Le Comte de Sallenauve/Chapitre 09

La bibliothèque libre.
L. de Potter (tome IIp. 3-75).


IX

Jacques et Jacqueline.


Le soir où Sallenauve, Marie-Gaston et Jacques Bricheteau s’étaient rendus à Saint-Sulpice pour entendre la signora Luigia, cette église était le théâtre d’un incident qui passa presque inaperçu.

Par la porte assez peu fréquentée qui donne sur la rue Palatine, en face la rue Servandoni, entra brusquement un jeune homme à chevelure blonde. Il paraissait à ce point ému et empressé, qu’il ne pensa pas même à ôter de dessus sa tête une casquette en cuir verni dans la forme de celles que portent les étudiants des universités allemandes. Comme il se hâtait de gagner une place où la foule se pressait compacte, il se sentit saisi par le bras, et aussitôt son visage, de rose et animé qu’il était, passa à une pâleur livide ; mais en se retournant, il vit qu’il s’était effrayé de rien. Il n’avait affaire qu’au suisse, qui lui dit d’un ton imposant :

— Est-ce que votre casquette, jeune homme, est clouée sur votre tête ?

— Pardon, monsieur, répondit celui qui venait d’être ainsi interpellé, c’est une distraction !

Et après avoir fait droit à la leçon de politesse divine et humaine qu’il venait de recevoir, il s’enfonça au plus épais de la presse, qu’il traversa d’autorité en se faisant jour des coudes, non sans recueillir quelques rebuffades dont il ne se soucia point. Ainsi parvenu à un espace vide, il se retourna, jeta autour de lui un regard rapide et inquiet ; puis gagnant du côté de la rue Garancière la porte à peu près opposée à celle par laquelle il était entré, il s’élança d’une course rapide et disparut bientôt dans une de ces rues désertes qui avoisinent le marché Saint-Germain.

Quelques secondes après l’irruption de ce singulier dévot, la même porte avait donné accès à un homme portant autour d’un visage violemment couturé un large collier de favoris blancs ; une épaisse chevelure de même couleur, mais tournant au roussâtre, descendait jusque sur ses épaules, et lui donnait un air de vieux conventionnel, ou de Bernardin de Saint-Pierre ayant eu la petite vérole.

L’âge de sa figure et de ses cheveux était largement la soixantaine, mais sa robuste carrure, l’énergique décision de ses mouvements et surtout la pénétrante vivacité d’un regard, qu’aussitôt entré, il darda tout autour de lui, marquaient l’ensemble d’une organisation puissante sur laquelle la marche des années avait eu peu de prise.

Il voulait sans doute rejoindre le jeune blondin, mais il ne commit pas la faute de se jeter après lui dans le gros de la foule groupée autour de l’autel, et dans laquelle il se douta bien que le fugitif avait essayé de se perdre ; faisant en sens inverse, le tour de la nef, il avait toute chance, en parcourant rapidement cette partie beaucoup moins encombrée de l’église, d’arriver aussitôt que son gibier à l’une des issues ; mais, ce qui est advenu à bien d’autres qu’à lui, son trop d’esprit le servit mal. En passant devant un confessionnal, il vit une forme agenouillée qui lui rappela celle après laquelle il était en chasse. Prêtant à autrui une habileté que peut-être, en pareil cas il aurait eue lui-même, il s’imagina que pour lui faire perdre la piste, celui qu’il traquait avait eu l’idée de se présenter ex abrupto au tribunal de la pénitence. Pendant le temps qu’il mit à s’assurer d’une trompeuse identité, qu’un examen plus sérieux ne confirma pas, il avait été distancé ; dès-lors un chasseur habile comme lui ne s’acharna pas à une poursuite inutile ; il comprit que c’était partie remise, et qu’il avait manqué l’occasion.

Il se disposait à quitter l’église lorsqu’après un court prélude de l’orgue, le contralto de la signora Luigia, jetant quelques-unes de ses notes les plus graves, entonna cette magnifique mélodie sur laquelle se chantent les Litanies de la Vierge.

La beauté de la voix, la beauté du chant, la beauté des paroles de l’hymne sacrée que la savante méthode de l’exécutante laissait entendre parfaitement distinctes, parurent faire sur l’inconnu une singulière impression. Loin de persister dans son projet de retraite, il alla se placer à l’ombre d’un pilier près duquel d’abord il resta debout ; mais au moment où s’éteignirent les dernières notes du saint cantique, il avait fini par s’agenouiller, et qui l’eût alors regardé au visage, eût remarqué deux grosses larmes ruisselant le long de ses joues.

La bénédiction donnée, et le plus gros de la foule écoulée :

— Suis-je bête ! dit l’inconnu en se relevant et en essuyant ses yeux.

Sorti par la porte qui lui avait donné accès, il remonta la rue Servandoni, s’arrêta un moment devant une boutique fermée, gagna ensuite la place Saint-Sulpice, monta dans une des voitures de place qui y stationnent et dit au cocher :

— Rue de Provence, mon brave, et lestement : il y a gras.

