Le Comte de Sallenauve/Chapitre 07

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L. de Potter (Tome Ip. 223-267).


VII

Moi seul, et c’est assez !


Sur la fin de l’audience que M. Octave de Camps, conduit par M. de l’Estorade, avait fini par obtenir de Rastignac, l’huissier de celui-ci était entré et lui avait remis la carte de M. le procureur général Vinet et celle de M. Maxime de Trailles.

— C’est bien ! avait répondu le ministre, dites à ces messieurs que je suis à eux dans un moment.

Peu après, le maître de forges et M. de l’Estorade s’étaient levés et c’était à ce moment que Rastignac avait très succinctement fait connaître au pair de France le danger qui se dessinait à l’horizon parlementaire de son ami Sallenauve.

Sur ce mot d’ami, M. de l’Estorade s’était récrié.

— Je ne sais, mon cher ministre, avait-il dit, pourquoi vous vous obstinez à donner ce titre à un homme qui véritablement pour nous, n’est qu’une connaissance, et j’ajouterai une connaissance très provisoire pour peu que les bruits dont vous venez de m’entretenir arrivent à prendre quelque consistance.

— Je suis charmé, avait répondu le ministre, de vous entendre parler ainsi : car au milieu des hostilités qui paraissent probables entre ce monsieur et nous, je vous avouerai que la grande bienveillance dont je vous croyais animé pour lui, n’aurait pas laissé de me gêner un peu.

— Très reconnaissant de ce sentiment, avait répondu le pair de France, mais veuillez vous rappeler que je vous donne carte blanche. À vous loisible de traiter M. de Sallenauve en ennemi politique sans vous préoccuper le moins du monde de faire retentir jusqu’à moi les coups que vous pourrez lui porter.

Là-dessus on s’était séparé, et MM.  Vinet et Maxime de Trailles avaient été introduits.

Le procureur général Vinet, père d’Olivier Vinet que nous connaissons déjà, était entre les champions du gouvernement personnel l’un des dévouements les plus chauds et les plus consultés. Dans telle combinaison ministérielle prochainement possible, candidat désigné pour le portefeuille de la justice, il était initié à tous les doubles fonds de la situation, et en fait de menées secrètes, rien ne se cuisinait qu’il n’y fût au moins pour le conseil quand il n’y était pas de l’action.

Les choses électorales d’Arcis-sur-Aube relevaient de sa compétence à un double titre : d’abord, son fils occupait une position dans le parquet de cette ville ; ensuite, parent du côté de sa femme des Chargebœuf de la Brie, dont les Cinq-Cygne de la Champagne sont une branche cadette, par la hauteur de cette alliance, il se croyait engagé d’honneur à constater son importance dans l’un et l’autre pays, en ne manquant jamais une occasion de s’entremettre dans leurs intérêts.

Aussi, quand dans la matinée M. de Trailles s’était présenté chez le ministre et l’avait entretenu d’une lettre de madame Beauvisage, pleine de choses compromettantes pour le nouveau député d’Arcis :

— Voyez Vinet de ma part, avait répondu le ministre, sans écouter plus d’explications, et tâchez de me l’amener tantôt.

Averti par Maxime de Trailles qui lui avait offert de venir le prendre dans sa voiture, Vinet s’était volontiers prêté au désir de Rastignac, et maintenant que le voilà rendu dans le cabinet du ministre, nous allons un peu mieux savoir quel était le danger suspendu sur la tête de Sallenauve et dont Jacques Bricheteau et M. de l’Estorade ne nous ont donné qu’un très insuffisant aperçu.

— Vous dites donc, mes très chers, demanda le ministre aussitôt que la conférence fut ouverte, que nous pourrions bien avoir barres sur ce puritain avec lequel je me suis rencontré hier chez l’Estorade, et où il m’a paru de la plus outrecuidante hostilité.

Admis là sans caractère officiel, Maxime savait trop bien vivre pour se charger de répondre à cette interpellation. Au contraire, ayant à un degré presque insolent la conscience de son importance politique, tout procureur-général qu’il était devenu, Vinet restait trop ancien avocat, pour manquer une occasion de s’emparer de la parole.

