant le fer dans la plaie, quand il t’a écrit d’Arcis-sur-Aube, j’ai bien remarqué l’écriture.

— Vous êtes une sotte et une curieuse dit la mère, poussée par tant de malencontre hors de ses habitudes d’indulgence, allez retrouver votre bonne ! Puis, pour se faire une contenance, vous permettez, monsieur ? ajouta-t-elle en s’adressant à Jacques Bricheteau et en se mettant en devoir de prendre connaissance de cette lettre venue si à contre-temps.

— C’est moi, madame, répondit l’organiste, qui vous demande la permission d’attendre que vous ayez lu ; si par hasard M. de Sallenauve vous donnait quelques renseignements sur son voyage vous pourriez peut-être avoir la bonté de m’en faire profiter.

La lettre parcourue :

M. de Sallenauve, répliqua la comtesse, me charge de dire à mon mari qu’il se rend en Angleterre, à Hanwell, comté de Midlesex : vous pourrez, monsieur, lui écrire à l’adresse du docteur Ellis.

Jacques Bricheleau fit un second salut cérémonieux et se retira.

— Naïs, dit madame Octave de Camps à son amie aussitôt qu’elles furent seules, vient de vous jouer un tour de son métier d’amoureuse, mais vous ne l’avez pas volé ; vous avez traité ce pauvre homme avec une dureté qui méritait quelque chose de plus sévère que la réplique par laquelle il a fini. Il a l’air homme d’esprit et le si par hasard M. de Sallenauve vous donnait quelques renseignements, était très joli, dans la situation.

— Que voulez-vous ? dit madame de l’Estorade, la journée a mal commencé, tout le reste doit s’en suivre.

— Eh bien ! et cette lettre !

— Elle est désolante : lisez vous-même :

« Madame, écrivait Sallenauve, j’ai pu rejoindre à quelques lieues de Paris lord Lewin, cet étranger dont je vous avais parlé, et que la Providence a envoyé pour nous éviter un affreux malheur.

» Possesseur d’une immense fortune, comme plusieurs de ses compatriotes, il a eu d’assez fréquents accès de spleen, et n’a dû qu’à la force de son caractère d’avoir échappé au terrible entraînement de cette maladie.

» Ses airs désintéressés de la vie et le parfait stoïcisme avec lequel il parle de la mort volontaire, lui avaient valu à Florence, où il s’est rencontré avec Marie-Gaston, la confiance de notre malheureux ami.

» Très curieux de toutes les émotions fortes, lord Lewin est lié avec le docteur Ellis, médecin très renommé pour la cure des maladies mentales ; souvent il est arrivé à sa seigneurie de passer plusieurs semaines à l’asile d’Hanwell, comté de Midlesex ; c’est l’une des maisons d’aliénés les mieux gouvernées de l’Angleterre, et le docteur Ellis en a la direction.

» En arrivant à Ville-d’Avray, lord Lewin n’a donc pas eu de peine à reconnaître chez Marie-Gaston tous les symptômes d’une lypémanie commençante ; encore invisible pour des yeux moins exercés, elle était pour lord Lewin déjà déclarée.

» Il chiffonnait, m’a-t-il dit en parlant de notre pauvre ami, ce qui veut dire qu’en se promenant avec son hôte dans le parc, Marie-Gaston ramassait des objets sans valeur, des brins de paille, de vieux morceaux de papier, et jusqu’à des clous rouilles qu’il mettait soigneusement dans sa poche ; c’est là, à ce qu’il paraît, un symptôme très connu de ceux qui ont eu l’occasion d’observer les prodromes de la folie.

» En remettant le malade sur le terrain de leurs anciennes conversations de Florence, lord Lewin n’eut pas de peine à lui arracher le secret du suicide qu’il méditait. Croyant voir sa femme lui apparaître toutes les nuits, le soir même de votre petit bal, l’infortuné était décidé à aller, comme il le disait, rejoindre sa Louise bien-aimée. Vous voyez donc que mes terreurs n’avaient rien d’exagéré et qu’elles étaient plutôt le résultat d’un instinct.