Arrivé à la maison où il s’était fait conduire, il passait vivement devant le logement du concierge, gagnant, en homme qui désire ne point être aperçu, un escalier de service.

Mais le concierge, qui faisait consciencieusement son métier, sortit sur le pas de sa porte, et lui cria :

— Où va monsieur ?

— Chez madame de Saint-Estève, répondit l’inconnu d’un accent de mauvaise humeur, et, un instant après il sonnait à une porte de dégagement qui lui fut ouverte par un nègre.

— Ma tante est chez elle ? demanda-t-il.

— Oh ! oui, maîtresse à maison ! répondit le nègre en ornant son visage du sourire le plus gracieux qu’il put se procurer et qui le fit ressembler à un singe épluchant des noix.

Conduit par des corridors qui faisaient comprendre la vaste étendue de l’appartement, l’inconnu parvint bientôt à la porte d’un salon qui lui fut ouverte par le nègre ; en même temps celui-ci annonça :

M. Saint-Hestève, comme si l’E eût été précédé d’un H aspiré.

Le salon où l’illustre chef de la police de sûreté venait d’être introduit, était remarquable par la richesse, mais plus encore par l’insigne mauvais goût de tout l’ameublement. Trois femmes de l’âge le plus respectable y étaient assises devant un guéridon, et gravement occupées à une partie de dominos. Trois verres, un bol d’argent mis à sec, et une odeur vineuse, dont l’odorat était désagréablement affecté en entrant dans cette pièce, témoignaient que la religion du double-six n’y était pas le seul culte en honneur.

— Salut, mesdames, dit le grand homme de police en s’asseyant, charmé de vous trouver réunies, car j’ai quelque chose à dire à chacune de vous en particulier.

— On t’écoutera tout à l’heure, dit la Saint-Estève, mais laisse finir la partie, ce ne sera pas long, je joue pour quatre.

— Blanc partout ! dit un des siècles.

— Domino ! s’écria la Saint-Estève, et partie gagnée, vous avez bien quatre points à vous deusse, tous les blancs sont sortis.

Cela dit, elle étendit sa main osseuse pour prendre la cuillère à punch et remplir les verres vides ; mais, ne trouvant rien dans le bol, au lieu de se lever pour aller à une sonnette, elle carillonna de la cuillère sur le vase d’argent.

À ce bruit, accourut le nègre.

— Fais mettre quelque chose là-dedans, lui dit-elle en lui passant le bol, et un verre pour monsieur.

— Merci, je ne prendrai rien, dit Saint-Estève.

— Moi, j’en ai ma suffisance, ajouta une des matrones.

— Et moi, dit l’autre, que les médecins m’ont mise au lait, rapport à ma gastripe.

— Vous êtes tous des poules mouillées, dit la Saint-Estève. Allons, emporte tout ça, ajouta-t-elle en s’adressant au nègre, et surtout que je te prenne à écouter à la porte ; tu te souviens de la raclée !

— Oh ! m’en souviens bien, dit le en riant des épaules, moi à présent, plus roeilles, et il sortit.

— Eh bien ! mon minet, tu as la parole, dit la Saint-Estève à son neveu, après qu’un compte assez orageux eut été terminé entre les trois sorcières.

— Vous, madame Fontaine, dit le chef de la police de sûreté, en se tournant vers une des vénérables, qu’à son air inspiré, à ses cheveux gris en désordre et à sa capote verte, affreusement cabossée, on eût prise pour un bas-bleu en travail d’un article modes, vous vous négligez beaucoup ; vous ne nous adressez plus aucun rapport, et, au contraire, il nous en vient beaucoup sur votre compte. M. le préfet n’a pas déjà grand goût à laisser subsister vos établissements. Je ne vous maintiens qu’à raison des services que vous êtes censée nous rendre, mais, sans faire comme vous, métier de prédire l’avenir, je puis vous certifier que si vous continuez à être aussi maigre de renseignements, votre cabinet de bonne aventure, ne tardera pas à être fermé.

— Voilà ! répondit la pythonisse ; vous m’avez empêché de reprendre l’appartement de mademoiselle Lenormant, rue de Tournon. Qu’est-ce qu’on peut recevoir dans le quartier de la rue Vieille-du-Temple ? de petits employés, des cuisinières, des ouvriers et des grisettes, et vous voulez que j’aille vous ragoter tout ce que j’apprends par ces gens-là ? Fallait me laisser travailler dans le grand, vous en auriez su plus long.

— Madame Fontaine, faut pas dire ça, répondit la Saint-Estève ; journellement je vous envoie de ma clientèle !

— Tiens ! comme je vous envoie de la mienne !

— Et pas plus tard qu’il y a quatre jours, continua l’agente matrimoniale, vous avez eu de ma main la visite d’une Italienne : ce n’est pas une grisette, celle-là, et, logée chez un député qui n’est pas pour le gouvernement, vous pouviez faire un rapport là-dessus. Mais vous n’aimez pas prendre la plume, et depuis que vous vous êtes brouillée avec votre petit courtaud de boutique, de ce qu’il commandait trop de gilets chez son tailleur, l’écriture chez vous ne va plus.