— Quand, ce matin, monsieur me fit l’honneur de me communiquer une lettre de madame Beauvisage, s’empressa-t-il de répondre en désignant Maxime, je venais d’en recevoir une de mon fils où, à peu de chose près, il me renseignait de la même façon. Comme monsieur, je suis d’avis que l’affaire peut devenir grave pour notre adversaire, mais à la condition pourtant qu’elle sera bien menée.

— Je ne sais encore que très incomplètement ce dont il s’agit, fit observer le ministre. Comme je tenais, mon cher Vinet, à avoir votre avis dans la question, afin d’éviter un double emploi, j’ai engagé M. de Trailles à remettre les détails jusqu’au moment où nous serions réunis.

C’était cette fois autoriser Maxime à prendre en main l’exposer de l’affaire, mais Vinet escamota encore cette occasion de parler.

— Voilà, dit-il, ce que m’écrit mon fils Olivier et ce que confirme la lettre de madame la mairesse, dans laquelle, soit dit en passant, vous auriez eu mon cher ministre, un bien excellent député. Un de ces derniers jours de marché, à ce qu’il paraît, le notaire Pigoult, qui reste chargé de toutes les affaires de M. le député dont il a grandement favorisé l’élection, reçut la visite d’une paysanne de Romilly, gros bourg des environs d’Arcis. À entendre le marquis de Sallenauve, récemment retrouvé, il serait le seul rejeton aujourd’hui existant de la famille de Sallenauve, ce qui n’empêcha pas cette femme d’exhiber des papiers parfaitement en règle, desquels il résulte qu’elle aussi est une Sallenauve vivante, très directe, et parente au degré successible de tout ce qui porte ce nom.

— Mais, dit Rastignac, ignorait-elle l’existence du marquis, tout comme le marquis ignorait la sienne ?

— Cela ne résulte pas clairement de ses dires, reprit le procureur-général, mais c’est cette confusion qui me plaît le plus, car vous comprenez qu’entre parents ainsi posés peuvent facilement surgir de grandes difficultés.

— Veuillez continuer, dit le ministre ; avant de tirer des inductions, il faut savoir les faits ; ce qui du reste, vous êtes là pour en savoir quelque chose, ne se pratique pas toujours à la chambre des députés.

— Et cela n’est pas toujours fâcheux pour les ministres, remarqua Maxime en riant.

— Monsieur a raison, dit Vinet, à bon embrouilleur, salut ! Mais, pour en revenir à notre paysanne, ensuite de la déchéance subie par les Sallenauve, tombée dans la misère et dans une condition très inférieure à sa naissance, elle se présenta d’abord en solliciteuse, et il est à croire qu’avec une générosité consentie à propos, on l’eût immédiatement amortie. Mais il est à croire aussi qu’elle ne fut pas fort satisfaite de l’accueil fait à sa requête par maître Achille Pigoult ; car, en sortant de chez lui, elle se rendit sur la place du marché et avec le concours d’un praticien de village dont elle était venue accompagnée, elle se répandit sur le compte de mon bien-aimé collègue de la chambre, en propos fort peu réjouissants pour sa considération : disant, tantôt qu’il n’était pas vrai que le marquis de Sallenauve fût son père, tantôt, qu’il n’était pas vrai qu’il y eût même un marquis de Sallenauve encore existant. Dans tous les cas, sa conclusion était que le Sallenauve de nouvelle date était un sans-cœur, qui méconnaissait ses parents ; mais elle ajoutait qu’elle saurait bien lui faire rendre gorge et qu’avec l’aide de l’habile homme venu lui prêter l’appui de ses conseils, M. le député pouvait être tranquille et qu’on le ferait danser.

— Je ne m’y oppose pas, répondit Rastignac ; mais, à l’appui de ses affirmations, cette femme est sans doute munie de quelques preuves ?