» Au lieu de le contrarier dans son projet, lord Lewin eut l’air de s’y associer, « mais des hommes comme nous, lui dit-il, ne doivent pas mourir bourgeoisement, et il y a une manière de finir, à laquelle j’avais pensé pour moi seul et que je vous propose d’adopter en commun. Dans l’Amérique du Sud, non loin du Paraguay, existe, sous le nom du Saut de Gayra, l’une des plus formidables cataractes du monde. Les vapeurs qui s’élèvent de ce gouffre apparaissent à plusieurs lieues de distance et forment au-dessus sept arcs-en-ciel. Un immense volume d’eau développé sur une largeur de plus de douze mille pieds se trouve subitement resserré dans un canal étroit et se précipite dans l’abîme avec un fracas plus assourdissant que celui de cent tonnerres qui éclateraient à la fois. C’est là que j’ai toujours eu la pensée d’aller mourir. » — Partons ! dit vivement Marie-Gaston. — À l’instant même, répondit lord Lewin, faites vos préparatifs : nous irons nous embarquer en Angleterre, et dans quelques semaines nous serons rendus.

» C’est ainsi, madame, que l’ingénieux étranger parvint à ajourner le sinistre projet de notre ami, et vous comprenez qu’il le conduit en Angleterre, pour le mettre entre les mains du docteur Ellis, qui, selon lui, n’a pas son égal en Europe pour le traitement de la cruelle affection qui va être confiée à ses soins.

» Présent, j’eusse donné les mains à cet arrangement qui a l’avantage, si notre ami guérit, de laisser ici sa maladie inconnue.

» Avisé par une lettre que lord Lewin avait laissée pour moi à Ville-d’Avray, je me suis aussitôt mis sur la trace des deux voyageurs, et à Beauvais, dont je vous écris, j’ai pu les rejoindre dans un hôtel où lord Lewin s’était arrêté pour faire profiter le malade d’un accès de sommeil qui est enfin venu le visiter en voiture, après plusieurs semaines d’une insomnie presqu’absolue.

» Lord Lewin regarde ce symptôme comme très heureux et il dit d’ailleurs, que, prise, comme elle va l’être, dès le début, l’affection mentale du malheureux jeune homme a les plus grandes chances de guérison.

» Je les suivrai jusqu’à Hanwell, en ayant soin de ne pas me montrer à Marie-Gaston, chez lequel, au dire de lord Lewin, ma présence pourrait troubler la quiétude d’esprit relative, qu’il a puisée dans l’idée de la pompeuse mort qu’il est censé aller chercher.

» Une fois rendu à l’asile, j’attendrai l’arrêt du docteur Ellis. La session devant s’ouvrir prochainement, j’ai bien peur de ne pouvoir être de retour pour les premières séances. Mais je vais écrire au président de l’assemblée, et dans le cas où le congé que je lui demanderai souffrirait quelque difficulté, j’ose compter sur la complaisance de M. de l’Estorade pour cautionner la nécessité absolue où je me suis trouvé de m’absenter.

» Qu’il veuille bien cependant considérer que je ne saurais, à aucun prix, l’autoriser à expliquer la nature de l’affaire qui m’a momentanément conduit à l’étranger. Il doit suffire du reste qu’un homme comme M. de l’Estorade affirme un fait, pour qu’on en accepte la réalité sans autre explication.

» Veuillez agréer, madame, etc.

Comme madame Octave de Camps achevait sa lecture, le bruit d’une voiture se fit entendre :

— Voilà ces messieurs qui reviennent, dit la comtesse ; montrerai-je cette lettre à M. de l’Estorade.

— Vous ne pouvez faire autrement, répondit madame Octave de Camps. Il y aurait trop à craindre une indiscrétion de Naïs. D’ailleurs M. de Sallenauve vous parle de la façon la plus respectueuse, et il n’y a rien qui puisse donner pâture aux visées de votre mari.

Au moment où parut le pair de France, madame de l’Estorade put constater que son visage avait recouvré son aspect ordinaire et elle se préparait à lui en faire compliment quand, prenant le premier la parole :

— Qu’est-ce que c’est qu’un homme de mauvaise mine, demanda M. de l’Estorade, que je viens de trouver causant avec Naïs sur l’escalier ?

Comme madame de l’Estorade ne paraissait pas savoir de quoi on lui parlait :

— Un homme très marqué de la petite vérole, continua le pair de France, portant un chapeau crasseux et une redingote marron.