— Il y a une chose surtout, reprit Saint-Estève, dont il est fort souvent question dans les rapports qui me parviennent à votre sujet : c’est cet animal immonde que vous faites figurer dans l’opération du Grand jeu (voir les Comédiens sans le savoir).

— Qui, Astaroth ? demanda madame Fontaine.

— Oui, ce batracien, ce crapaud, puisqu’il faut dire le mot, que vous avez l’air de consulter. Il paraît que dernièrement, une femme enceinte a été émue de son hideux aspect, à ce point…

— Ah ben ! interrompit vivement la devineresse, s’il faut maintenant tirer les cartes tout sec, qu’on me ruine tout de suite, qu’on me guillotine. Parce qu’une bégueule de femme a accouché d’un enfant mort, faut supprimer les crapauds dans la nature ; pourquoi donc alors que le bon Dieu les aurait faits ?

— Ma chère dame, dit Saint-Estève, il y a eu un temps où vous n’auriez pas si fort tenu à cette collaboration. En 1617, un savant, nommé Vanini, fut brûlé à Toulouse rien que parce qu’on trouva chez lui un crapaud dans un bocal.

— Oui ; mais nous sommes dans le siècle des lumières, répondit plaisamment la Fontaine, et la correctionnelle est plus douce que ça.

— Vous, madame Nourrisson, dit le chef de la police de sûreté en s’adressant à l’autre vieille, on se plaint que vous cueillez le fruit trop vert ; quand on a comme vous tenu un établissement, on n’ignore ni les lois, ni les règlements ; au-dessus de vingt et un ans, je m’étonne d’avoir à vous le rappeler, vous devez respecter les mœurs.

Madame Nourrisson avait en effet été sous l’Empire, ce que Parent du Châtelet dans le curieux ouvrage où il a si savamment étudié la hideuse plaie de la prostitution, appelle, par euphémisme, une dame de maison. Plus tard elle avait formé, dans la rue Neuve-Saint-Marc, l’établissement de marchande à la toilette où s’était brassée l’affaire Esther, rappelée par Maxime de Trailles à Desroches et qui avait coûté plus de cinq cent mille francs au banquier Nucingen. Mais dans cette occasion madame Nourrisson s’était effacée derrière madame de Saint-Estève, qui, ayant, sous l’inspiration de Vautrin, la direction de l’œuvre, avait pour un moment, fait de la boutique de la revendeuse le quartier général de ses opérations. Entre gens qui ont des souvenirs de complicité pareille, des façons d’une extrême familiarité se comprennent ; on ne s’étonnera donc pas d’entendre madame Nourrisson répondre à la semonce qui venait de lui être adressée par M. de Saint-Estève :

— Et vous, gros farceur, vous les respectiez les mœurs, quand vers 1809 vous me faisiez confier cette petite Champenoise de dix-sept ans !

— S’il y a une trentaine d’années que cette folie s’est faite en mon nom, répondit l’homme de police, il y a trente ans que je suis sage, car c’est la dernière sottise à laquelle jamais jupon ait pu m’entraîner. Du reste, mes chères dames, vous ferez de mes avis tel usage que vous voudrez. Maintenant, si mal vous arrive, vous ne vous plaindrez point qu’on ne vous ait pas adressé les trois sommations. Quant à toi, petite tante, ce que j’ai à te dire est confidentiel.

Ainsi congédiées, les deux matrones parlèrent de se retirer.

— Voulez-vous qu’on aille vous chercher une citadine ? demanda madame de Saint-Estève à madame Fontaine.

— Non pas, vraiment, répondit la devineresse, je m’en vas à pied, l’exercice m’est recommandé. J’ai dit à madame Jamouillot, mon aide-de-camp, de venir me prendre.

— Et vous, mame Nourrisson ?

— Ah ben ! en voilà une bonne, dit la revendeuse, une citadine pour aller de la rue de Provence à la rue Neuve-Saint-Marc ! Je suis ici en voisine.

La vérité est que madame Nourrisson était venue dans son costume courant : bonnet blanc à rubans jaunes, tour indéfrisable d’un noir de jais, tablier de taffetas et robe d’indienne à fleurs sur un fond gros-bleu, et, comme elle le disait gaîment, il y avait en effet peu de chance que quelqu’un eût l’idée de l’enlever en route.

Préalablement à l’entretien qui allait avoir lieu entre M. de Saint-Estève et sa tante, quelques explications ont leur place ici.

Dans ce sauveur public qui, le soir de l’émeute du 12 mai, était venu offrir ses services à Rastignac, il n’est pas un lecteur qui n’ait reconnu le célèbre Jacques Collin dit Vautrin, l’une des figures les plus connues et les plus chaudement esquissées de la Comédie humaine.

Un peu avant la révolution de 1830, frappé dans une de ses affections, ce héros du bagne ne s’était plus senti le courage de continuer la lutte que, depuis vingt-cinq ans, il soutenait contre la société, et il était venu faire, entre les mains du procureur-général de Granville, une soumission dont les circonstances assez dramatiques ont été racontées dans la courte étude qui a pour titre : La dernière incarnation de Vautrin.