— Voilà justement le côté faible de l’affaire, repartit Vinet ; mais laissez-moi poursuivre. À Arcis, mon cher ministre, le gouvernement a dans le commissaire de police un fonctionnaire aussi dévoué qu’intelligent. En circulant dans les groupes, comme c’est son habitude les jours de marchés, il recueillit quelques-uns de ces méchants propos de la paysanne, et, allant aussitôt sonner à la porte de M. le maire, il demanda à parler, non pas à monsieur, mais à madame de Beauvisage, à laquelle il conta ce qui se passait.

— C’est donc un homme tout à fait nul, demanda Rastignac à Maxime que ce candidat dont vous nous aviez fait bonne bouche ?

— Juste l’homme qu’il vous fallait, répondit M. de Trailles, inepte au dernier point ; aussi n’est-il rien à quoi je ne sois décidé pour réparer cet échec déplorable.

— Madame Beauvisage, reprit Vinet, éprouva aussitôt le besoin de causer avec cette femme à la langue si peu mesurée, et pour se procurer avec elle une entrevue, ce ne fut pas trop mal s’y prendre, que d’ordonner à Groslier, le commissaire de police, d’aller la trouver d’un air menaçant, comme si l’autorité désapprouvait les légèretés qu’elle se permettait sur un membre de la représentation nationale, et de lui intimer de se rendre immédiatement chez M. le maire.

— C’est madame Beauvisage, demanda Rastignac, qui eut l’idée de cette façon de procéder ?

— Oui, positivement, répondit Maxime, c’est une femme très entendue.

— Poussée vivement, continua le procureur général, par la mairesse, qui, pour procéder à l’interrogatoire, avait eu soin de se munir de la présence de son mari, la paysanne fut loin d’être catégorique : la manière dont elle s’était assuré que le député ne pouvait être le fils du marquis, et la certitude que, d’un autre côté, elle prétendait avoir de la non existence de ce dernier, ne furent pas à beaucoup près établies d’une manière triomphante ; des on-dit, des rumeurs vagues, des inductions tirées par le praticien du village, voilà à peu près tout ce qui put être recueilli.

— Alors, fit remarquer le ministre, où tout cela mène-t-il ?

— Absolument à rien, au point de vue du Palais, répondit le procureur-général. Car cette femme serait en mesure d’établir que la reconnaissance du nommé Dorlange est un caprice du marquis de Sallenauve, qu’elle n’aurait pas qualité pour faire un procès en désaveu. Aux termes de l’article 339 du Code civil, un intérêt né et actuel donne seul le droit d’attaquer la reconnaissance d’un enfant naturel ; en d’autres termes, il faut qu’il y ait ouverture de la succession au partage de laquelle l’enfant dont la naissance est contestée, serait admis à se présenter.

— Votre ballon se dégonfle bien ! dit le ministre.

— Que si, au contraire, poursuivit Vinet, exposant toujours, la brave femme prend le parti de contester l’existence du marquis de Sallenauve, d’une part, elle se déshérite, car elle n’aurait certes rien à prétendre dans la fortune d’un homme qui ne serait plus son parent, et d’autre part, c’est au ministère public, et non à elle, qu’il appartient de poursuivre le fait d’une supposition de personne, qu’elle serait apte tout au plus à dénoncer.

— D’où vous concluez ? dit Rastignac, avec cette brièveté de parole qui, pour un parleur trop prolixe, est un avertissement d’être plus concis.

— D’où je conclus que, judiciairement parlant, la paysanne de Romilly ferait, en poursuivant l’un ou l’autre des procès, une spéculation détestable, puisque l’un des deux serait perdu d’emblée par elle, et que, de l’autre, qu’elle ne peut pas même entamer, elle ne tirerait absolument aucun avantage ; mais politiquement parlant, la chose prend un tout autre aspect.

— Voyons-la donc politiquement, dit le ministre, car jusqu’ici je n’entrevois rien.

— D’abord, reprit le procureur-général, vous admettez bien avec moi qu’il est toujours possible de faire un mauvais procès ?

— Parfaitement.