— Ah ! fit madame Octave de Camps, en s’adressant à son amie, c’est notre visite de tout à l’heure, Naïs n’a pas manqué l’occasion d’avoir un bout de conversation sur son idole.

— Mais qui est cet homme ?

— N’est-ce pas Jacques Bricheteau qu’il s’appelle ? répondit madame de Camps, c’est un ami de M. de Sallenauve.

Voyant qu’aussitôt un nuage avait passé sur les traits de son mari, madame de l’Estorade se hâta d’expliquer le double objet de la visite de l’organiste, et elle donna à M. de l’Estorade la lettre du député.

Pendant que son mari lisait :

— Vous le trouvez mieux, n’est-ce pas ? dit la comtesse à M. Octave de Camps.

— Oh ! il n’y a plus trace, répondit le maître de forges, de ce que nous avions observé ce matin. Il s’était trop actionné à son travail ; le mouvement lui a fait du bien et pourtant, il faut le remarquer, tout à l’heure chez le ministre, il a eu une surprise assez désagréable.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda madame de l’Estorade.

— Il paraît que les affaires de votre ami, M. de Sallenauve, se gâtent un peu.

— Grand merci de la commission, dit M. de l’Estorade en rendant la lettre a sa femme. Je ne ferai certainement rien de ce qu’il me demande.

— Vous avez donc appris sur son compte quelque chose de fâcheux ? dit madame de l’Estorade, tâchant de mettre à sa question l’air de la plus grande indifférence.

— Oui, Rastignac vient de me parler de lettres arrivées d’Arcis, où l’on aurait fait des découvertes très compromettantes.

— Eh bien ! que vous disais-je ? s’écria madame de l’Estorade.

— Comment ! ce que vous me disiez ?

— Sans doute, ne vous Iaissai-je pas entrevoir, il y a quelque temps, que M. de Sallenauve était une relation à laisser éteindre ? Ce sont les propres expressions dont je me rappelle m’être servie.

— Mais est-ce donc moi qui l’ai attiré ici ?

— Vous ne prétendrez pas sans doute non plus que ce soit moi, car, tout à l’heure, avant même de savoir la déplorable complication que vous venez d’apprendre, je parlais à madame de Camps d’une autre raison qui devait nous faire désirer que cette connaissance prît bientôt fin.

— C’est vrai, dit madame Octave de Camps, votre femme, il n’y a qu’un instant, se préoccupait de l’espèce de frénésie qui a pris Naïs pour son sauveur, et elle y voyait dans l’avenir de grands inconvénients.

— De tout point, reprit M. de l’Estorade, c’est une connaissance malsaine.

— Il me semble, dit M. Octave de Camps, qui seul n’était pas dans le secret, que vous y allez un peu vite ? On aurait fait sur M. de Sallenauve des découvertes compromettantes, mais quelle est la valeur de ces découvertes ? Attendez donc au moins, pour le pendre, que la justice ait prononcé.

— Mon mari fera ce qu’il voudra, dit madame de l’Estorade, mais moi je sais bien que je n’hésiterais pas, dès ce moment, à rompre ; je veux des amis, comme César voulait sa femme, des amis qui ne puissent pas même être soupçonnés.

— Le malheur, observa M. de l’Estorade, est cette fâcheuse obligation que nous lui avons.

— Mais, monsieur, s’écria madame de l’Estorade, si par hasard un forçat me sauvait la vie, faudrait-il que je l’eusse dans mon salon ?

— Oh ! chère, dit madame Octave de Camps, vous allez bien loin.

— Du reste, dit le pair de France, il n’y a pas besoin de faire un esclandre, il faut laisser finir les choses en douceur ; le voilà à l’étranger, ce cher monsieur ; qui nous dit qu’il en reviendra ?

— Comment ! sur de simples rumeurs il serait parti ? demanda M. de Camps.

— Pas pour cela précisément ; il a pris un prétexte, répondit M. de l’Estorade, mais une fois hors de France !…

— Quant à ce dénouement, dit madame de l’Estorade, je n’y crois pas le moins du monde, son prétexte peut passer pour une bonne raison, et je crois qu’une fois averti par son ami l’organiste, il s’empressera de revenir ; il faut donc, mon ami, prendre votre courage à deux mains, et trancher au vif dans cette intimité, s’il est dans vos intentions qu’elle ne continue pas.