Depuis cette époque, investi des fonctions de chef de la police de sûreté, sous le nom de M. de Saint-Estève, il avait succédé au célèbre Bibi-Lupin, et, devenu la terreur des hommes autrefois ses complices, il s’était fait, par l’ardente répression dont il les harcelait, une renommée d’habileté et d’énergie à laquelle on ne trouverait rien de comparable dans les fastes de la police judiciaire.

Mais ainsi qu’il l’avait expliqué à son ancien ami, le colonel Franchessini, il avait fini par se lasser de cette chasse aux voleurs où, comme les joueurs trop expérimentés, faute d’imprévu et de chances dans la lutte, il en était venu à ne plus trouver aucun intérêt.

Pendant quelques années, la patience de son métier lui avait encore été continuée par la multiplicité des agressions et des guet-apens que ses anciens amis du bagne, furieux de ce qu’ils appelaient sa trahison, s’étaient étudiés à diriger contre sa personne. Mais, découragés par son adresse et par le bonheur de son étoile, qui constamment l’avaient dérobé à la dangereuse atteinte de ces conspirations, ses adversaires avaient fini par désarmer, dès-lors, toute saveur ayant pour lui disparu de ses fonctions, il avait pensé à changer de milieu, et à transporter dans la sphère politique ses merveilleux instincts d’espionnage et sa puissante activité.

Le colonel Franchessini n’avait pas manqué de le revoir à la suite de sa visite chez Rastignac, et l’ancien pensionnaire de la maison Vauquer n’était pas homme à méconnaître la valeur des aperçus qu’avait eus le ministre, touchant le luxe d’honnêteté bourgeoise, sous lequel il s’étudiait à ensevelir les compromettants souvenirs qui pesaient sur sa vie.

— Eh ! eh ! avait-il dit, l’élève aurait donc dépassé le maître ? Ses conseils, assurément, méritent considération. J’y penserai.

Il y avait pensé en effet, et c’est sous l’influence d’une assez longue méditation dans laquelle il avait compendieusement examiné le plan qui lui avait été transmis, que nous venons de le voir arriver chez sa tante Jacqueline Collin, autrement dit : madame de Saint-Estève, nom de guerre porté en commun, et qui servant au redoutable couple à masquer son passé, laissait néanmoins subsister l’idée de la proche parenté par laquelle il était uni.

Activement mêlée à beaucoup des entreprises de son neveu, Jacqueline Collin avait eu en propre une vie passablement aventureuse, et lors d’un des nombreux démêlés de Vautrin avec la justice, un jour, sur des notes de police que tout devait faire considérer comme exactes, un juge d’instruction lui avait ainsi résumé les antécédents assez peu édifiants de sa très honorée tante.

« C’est, à ce qu’il paraît, avait dit le magistrat, une très habile recéleuse, car on n’a pas de preuves contre elle. Après la mort de Marat, dont elle aurait été la maîtresse, elle aurait appartenu à un chimiste condamné à mort en l’an VIII (1799) pour crime de fausse monnaie. Elle a paru comme témoin lors du procès. Dans cette intimité, elle aurait acquis de dangereuses connaissances en toxicologie. Elle a été marchande à la toilette de l’an IX à 1805. Elle a subi deux ans de prison, en 1807 et 1808, pour avoir livré des mineures à la débauche. Vous étiez alors, vous, Jacques Collin, poursuivi pour crime de faux, vous aviez quitté la maison de banque où votre tante vous avait placé comme commis, grâce à l’éducation que vous aviez reçue, et aux protections dont elle jouissait auprès des personnages à la dépravation desquels elle fournissait des victimes. »

Depuis l’époque où cette vertueuse biographie était mise sous les yeux de son neveu, Jacqueline Collin, sans plus jamais retomber aux mains de la vindicte publique, avait encore grossi ses états de service, et au moment où Vautrin avait abdiqué, elle n’avait pas revêtu une robe d’innocence à beaucoup près aussi immaculée. Mais, arrivée comme lui à une grande aisance, elle avait choisi ses affaires, n’avait plus côtoyé qu’à distance respectueuse le Code pénal et sous la devanture d’une industrie à peu près avouable elle avait abrité les pratiques plus ou moins souterraines auxquelles elle continuait de consacrer une intelligence et une activité vraiment infernales.

Desroches, déjà, nous, a appris que le cabinet plus ou moins matrimonial dont s’était avisée madame de Saint-Estève, était établi rue de Provence, et nous devons ajouter que, comprise sur une grande échelle, cette agence occupait tout le premier étage d’un de ces vastes immeubles qu’à Paris les entrepreneurs font sortir de dessous terre comme par enchantement.