— Je ne crois pas ensuite que vous ayez grand souci de notre plaideuse s’embarquant dans une affaire en désaveu où elle en sera pour ses débours.

— Non, je vous déclare que cela m’est très indifférent.

— Dans tous les cas, vous eussiez été pris pour elle de cette sollicitude, que je vous aurais encore dit de laisser aller les choses. Les Beauvisage s’étant engagés à payer tout ce qui pourra être dépensé, voire même les frais du séjour de la paysanne et de son conseil à Paris.

— Enfin, dit Rastignac, pressant toujours la conclusion, voilà le procès entamé ; qu’en résulte-t-il ?

— Comment ! ce qu’il en résulte ? repartit le procureur-général en s’animant, mais tout ce que vous saurez en faire résulter, si, avant toute plaidoirie, interviennent les commentaires de vos journaux et les insinuations orales de vos amis. Ce qu’il en résulte ? mais une immense déconsidération possible pour notre adversaire, soupçonné de s’être affublé d’un nom qui n’était pas le sien ; ce qu’il en résulte ? mais l’occasion d’une foudroyante interpellation de tribune.

— Dont vous vous chargeriez à votre compte ? demanda Rastignac.

— Ah ! je ne sais pas, il faudrait que l’affaire fût un peu étudiée et qu’on vît la tournure qu’elle prend.

— Pour le moment donc, reprit le ministre, tout se résume à une application telle quelle de la fameuse théorie de Basile sur la calomnie, toujours bonne à remuer parce qu’il en reste quelque chose.

— Calomnie ! calomnie ! répondit le procureur-général, c’est à savoir, et peut-être ne ferait-on que de la bonne médisance. M. de Trailles, ici présent, sait beaucoup mieux que nous comment se sont passées les choses. Il vous dira que, dans tout le pays, la disparition du père aussitôt après la reconnaissance opérée, a été d’un effet déplorable ; que chez tout le monde est restée une vague impression de complications mystérieuses, ayant favorisé l’élection de l’homme qui nous occupe. Vous ne savez pas, mon cher, tout ce qui peut sortir d’un débat judiciaire savamment mijoté, et, dans ma longue et laborieuse carrière d’avocat, j’ai vu en ce genre des miracles. Mais un débat parlementaire, c’est bien une autre affaire. Là, il n’y a plus besoin de preuves, et l’on peut tuer son homme rien qu’avec des probabilités et des affirmations un peu fièrement soutenues.

— Mais voyons pour nous résumer, demanda Rastignac en homme exact et précis, comment entendriez-vous que fût menée l’affaire ?

— D’abord, répondit le procureur-général, je laisserais les Beauvisage, puisque cela leur nuit, faire tous les frais du déplacement de la paysanne et de son conseil et ensuite tous les frais de l’instance.

— Est-ce que je m’y oppose ? dit le ministre ; en ai-je le droit et le moyen ?

— L’affaire, continua Vinet, serait mise aux mains d’un avoué retors et habile, Desroches, par exemple, l’avoué de M. de Trailles. Il saurait donner un peu d’embonpoint à un corps de procès dont vous avez fort justement signalé la maigreur.

— Ce n’est certes pas moi, répliqua le ministre, qui dirai à M. de Trailles, je vous défends d’engager qui bon vous semble à se servir du ministère de votre avoué.

— Il faudrait ensuite un avocat sachant parler comme il faut de la famille, cette chose sainte et sacrée ; qui eût bien l’air de s’indigner à la pensée des menées subreptices par lesquelles on peut essayer de s’introduire furtivement dans sa pieuse enceinte.

— Desroches vous indiquera l’homme qui convient, et ce n’est pas encore le gouvernement qui empêchera jamais un avocat de parler et d’être transporté d’indignation.

— Mais, monsieur le ministre, dit Maxime, que la froideur de Rastignac fit sortir de son rôle jusque-là passif, ne rien empêcher est-il tout le concours qui, dans cette rencontre, puisse être attendu du gouvernement ?

— Vous n’avez pas espéré, je pense, que nous fissions à notre compte le procès ?