— Ainsi, dit M. de l’Estorade, en regardant attentivement sa femme, c’est là positivement votre impression ?

— Moi ? sans rien ménager, je lui écrirais qu’il nous obligerait fort en ne reparaissant plus ici. Du reste, comme c’est une lettre assez difficile à formuler, nous la ferions ensemble, si vous le vouliez bien.

— Nous verrons, dit M. de l’Estorade, que cette proposition avait tout épanoui : il n’y a pas péril en la demeure. Le plus pressé, quant à présent, c’est cette exposition de la société d’horticulture où nous avons fait la partie d’aller ; cela, je crois, ferme à quatre heures, et nous avons, bien juste, une heure devant nous.

Madame de l’Estorade, qui s’était habillée avant l’arrivée de madame de Camps, sonna sa femme de chambre pour qu’elle lui donnât un cachemire et un chapeau.

Pendant qu’elle s’arrangeait devant une glace :

— Renée, vous m’aimez donc ? vint lui dire à voix basse son mari.

— Êtes-vous fou de me faire cette question ? lui répondit la comtesse en le regardant de son air le plus affectueux.

— Eh bien ! il faut que je vous fasse un aveu : la lettre apportée par Philippe, je l’avais lue.

— Je ne m’étonne plus, dit madame de l’Estorade, du changement qui s’était opéré en vous, mais moi aussi j’ai une confession à vous faire. Ce congé à M. de Sallenauve que je vous proposais de rédiger en commun, je l’avais écrit aussitôt après votre départ, vous pouvez le prendre dans mon buvard et, si vous le trouvez bien, l’envoyer.

Tout hors de lui en voyant qu’on lui avait si lestement sacrifié son prétendu successeur, M. de l’Estorade ne fut pas maître de sa joie, et, prenant sa femme dans ses bras, il l’embrassa avec effusion.

— À la bonne heure ! s’écria M. de Camps, voilà qui va mieux que ce matin.

— Ce matin, j’étais un fou répondit le pair de France tout en farfouillant le buvard pour y trouver le projet de lettre auquel il aurait bien pu croire sur parole.

— Taisez-vous, dit tout bas madame Octave de Camps à son mari, en l’empêchant de répondre. Je vous expliquerai toute cette bizarrerie.

Rajeuni de dix ans, le pair de France offrit son bras à madame de Camps, pendant que le maître de forges offrait le sien à la comtesse.

— Et Naïs ! dit M. de l’Estorade en voyant sa fille qui regardait tristement passer le cortège, est-ce que nous ne l’emmenons pas ?

— Non, dit la comtesse ; j’ai à me plaindre d’elle.

— Ah bas ! dit le père, je donne l’amnistie ; va mettre ton chapeau, ajouta-t-il en s’adressant à sa fille.

Naïs regarda sa mère pour obtenir une ratification que son intelligence de la hiérarchie des pouvoirs, telle qu’elle était établie dans le ménage l’Estorade, lui fit juger nécessaire.

— Allez, dit la comtesse, puisque votre père le veut.

Pendant qu’on attendait le retour de l’enfant :

— À qui écrivez-vous donc là, Lucas, dit le comte à son vieux valet de chambre, qui se tenait debout auprès d’une lettre commencée.

— À mon fils, répondit Lucas, qui est bien impatient de ses galons de sergent. Je lui dis que M. le comte m’a promis un mot pour son colonel.

— C’est ma foi vrai, dit le pair de France, cela m’était tout à fait sorti de la mémoire. Demain matin rappelez-le moi, c’est la première chose que je ferai en me levant.

— Monsieur le comte est bien bon.

— Tenez, dit M. de l’Estorade en fouillant dans la poche de son gilet et en en tirant trois pièces d’or, faites passer cela de ma part au caporal et dites-lui que ce sera pour arroser les galons.

Lucas était stupéfait : jamais il n’avait vu son maître si expansif et si généreux.

Quand Naïs revint, madame de l’Estorade, s’admirant elle-même d’avoir eu le courage de la bouder pendant une demi-heure, l’embrassa comme si elle l’eût revue après une absence de deux ans ; ensuite on se mit en route pour le Luxembourg, où, à cette époque, la société d’horticulture exposait ses produits.