À peine achevées à crédit, ces maisons sont garnies à tout prix de locataires tels quels, en vue de trouver des acquéreurs auxquels on les revende ; si l’on met la main sur une dupe, on fait ce qui s’appelle un gros coup ; si, au contraire, l’acheteur est de dure composition, on se contente de faire rentrer l’argent dépensé, avec quelques mille francs de bénéfice, à moins, toutefois, que, dans le cours de la construction, la spéculation ne vienne à se compliquer d’une de ces faillites qui, dans l’industrie du bâtiment, sont une des péripéties les plus courantes et les plus prévues.

Des lorettes, des agents d’affaires, des compagnies d’assurance mortes-nées, des journaux destinés à périr à la fleur de l’âge, des administrations de chemins de fer impossibles, des comptoirs d’escompte où l’on emprunte au lieu de prêter ; des offices de publicité arrivant à peine pour eux-mêmes à la publicité dont ils font marchandise, en un mot, toute espèce de commerce et entreprise problématiques, forment la population provisoire de ces républiques. Bâties à l’effet, peu importe qu’au bout de quelques mois, par suite des tassements qui s’opposent au jeu des fenêtres, des fentes qui désassemblent les panneaux des portes, des écartements survenus dans les joints des parquets, des infiltrations auxquelles donnent lieu les fosses d’aisances et les conduites d’eaux pluviales et ménagères, ces palais de carton soient à peu près devenus inhabitables, cela regarde l’acquéreur, qui, une fois les réparations faites, a la liberté de mieux choisir ses locataires et d’élever le prix des loyers.

Entrée en possession de son appartement avant cette période de décadence, madame de Saint-Estève s’était donc, à très bon marché, procuré une installation confortable, et de beaux résultats, sans parler du bénéfice d’autres affaires occultes, n’avaient pas tardé à couronner les efforts de son habile administration.

Presque inutile de dire que, trouvant au-dessous d’elle et laissant à ses concurrentes le charlatanisme des annonces, madame de Saint-Estève ne faisait jamais parler de son cabinet à la quatrième page des journaux. Ce dédain, qui, attendu les sombres obscurités de son passé, était d’une assez bonne prudence, l’avait conduite à la découverte de quelques procédés ingénieux par lesquels, d’une façon moins vulgaire, elle attirait l’attention sur sa maison.

En province et même à l’étranger elle avait des commis voyageurs intelligents, qui répandaient avec discrétion un prospectus rédigé par Gaudissart, l’un des plus remarquables puffistes des temps modernes. Le but apparent de ce prospectus était d’offrir les services d’une agence exclusivement commerciale qui, moyennant une remise très modérée, se chargeait, à Paris, de la composition et de l’achat des corbeilles de mariage appropriées à toutes les dots et à toutes les fortunes. C’était seulement dans un humble nota benè, après un tableau estimatif du prix des objets qui entraient dans la formation des corbeilles, divisées en première, deuxième, troisième et quatrième classes, à peu près comme les services des pompes funèbres, que madame de Saint-Estève indiquait comme « pouvant, en raison de ses hautes relations dans la société, faciliter, entre les personnes à marier, les occasions de se rencontrer. »

À Paris, madame de Saint-Estève se chargeait elle-même de parler à la duperie publique, et ses combinaisons n’étaient pas moins adroites que variées.

Au moyen d’un marché passé avec un loueur de remises, elle avait presque tous les jours deux ou trois voitures de bonne apparence, stationnant pendant plusieurs heures à sa porte. D’autre part, dans son salon d’attente, élégamment vêtus et ayant l’air de s’impatienter, de prétendus clients des deux sexes se relayaient de manière à faire croire à une presse incessante, et l’on peut se figurer si, dans les conversations de ces affidés de la maison, qui n’avaient point l’air de se connaître, les vertus et la haute capacité de madame de Saint-Estève étaient convenablement exaltées.

Par quelques libéralités faites aux pauvres et à l’œuvre de Notre-Dame-de-Lorette, sa paroisse, l’adroite industrielle se procurait aussi la visite de quelques ecclésiastiques qui lui servaient à cautionner en même temps et sa moralité et l’importance de ses ramifications matrimoniales.

Une autre de ses habiletés, c’était de se faire régulièrement fournir par les dames de la halle la liste de tous les mariages élégants qui se célébraient dans Paris, et, comme si elle eût été invitée, de paraître à la bénédiction nuptiale en riche toilette, avec une voiture et des gens, de manière à laisser supposer qu’elle n’était pas tout à fait étrangère à l’union qu’elle venait honorer de sa présence.

Un jour pourtant, une famille peu endurante ne s’était pas arrangée de l’idée de lui servir de prospectus et lui avait fait une rude avanie ; elle était donc devenue très réservée sur l’emploi de ce moyen, auquel elle avait substitué l’idée d’un compérage plus volontaire et beaucoup moins dangereux.