— Non, sans doute, mais nous avions dû nous figurer que vous témoigneriez y prendre quelque intérêt.

— Mais comment ? de quelle manière ?

— Que sais-je ? Comme le disait tout à l’heure M. le procureur-général, en le faisant tambouriner dans les journaux subventionnés, en chargeant vos amis d’en colporter la nouvelle, en usant d’une certaine influence que le pouvoir a toujours sur l’esprit des magistrats.

— Grand merci, dit Rastignac ; quand vous voudrez avoir le gouvernement pour complice, il faudra, mon cher Maxime, lui présenter des trames un peu plus solidement ourdies ; sur votre air affairé de ce matin, j’avais cru à quelque chose, et j’ai dérangé notre excellent procureur général, qui sait le cas que je fais de ses conseils et de ses lumières ; mais vraiment, votre combinaison me paraît trop transparente et trop peu serrée pour qu’on n’y voie pas au travers un échec inévitable. Si je n’étais pas marié et que je voulusse épouser mademoiselle Beauvisage, je serais peut-être plus audacieux ; à vous donc de pousser l’affaire comme vous l’entendrez ; je ne dis pas que le gouvernement ne vous suivra pas de ses vœux dans la carrière, mais certainement il n’y descendra pas avec vous.

— Mais voyons, dit Vinet en coupant la parole à Maxime, qui sans doute, eût répliqué avec aigreur, si nous portions l’affaire au criminel ; que la paysanne, à l’instigation des Beauvisage, dénonçât l’homme qui a paru devant le notaire comme un Sallenauve imaginaire : alors le député est complice, et c’est de la cour d’assises qu’il retourne en pareil cas.

— Mais des preuves, encore un coup, demanda Rastignac, en avez-vous l’ombre ?

— Tout à l’heure, vous conveniez vous-même, fit remarquer Maxime, qu’on peut toujours intenter un mauvais procès.

— Au civil oui, mais au criminel, si l’on échoue, le fait est bien autrement grave, et l’on échouerait, car il s’agit de s’inscrire en faux, sans aucune espèce de preuves, contre un acte rédigé par un officier public. Ce serait là de la belle besogne ; même avant le débat public l’affaire se terminerait nécessairement par un arrêt de non-lieu. Nous voudrions faire à notre ennemi un piédestal comme la colonne de Juillet, que nous ne nous y prendrions pas autrement.

— De telle sorte, dit Maxime, que vous ne voyez absolument rien à faire.

— Pour nous, non ; pour vous, mon cher Maxime, qui n’avez pas de caractère officiel, et qui au besoin, le pistolet au poing, sauriez soutenir l’attaque faite au caractère de M. de Sallenauve, rien ne vous empêche de tenter la fortune de ce débat.

— Oui, dit aigrement Maxime, je suis une espèce de condottiere.

— Du tout : vous êtes un homme instinctivement convaincu de faits impossibles à constater judiciairement, et vous ne reculeriez pas devant le jugement de Dieu.

M. de Trailles se leva d’assez mauvaise humeur. Vinet se leva aussi, et donnant la main à Rastignac pour prendre congé :

— Je ne puis nier, lui dit-il, que votre conduite ne soit dictée par une grande prudence, et, à votre place, je ne dis pas que je n’en ferais point tout autant.

— Sans rancune au moins, Maxime, dit le ministre à M. de Trailles, qui le salua avec froideur et dignité.

Quand les deux conspirateurs furent seuls dans l’antichambre :

— Comprenez-vous cette pruderie ? dit Maxime.

— Parfaitement, dit Vinet, et pour un homme d’esprit vous me faites l’effet d’une grande dupe.

— Sans doute, vous faire perdre votre temps et venir perdre le mien pour avoir le plaisir de voir jeter les fondements d’un prix de vertu.

— Ce n’est pas cela ; mais je vous trouve naïf de croire sérieusement au déni de concours dont vous vous indignez.