Connaissant de vieille date madame Fontaine, car entre toutes ces industries apocryphes il y a une naturelle affinité, elle lui avait proposé une sorte d’assurance mutuelle pour l’exploitation de la crédulité parisienne, et entre les deux sibylles, voici la façon dont les choses se passaient :

Sur dix fois que les femmes se font faire les cartes, huit fois au moins, la question mariage est derrière leur curiosité. Lors donc que la devineresse, selon la formule consacrée, annonçait à l’une de ses clientes qu’elle serait prochainement recherchée par un blond ou par un brun, elle avait soin d’ajouter : « mais cette union ne pourra réussir que par l’intermédiaire de madame Saint-Estève, une femme très riche et très respectable, logée Chaussée-d’Antin, rue de Provence, et qui a le goût à faire des mariages ; » et, de son côté, quand madame de Saint-Estève mettait en avant un parti, pour peu qu’elle entrevît d’ouverture au succès de cette insinuation : « Du reste, ne manquait-elle pas de dire : consultez sur l’avenir de cette affaire la célèbre madame Fontaine, rue Vieille-du-Temple : sa réputation pour les cartes est européenne, jamais elle ne se trompe ; et si elle vous dit que j’ai eu la main heureuse, vous pourrez conclure en toute sûreté. »

On comprendra facilement que d’une femme si pleine de ressources, le Numa de la Petite-Rue-Sainte-Anne eût fait son Égérie. Rastignac n’avait pas été informé d’une manière tout à fait exacte quand on lui avait représenté la tante et le neveu faisant ménage commun ; mais ce qui était vrai, c’est que Vautrin, quand ses occupations le lui permettaient, ne passait presque pas un jour sans venir, en s’entourant du plus de secret qui lui était possible, visiter sa respectable parente. Depuis des années, pour peu que, dans sa vie, se remuât quelqu’intérêt sérieux, Jacqueline Collin y était pour le conseil et souvent aussi pour le coup de main.

— Ma pauvre mère, dit Vautrin en entamant l’entretien en vue duquel il était venu, j’ai tant de choses à te dire que je ne sais par où commencer.

— Je le crois bien ; depuis tantôt huit jours que l’on ne t’a vu.

— D’abord, il est bon que tu le saches, tout à l’heure, j’ai manqué faire un coup superbe.

— Dans quel genre ? demanda Jacqueline Collin.

— Dans le genre de mon affreux métier ; mais cette fois la prise en valait la peine : tu te rappelles ce petit graveur prussien pour lequel je t’ai envoyée à Berlin !

— Qui a contrefait, dit la Saint-Estève en complétant le renseignement, d’une façon si mirobolante, les billets de la Banque de Vienne ?

— Eh bien ! il n’y a pas une heure, rue Servandoni, où j’avais été voir un de mes agents qui est malade, passant devant la boutique d’une fruitière, je crois reconnaître mon homme occupé à se faire servir un morceau de fromage de Brie qu’on lui enveloppait dans du papier.

— Il paraîtrait, remarqua Jacqueline, que de connaître si bien les banques ne l’a pas enrichi.

— Mon premier instinct, continua Vautrin, fut de m’élancer dans la boutique dont la porte était fermée, et de mettre la main sur le collet de mon drôle, mais n’ayant pas vu sa figure à fond, je craignis de commettre quelque méprise. Lui, à ce qu’il paraît, avait l’œil au guet ; il s’aperçoit que quelqu’un le surveille à travers le vitrage, et zest, il s’élance dans l’arrière-boutique de la fruitière où je le perds de vue.

— Voilà, mon vieux, ce que c’est que de porter ces cheveux longs et ce collier de barbe, le gibier te flaire à cent pas.

— Mais tu sais bien que cette affectation à me rendre ainsi reconnaissable est ce qui fait le plus d’effet parmi mes pratiques : « Faut qu’il soit joliment sûr de ses coups, se disent-elles toutes, pour dédaigner les ruses de costumes ! » rien n’a autant servi à me populariser.

— Enfin, dit Jacqueline, voilà ton homme dans l’arrière-boutique ?

— Rapidement, continua Vautrin, je dresse un état des lieux ; la boutique faisant partie d’une maison à allée, au fond de l’allée, dont la porte est ouverte, une petite cour, sur laquelle l’arrière-boutique doit avoir une sortie : donc, à moins que mon gaillard ne demeure dans la maison, je garde toutes les issues. Un quart d’heure environ se passe ; c’est long, quand on attend. J’avais beau regarder chez la fruitière, aucune espèce d’indice. Trois personnes étaient entrées, elle les avait servies sans avoir l’air de se douter qu’il y eût au dehors une surveillance, pas un coup d’œil jeté de côté, pas la moindre allure suspecte : « Allons, avais-je fini par me dire, il doit être locataire de la maison ; sans cela, sa sortie par la porte de la cour aurait plus ému cette femme. » Je me décide donc à entrer, pour prendre des renseignements. Pouh ! à peine ai-je dépassé le seuil de la porte, j’entends dans la rue le bruit de l’oiseau qui s’envole.

— Tu t’étais trop pressé, mon chéri, dit la Saint-Estève, et pourtant tu me le disais un jour : la police, c’est la patience.

— Sans demander mon reste de renseignements, continue Vautrin, je m’élance à sa poursuite. Juste en face la rue Servandoni, qui est le nom de l’architecte par lequel a été bâti Saint-Sulpice, cette église a une porte ; elle était ouverte à cause de l’office du Mois de Marie qui s’y dit tous les soirs. Mon gibier, ayant sur moi de l’avance, se précipite par cette porte et se perd si bien dans la foule, qu’en entrant après lui je ne l’aperçois plus.

— Eh bien ! dit la Saint-Estève, je ne suis pas fâchée que le petit t’ait fait le poil ; moi je m’intéresse toujours un peu aux faux monnayeurs ; c’est un joli crime, propre, pas de sang versé, pas de tort fait à personne, qu’à ces pleutres du gouvernement.

— Et une maison de banque de Francfort dont ses faux billets ont entraîné la ruine !

— Tu diras ce que tu voudras, j’aime mieux ça que ton Lucien de Rubempré qui ne faisait que nous dévorer, tandis que si tu avais eu sous ta coupe un travailleur pareil dans notre bon temps !

— Malgré ton admiration pour lui, tu n’en iras pas moins demain te renseigner adroitement chez la fruitière, qui doit le connaître, puisqu’elle a favorisé son évasion. Quand je suis retourné à la boutique, j’ai trouvé volets et porte clos. J’avais perdu mon temps dans l’église.

— À écouter une chanteuse, je parie, dit la Saint-Estève.

— Oui ; comment sais-tu cela ?

— Parbleu, tout Paris court l’entendre, répondit Jacqueline Collin, et puis, moi, dans mon petit particulier, je la connais.

— Comment ! cette voix qui m’a tant ému, par laquelle, rajeuni de cinquante ans, j’ai été reporté au jour de ma première communion chez ces bons Pères de l’Oratoire, où j’ai été élevé ; cette femme qui m’a fait pleurer et m’a transformé pendant cinq minutes en un saint homme, tu l’aurais sur tes tablettes ?

— Oui, dit négligemment la Saint-Estève, j’ai quelque chose d’entamé avec elle : je m’occupe de la faire entrer au théâtre.

— Ah çà ! tu vas aussi prendre une agence dramatique ! tu n’as pas assez de tes mariages ?

— Voilà, mon chat, en deux mots la chose. C’est une Italienne, belle comme le jour, venue de Rome à Paris avec un imbécile de sculpteur dont elle est folle sans qu’il s’en doute ; et ce Joseph en éprouve si peu pour elle que, l’ayant eue sous les yeux, posant pour une de ses statues, il est encore à lui adresser une galanterie.

— C’est un homme qui doit aller loin dans son art, remarqua Jacques Collin, avec ce mépris de la femme et cette force de caractère.

— À preuve, répondit Jacqueline, qu’il vient de le quitter, son art, pour se faire nommer député ; c’est de lui que je disais tout à l’heure à la Fontaine qu’elle aurait pu t’écrire quelque chose. J’avais envoyé chez elle mon étrangère à laquelle elle a fait les cartes sur cet amoureux transi.

— Mais toi, comment l’avais-tu connue ?

— Par le vieux Ronquerolle. Allant un jour chez le sculpteur pour affaire d’un duel dont il était témoin, il a vu ce trésor de femme et en est devenu tout Nucingen.

— Alors, tu t’es chargée de la négociation.

— Comme tu dis : il y a déjà plus d’un mois que le pauvre homme perdait ses peines. Moi, ayant pris l’affaire en main je me renseigne, j’apprends que la belle est de la confrérie de la Vierge, là-dessus, je me présente chez elle en dame de charité ; et, vois un peu si, en commençant, j’ai de la chance ? Le sculpteur était absent de Paris pour se faire nommer député.

— Je ne suis pas en peine de toi ; mais, cependant, une dame de charité qui se charge d’un engagement dramatique ?

— Au bout de deux visites, continua la Saint-Estève, je lui soutire toutes ses petites confidences ; qu’elle n’y peut plus tenir avec ce marbre d’homme, qu’elle ne veut rien lui devoir, et, qu’ayant étudié pour la scène, si elle avait moyen d’avoir un engagement, elle quitterait aussitôt sa maison. Alors, un jour, j’arrive tout essoufflée lui disant qu’un homme de mes amis, un grand seigneur respectable par ses vertus et par son âge et auquel j’ai parlé d’elle, se chargeait de la faire entrer au théâtre et je lui demande la permission de le lui amener.

— C’était l’ordre et la marche, dit Jacques Collin.

— Oui, mais elle, défiante en diable, et pas aussi décidée qu’elle le dit à quitter son sculpteur, de me promener de jour en jour, si bien que, pour la faire avancer, j’ai dû lui insinuer d’aller consulter la Fontaine, à quoi d’ailleurs elle avait assez d’instinct ; mais, malgré les cartes, elle est toujours en garde, et les affaires se gâtent parce qu’elle a vu son Chinois qui est revenu et nommé. Il n’y a pas à dire : il faut maintenant marcher avec précaution ; s’il allait trouver mauvais qu’on lui détourne une femme dont il va peut-être vouloir dès qu’il saura qu’elle ne veut plus de lui, on aurait affaire à forte partie ; et ce n’est pas ce vieil égoïste de Ronquerolles qui n’est, d’ailleurs, que pair de France, avec lequel on serait bien garantie, contre les poursuites d’un député.