— Comment ! vous pensez ?…

— Je pense que l’affaire est chanceuse, que, si le complot réussit, le gouvernement en recueillera, les bras croisés, tout le bénéfice ; et que si au contraire le succès nous fait défaut, il aime tout autant ne pas prendre sa part de l’échec. Mais soyez-en sûr, je connais Rastignac : sans avoir l’air de rien et sans se compromettre, il nous aidera peut-être plus utilement que par une connivence déclarée. Rappelez-vous donc ! Est-ce qu’il a eu un seul mot sur la moralité de l’attaque ? est-ce qu’il n’a pas toujours dit : Je ne m’oppose à rien ; je n’ai le droit de rien empêcher ; et au venin de la bête, qu’a-t-il reproché ? de ne pas tuer son homme assez à coup sûr. La vérité est, mon cher monsieur, qu’il y aura du tirage, et que, pour donner une tournure à l’affaire, toute l’habilité de Desroches ne sera pas de trop.

— Vous êtes donc d’avis que je le voie ?

— Comment ! si j’en suis d’avis, mais de ce pas, en me quittant.

— Ne trouveriez-vous pas utile qu’il allât causer de la chose avec vous ?

— Oh ! non ! non ! répondit Vinet, je suis peut-être l’homme qui ferai l’interpellation à la chambre ; Desroches pourrait être vu chez moi, et il ne faut pas m’ôter ma virginité.

Là-dessus il salua Maxime et mit à le quitter un certain empressement sous prétexte d’aller à la chambre savoir ce qui se disait à la salle des conférences.

— Mais moi, dit Maxime, qui courut après lui quand ils se furent séparés, si j’avais quelques conseils à prendre de vous.

— Je pars ce soir pour donner un peu l’œil à mon parquet avant l’ouverture de la session.

— Cependant, cette interpellation, dont vous pourriez être chargé ?

— Eh bien ! moi ou un autre ; je ferai le plus de diligence possible ; mais, vous comprenez, il faut que ma boutique soit en ordre avant de m’absenter pour cinq à six mois au moins.

— Bon voyage donc, monsieur le procureur-général, dit Maxime d’un air ironique et en le saluant définitivement.

Resté seul, M. de Trailles eut quelques minutes de découragement, en croyant s’apercevoir que ces deux Bertrands politiques avaient l’intention de lui faire tirer les marrons du feu. Le procédé de Raslignac surtout lui était sensible, quand il pensait à leur première rencontre chez madame de Restaud, il y avait juste vingt ans. Lui, déjà homme posé, tenant dès ce moment le sceptre de la mode, et Rastignac, pauvre étudiant, ne sachant ni entrer ni sortir, et consigné à la porte de l’élégante maison, aussitôt après sa première visite où il avait trouvé le moyen de commettre deux ou trois incongruités. Et maintenant, Rastignac était pair de France et ministre, et lui Maxime, devenu son agent, était obligé, l’arme au bras, de s’entendre dire que ses guet-apens trop naïfs et qu’il les dressât tout seul, s’il y avait goût !

Mais ce découragement ne fut qu’un éclair.

« Eh bien ! oui, s’écria-t-il, seul, j’entamerai ce procès, où mon instinct me dit qu’il y a quelque chose. Allons donc ! un Dorlange, un homme de rien tenir en échec le comte Maxime de Trailles et se faire un marche-pied de sa défaite ! Dans la vie de ce drôle, il y a trop de cachettes pour que je ne parvienne pas tôt ou tard à en éventer une. ».

— Chez mon avoué, rue de Béthisy, dit-il à son cocher en ouvrant lui-même la portière de sa voiture.

Et quand il fut moelleusement assis sur ses coussins :

— Après cela, ajouta-t-il, si je ne puis parvenir à ruiner la fortune de ce misérable, je m’arrangerai pour qu’il me fasse quelque grave insulte ; j’aurai le choix des armes, je tirerai le premier, plus adroit que le duc de Rhetoré, mon cher insolent, tu peux être tranquille, je te tuerai !

Il est bon de remarquer que M. Maxime de Trailles s’était tout ému, rien qu’à l’idée d’être pris pour un condottière.