— Ce vieux débauché de Ronquerolles, dit Jacques Collin, n’est pas ce qui convient à ta protégée ; elle est sage, il faut la laisser sage ; je sais, moi, un homme vraiment respectable, qui la fera entrer au théâtre en tout bien tout honneur, et qui sans arrière-pensée, lui assurera un sort magnifique.

— Tu connais, toi, de ces phénomènes ; je ne serais pas fâchée de savoir leurs adresses, j’irais mettre ma carte chez eux.

— Eh bien ! petite rue Sainte-Anne, près le quai des Orfèvres : là tu trouveras quelqu’un avec lequel la connaissance est déjà toute faite.

Planches-tu ? (te moques-tu ?) s’écria la Saint-Estève auquel son étonnement donna une rechute de l’argot des voleurs qu’elle parlait autrefois couramment.

— Non, je parle sérieusement : cette femme m’a ému, elle m’intéresse, et puis j’ai une autre raison.

Vautrin raconta alors sa démarche auprès de Rastignac, l’intervention du colonel Franchessini, la réponse du ministre et sa théorie transcendante sur le reclassement social.

— Voyez-vous ce petit masque, qui s’avise de nous en remontrer ! s’écria Jacqueline Collin.

— Il est dans le vrai, répondit Vautrin ; la femme seule nous manquait, et tu me la fournis.

— Oui, mais ça coûtera les yeux de la tête.

— Pour qui notre fortune ? nous n’avons pas d’héritiers ; tu n’éprouves pas, je pense, le besoin de fonder un hôpital ou des prix de vertu ?

— Pas si gnole, répondit la Saint-Estève ; d’ailleurs tu le sais bien, mon Jacques, avec toi je n’ai jamais compté ; seulement, je m’avise d’une difficulté ; cette femme est fière comme une Romaine qu’elle est, et tes damnées fonctions !…

— Tu le vois bien, dit vivement Jacques Collin, il faut à tout prix échapper à une existence où l’on peut entrevoir des avanies pareilles. Sois tranquille pourtant, je suis en mesure de détourner celle dont tu t’avises. Pour mon métier je suis autorisé à faire toute espèce de personnages, et tu t’en souviens, je suis un comédien passable. Demain, je puis mettre à ma boutonnière un arc-en-ciel de décorations, m’installer dans un hôtel sous tel nom aristocratique qu’il me plaira forger ; pour la police, les franchises du carnaval durent toute l’année. J’y ai déjà pensé. Je sais l’homme que je veux être. Tu peux annoncer à l’enfant que le comte Halphertius, grand-seigneur suédois, fou de musique et de philanthropie, s’intéresse à son sort, et, de fait, je lui monte une maison ; je lui tiens rigoureusement le marché de vertueux désintéressement que tu lui cautionnes ; enfin, je deviens son protecteur déclaré. Quant à l’engagement qu’elle désire, et que je lui veux aussi, car, pour mes projets d’avenir, il me la faut resplendissante et lumineuse, nous ne serions ni Jacques ni Jacqueline, si, avec son talent, de l’or et de la volonté, nous ne parvenions pas à le lui procurer.

— Maintenant, savoir si Rastignac trouvera que tu as tenu la gageure : c’est M. de Saint-Estève, le chef de la police de sûreté, qu’il te disait de rebadigeonner.

— Eh non ! ma vieille, il n’y a plus de Saint-Estève, plus de Jacques Collin, plus de Vautrin, plus de Trompe-la-Mort, plus de Carlos Herrera, il y a une intelligence forte, puissante, énergique, qui offre son concours au gouvernement : je la fais arriver du Nord, la baptise d’un nom de seigneur étranger, et, par là ne suis que plus vraisemblable pour les fonctions de police politique et diplomatique auxquelles je prétends me vouer.

— Tu vas ! tu vas ! c’est à merveille ; mais il faut d’abord mettre la main sur ce bijou qui doit te mettre en relief, et nous ne le tenons pas.

— Ce n’est pas là une difficulté ; je t’ai vue à l’œuvre, et, quand tu veux, tu peux.

— On travaillera, dit modestement Jacqueline Collin ; viens toujours me voir demain soir, peut-être nous aurons marché.

— Et tu n’oublies pas, en attendant, dit Vautrin, la fruitière de la rue Servandoni, no 12 où tu dois prendre des renseignements. Cette capture, qui intéresse un gouvernement étranger, aurait un parfum politique qui fera bien pour le but où je veux arriver.

— De la fruitière, je t’en rendrai bon compte, répondit la Saint-Estève ; mais, pour l’autre affaire, elle est plus délicate ; ne nous avisons pas de rien brusquer.

— Carte blanche ! répondit Vautrin ; jamais je ne t’ai trouvée au-dessous d’aucune mission, tant difficile fût-elle ; ainsi donc bonsoir et à demain.